XIV
- Attends là, gamin. Je ne peux plus...
L'oncle et son neveu était parvenu à un petit village et l'ivrogne avait immédiatement louché sur la taverne avec un air de détresse pitoyable.
- Nous n'avons plus beaucoup d'argent...
- Ne t'inquiète pas pour ça, Grégoire. Il y a toujours une brave âme pour avoir pitié des pauvres malheureux comme moi.
- Vous êtes sûr ?
Mais Jo ne l'écouta pas et entra d'un pas hâtif dans le lugubre établissement. Il sentait bien au fond de lui que ce n'était pas bien mais l'adiction se faisait plus forte. Il n'avait rien bu depuis deux jours, un record chez lui ! Il pouvait bien se permettre une petite récompense...
Grégoire repensa à tous les efforts qu'il avait fait ces deux derniers jours et se dit qu'après tout ce n'était peut-être pas si mal. Mais enfin, l'alcool le dégoûtait.
On était presque au soir. Quelques personnes s'étaient rassemblées sur la place du village pour discuter et veiller ensemble. Il paraissait qu'il y ait un aniversaire. Grégoire s'avança, les yeux brillants et commença :
- Ma mère qui m'a nourrie n'a jamais connu mon nom. Ohé !
Quelques personnes se retournèrent avec surprise et lui sourirent.
- Ma mère qui m'a nourri n'a jamais connu mon nom. Ohé !
Une petite fille s'avança aussi, blonde et jolie. Elle avait une grande jupe colorée qu'elle aimait faire tourner.
- On m'appelle... On m'appelle... On m'appelle Fleur d'Épine, Fleur de Rose c'est mon nom. Tralalala...
La petite fille se mit à danser en tapant dans ses mains gaiement. Elle riait, comme Grégoire. Et on fit cercle autour des deux enfants pour les admirer.
- Fleur d'Épine, Fleur de Rose c'est un nom qui coûte cher ! Ohé ! Fleur d'Épine, Fleur de Rose c'est un nom qui coûte cher. Ohé ! Car il coûte, car il coûte...
Et les yeux de Grégoire s'accrochèrent aux mouvements de la fillette, émerveillé. Pardi ! Ce qu'elle dansait bien ! Elle tournait vite et gracieusement. Elle effectuait des petits sauts esthétiques qui impressionnait le garçon. Elle jouait avec sa large jupe pour augmenter l'effet de mouvement. Impressionnant !
- Car il coûte la moitié de la valeur de cent écus, tralala...
De temps en temps, elle courbait brusquement son corps ou l'arquait pour effectuer quelques belles figures. Ces gestes lui donnaient un caractère féérique et surnaturel. Un autre ange, descendu du ciel. Et elle dansait. Et elle battait des mains. Grégoire chantait, hypnotisé par la fillette.
- Qu'est-ce que c'est que cent écus quand on a l'honneur perdu, ohé !
Par moment, ses tourbillons la faisaient s'envoler pour un temps indéfini qui paraissait interminable à tous les spectateurs. Son corps s'auréolait d'une aura mystérieuse et belle. Et elle riait. Et il chantait.
- Car l'honneur est privilège des fillettes de quinze ans.
Un feu était en train d'être alumé juste à côté. Et les flammes naissantes faisaient grandir les ombres et projetaient les gracieux mouvements dans tous les recoins de la place du village. Elles rougeoyaient la tenue et les membres nues de la fillette. Petit feu follet dansant. Féérique.
Grégoire continuait encore son joyeux chant. C'était un peu comme un instant de rêve. Mais quand la dernière note retomba, des cris en demandèrent une autre. Cependant, l'enfant regardait la fillette qui lui prit la main et l'entraîna à l'écart. Le cercle s'ouvrit pour les laisser passer tandis qu'on leur lançait quelques applaudissements. Ni l'un ni l'autre n'y prêtèrent attention.
- Viens, murmura simplement la fillette au petit chanteur.
Et elle l'emmena dans un coin de la place dissimulé dans l'ombre où elle s'assit sur quelques marches. Puis, elle l'observa longuement et très sérieusement, fronçant les sourcils. Il faisait de même, curieux de découvrir cette incroyable petite danseuse.
Elle avait les traits doux et ronds de l'enfance, mais un petit menton ferme et un regard assez noir qui paraissait savoir décider. Ses boucles blondes dissimulées sous un bonnet blanc défait encadraient son petit minois. Et son nez en trompette avait une jolie allure espiègle.
Il savait qu'elle le regardait également, cherchant certainement à deviner quel caractère se dissimulait sous cette tignasse châtain et ces yeux rieurs. Il finit par sourire. Cet examen silencieux le mettait tout de même mal à l'aise et la petite fille le comprit.
- Tu chantes drôlement bien.
- Et toi tu danses...
- Drôlement bien, rit-elle en rougissant. Dis-moi, comment t'appelles-tu ?
- Grégoire.
- Moi, c'est Marie. J'habite au village avec ma maman. Mais nous devons partir demain pour aller retrouver papa. Il est avec les blancs.
- C'est vrai ? Mais moi aussi, je vais retrouver les blancs, avec mon oncle. N'est-ce pas que ton papa est avec Monsieur de Charette ?
- Oh !
Marie battit joyeusement des mains et éclata d'un petit rire aigüe, qui s'éteignit bien vite après.
- Grégoire ? Je t'ai menti. Maman ne veut pas que nous allions retrouver papa. Elle dit que c'est dangereux.
- On peut partir tous les deux, si tu veux.
- Mais ton oncle ?
Le garçon jeta un regard dégoûté vers la taverne et sentit presque un sentiment de lassitude l'envahir. Ce simple coup d'œil lui donnait envie de vomir et de fuir en courant. L'alcool...
- Je n'aime pas mon oncle, murmura-t-il tristement.
S'il n'y avait pas eu l'alcool... Cette maudite addiction !
- Alors ? Reprit-il plein d'espoir. Veux-tu venir ?
- Tu as de l'argent ?
- Non, mais nous chanterons et nous danserons pour en gagner.
- Tu sais où est Monsieur de Charette ?
- Non, mais nous demanderons aux voyageurs que nous rencontrerons.
- Tu peux porter toutes tes affaires ?
- Je n'ai pas grand chose, tu sais.
- Moi aussi. Alors, c'est décidé. Toi et moi nous deviendrons les meilleurs amis du monde. Je passe chez moi pour récupérer mon baluchon (cela fait des semaines qu'il est prêt) et nous partons. Ce sera la grande aventure.
La nuit était bien noire quand ils quittèrent le village. Jo braillait dans la taverne, ivre à son habitude. Il s'écroula un peu plus tard pour ronfler bruyamment. Et la mère de Marie dormait à poings fermés. Les deux enfants marchèrent longuement et ne s'arrêtèrent que quelques villages plus loin pour s'endormir.
Alors, l'oncle et la mère se réveillèrent.
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