XVI

- Comment s'appelle ton papa ?

- Henri et le tien ?

- Il s'appelle Jacques. C'est le plus gentil papa du monde.

- Ça, je ne sais pas, répliqua Grégoire songeur.

- Et ton oncle ? Il est gentil ?

- Non.

- Tu ne me dis pas pourquoi ?

- Si tu insistes...

- J'aime bien connaître mes amis.

- Mon oncle boit.

- C'est un péché de boire ? S'inquiéta immédiatement Marie.

- Je crois que c'est un grand péché, annonça le garçon d'un ton solennel.

- Alors, Grégoire... Il faut que je te dise quelque chose, murmura timidement la fillette. Moi aussi, je bois.

- Tu bois ?

- Oui. C'est grave ?

- Tu bois... De l'alcool ?

- Ah non ! De l'eau.

Et Grégoire éclata de rire avant de lui expliquer la nuance. La petite fille rit à son tour et sourit de cette complicité qui lui était dévoilé. Mais quand ce joyeux interlude fut terminé, elle reprit gravement :

- Pourquoi il boit ?

- Je ne sais pas. Parce qu'il aime bien être méchant, peut-être. C'est pour cela que je suis parti : je n'aime pas les méchants.

- Ah. Regarde, un autre village. Je suis fatiguée, Grégoire. Et j'ai faim.

- Je sais comment faire pour gagner de l'argent.

L'enfant vint au milieu de la place. On était au soir, aussi il y avait quelques personnes. Marie le regardait avec curiosité. Il lui sourit et lui dit en faisant le geste du doigt de tourner :

- Danse, je vais chanter. Les gens aiment bien et me donnent souvent de l'argent.

- C'est vrai ? Oh ! Chante, chante, chante !

Et Grégoire chanta. Et Marie dansa. Ils fermaient les yeux, ce qui les aidait à se transporter dans un monde incroyable, rose, doré, immaculé. Adieu la guerre, adieu la faim, la soif et adieu les brusqueries d'un pauvre et malheureux ivrogne, adieu la terrible attente d'un père qui ne revient jamais. Et vive la musique ! Doucement, lentement, joliment, vivement... Les sons s'envolaient haut pour aider les deux artistes à rejoindre un Paradis. Ils transportaient la place dans le pays des sentiments et les faisaient pleurer et les faisaient rire. C'était magique, cette voix, cette danse... On s'arrêtait pour écouter et on ne partait plus, hypnotisé.

Quand Grégoire reposa doucement, comme une brise, la dernière note et que Marie cessa ses rondes folles et ses voltes endiablées, le tonnerre d'applaudissement dut se faire précéder d'un silence ému. Deux enfants confiants en l'avenir, naïfs et talentueux jetés sur les routes... Qui a dit que cela se terminerait mal ?

Ce soir-là, les enfants firent un festin et vinrent dormir dans de confortables lits à l'auberge, comme deux grands adultes. La vie de bohème est quelquefois une vie de rêve. Et le Mal n'osait encore touché de plein fouet ces deux anges innocents. Pas encore. Mais bientôt, oh ! Si bientôt !

Et tandis que ces deux petits artistes glissaient dans les bras de Morphée, un envoyé de Jean, ce sinistre bourgeois, arrivait au village, épuisé.

- Tavernier ! Un verre et un renseignement, s'il vous plaît.

L'aubergiste s'approcha curieusement.

- Est-ce qu'un voyageur, particulièrement ivrogne, est passé aujourd'hui ou hier ? Ou avant-hier ?

- D'ivrogne, non. Pourquoi cela ?

- Il était accompagné d'un gosse d'une dizaine d'années. Qui chante.

- Qui chante ? Avec l'ivrogne ? Pas avec l'ivrogne, mais il y a deux petits artistes, diablement doués au passage, qui sont arrivés ce soir. Le village leur a fait fête car ils nous ont donné un spectacle digne de ceux qu'a dû donner Louis XVI à Versailles avant que...

- Donc il y a un gamin qui chante ici ? Avec qui ?

- Une fillette de dix ans, comme lui, qui danse. Pourquoi ?

- Ce sont des ennemis de la Nation.

- Vous voulez rire ! Éclata le tavernier.

- Absolument pas. Le gosse a dérobé des informations classées top secret.

- Mais que voulez-vous qu'il en fasse ?

- J'en sais rien, mais je veux le voir.

Le voyageur se leva à ses mots et étendit sa grande taille.

- Et si ce n'était pas lui ? Répliqua son interlocuteur.

- Où dort-il ? Il est ici ?

Mais la femme de l'aubergiste écoutait à la porte et comprit le danger qui guettait Grégoire et Marie. Elle monta rapidement à l'étage où se trouvait les chambres et frappa à celle des deux enfants qui se réveillèrent en sursaut.

- Venez, souffla-t-elle. Il y a un homme en bas qui te recherche, Grégoire. Il veut t'emmener loin d'ici.

- Moi, je ne veux pas aller loin d'ici. Je veux retrouver papa, répliqua l'enfant en se levant et saisissant son baluchon.

Marie vint lui prendre la main et le guida vers la sortie de la pièce. La femme les conduisit vers un escalier qui passait à l'extérieur, derrière la maison et les prit chacun par une main.

- Je vais vous conduire chez une amie. Une dame très gentille qui prendra bien soin de vous. Et demain, vous repartirez bien sagement. D'ailleurs, où sont vos parents ?

- Avec Charette, s'écrièrent-ils en cœur.

- C'est bien. Mais ils vous ont abandonnés ?

- Non, mais mon oncle est méchant, expliqua le premier.

- Et mon papa me manque, dit la deuxième.

- Moi aussi.

La femme sourit, attendrie, avant de frapper chez son amie. Minuit venait tout juste de sonner et les enfants sentaient leurs paupières lourdes comme le poids de deux grosses pierres. Ils ne tardèrent pas à s'endormir sur une petite paillasse qui sentait bon.

Alors, la femme de l'aubergiste entra dans la grande salle de son établissement et s'immisça dans la conversation :

- Qu'est-ce que vous voulez, mon brave ?

- Je suis en mission pour la République, mais votre maudit mari m'empêchent de faire mon affaire.

- Allons, ne jurez pas je vous prie. Sinon je vais perdre ma bonne humeur. Je vais vous conduire, moi. Ils dorment à l'étage, venez donc.

L'homme eut un sourire mauvais et suivit la brave dame. Elle le fit entrer dans la petite chambre où avaient dormi les enfants. Il se précipita vers le lit où des draps bombés suggéraient la forme de corps. Au moment où il soulevait les couvertures, la femme de l'aubergiste claqua la porte et fit tourner la clé. Le voyageur comprit qu'on s'était joué de lui et s'écria :

- Vous jouez avec le feu, ma bonne dame ! Parce que quand je sortirai, j'aurai ces gamins et leur peau ! Et la vôtre aussi par-dessus le marché !

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