VIII

- Adieu.

Jo ferma les yeux et murmura :

- Je ne peux pas, je ne peux pas, je ne peux pas.

Mais Grégoire lui prit sa main, doucement, et dit :

- Adieu maison d'oncle Jo. Adieu village d'oncle Jo. Je sais que vous allez lui manquer et j'ai été ravi de faire votre connaissance. Mais c'est pour de belles aventures que nous partons. Venez, oncle Jo.

Quelques villageois regardaient avec amusement ce curieux manège. La rumeur avait couru depuis quelques jours déjà que l'enfant avait converti l'ivrogne et allait l'emmener en Vendée. Mais peu y prêtait foi : Jo, converti ? Jo, arrêter l'eau de vie ? Allons donc ! Et Jo ne faisait rien pour les y aider : il buvait encore jusqu'à l'ivresse. Grégoire avait compris que son oncle restait un ivrogne, même après toutes les promesses du monde, et il prenait garde à ne pas se trouver trop tôt dans la sombre masure. Il rentrait toujours quand Jo ronflait déjà bien profondément, évitant ainsi les probables coups.

Enfin, ces quelques jours étaient passés. Grégoire avait évité les coups. Jo avait mis en ordre ses affaires, vendu sa maison, acheté un cheval. Ils pouvaient partir.

- Et la taverne... Ajouta Joseph d'un ton désespéré.

- Vous avez une réserve pleine d'eau de vie dans cette sacoche ! Allez, il faut y aller. Papa m'attend.

Une dame s'approcha à ce moment et demanda avec un petit sourire :

- Alors ? Vous partez ?

- Oui.

- Tu as bien du courage, gamin, répéta-t-elle d'un ton grave.

Et elle courut confirmer la rumeur de leur départ à ses voisines. Mais toutes hochaient la tête d'un air inquiet en murmurant :

- Qui sait ce que va devenir le pauvre petit Grégoire, seul, sur les routes, en ces temps de guerre, avec son oncle ivrogne qui ne s'arrêtera certainement pas de boire du jour au lendemain ? Il a bien du courage, le gamin.

- Adieu, dit encore Joseph en se détournant de son taudis. Maintenant, il faut y aller.

Et le cœur gros, mais songeant qu'il faisait cela pour sa sœur Giselle et le petit Grégoire, il sortit de la ville. L'enfant lui tenait gentiment la main et marchait à ses côtés d'un pas sautillant et chantant :

"Ne t'en fais pas la vie est belle, ohé ! Comme un vol d'hirondelles, ohé !"

Il s'arrêta en se disant que peut-être il importunait son oncle mais celui-ci lui fit signe de continuer en lui adressant un petit sourire, un peu forcé.

"... Qui s'en va et qui revient au printemps un beau matin. Un beau matin, ne t'en fais pas..."

Et ils marchèrent d'un bon pas jusqu'à ce que le soleil soit au faîte de sa parabole. Joseph écoutait Grégoire en s'émerveillant à chaque fois de cette voix si pure. Ah ! Ce n'était pas des chansons de cabaret ! Ce n'était pas des voix d'ivrogne ! C'était le beau chant de l'enfance qui s'écoulait de cette poitrine si frêle et si jeune. Un miracle de la nature.

Lorsqu'ils s'arrêtèrent au bord d'un ruisseau, Jo sortit le repas et tendit une miche de pain à son neveu en disant :

- Raconte-moi. Dis-moi quelque chose de toi.

Et l'enfant sourit, comme un ange :

- Moi ? Je ne sais pas... J'aime bien chanter. J'aime beaucoup ma famille. J'aime bien l'école parce que j'aime bien réfléchir. J'aime bien jouer avec mes amis.

- Tu n'as donc aucun soucis dans ta vie, gamin ?

- Mes amis n'en ont pas non plus. Mais si, j'ai des soucis : mon papa m'a abandonné. Vous devez vous demander comment je sais que mon père est en Vendée. Mais je n'en sais rien. Il me disait, quand maman était morte et que nous allions tous les deux à la messe, dans la forêt, cachés, qu'il haïssait ceux qui avaient tué le roi et obligé les prêtres à signer leur sortie de l'Église. Il me disait qu'il admirait beaucoup un commandant sorti de l'ombre et qui avait soulevé des masses de paysans pour s'opposer à cette tyranie. Il me disait qu'il y avait plusieurs chefs, mais qu'il n'y en avait qu'un qui l'avait réellement impressionné.

- Et qui s'appelle ?

- Charette.

Jo ne réagit pas. Il ne savait pas que l'homme croisé un matin dans la taverne et qu'il avait défié s'appelait Charette.

- Eh bien, nous le retrouverons, ton Charette. Et tu le reverras, ton papa. Charette, c'est facile. Il mène sa guerre en Vendée. Il fait du bruit partout. Il fait la guerre à Nantes, là.

- Et c'est loin, Nantes ?

- Il faut marcher. Mais ce voyage sera assez difficile, tu sais. La région que nous allons traverser est semée de batailles, de rebellions et pleine de soldats et de révoltés. Il faudra que tu m'écoutes, gamin. Ma bouteille !

Jo ouvrit brusquement le sac d'eau de vie et en but une d'une traite. Impressionné et apeuré, Grégoire le regardait faire.

- Une seule, hein ? Dit-il d'une voix mal assurée.

Mais son oncle regardait la bouteille d'un air déjà fiévreux. Une ? Allons donc ! Il pouvait bien se permettre une deuxième.

- Juste... Juste une deuxième.

- Si vous vous ennivrez, on ne pourra plus continuer de marcher !

- Mais si, mais si ! Je marche très bien. Et ce n'est pas l'alcool qui viendra à bout de moi. Et puis... Puis, c'est moi qui décide, hein !

Et il but une deuxième, comme ça, cul sec !

- Mais après, renchérit Grégoire de plus en plus inquiet, vous n'en aurez plus !

- Je trouverai bien. Une troisième ?

- Non !

- Tu veux boire, gamin ? Tu veux boire une gorgée ? Allez ! Cul sec.

Jo but la bouteille d'une traite, sous les yeux effarés du garçon qui se releva et commença à reculer vers la route. Mais son oncle lui barra le chemin, l'air égaré et un peu titubant.

- Où vas-tu, comme ça ? Allez, bois une gorgée... Tu verras comme ça requinque ! Tu te sentiras plus d'attaque après pour la route.

- Je... Je ne veux pas.

- Mais comment ça, tu ne veux pas ? C'est pas fini cet air buté ? Je veux pas, je veux pas... On dirait une minette ! Mais goûte au moins. Tu me diras après ce que tu en penses...

Grégoire se reculait encore, le cœur battant, et secouait la tête pour dire non.

- Mais tu vas arrêter avec ces préjugés sur l'alcool ! S'écria Jo en saisissant un bâton au sol. Tu ne veux pas boire, hein ? T'es sûr ?

- D'accord... D'accord.

L'enfant avait mis ses deux mains au-dessus de sa tête, comme pour se protéger d'éventuels coups. Il murmura doucement, ayant honte de ses propres paroles :

- Je veux bien boire une gorgée.

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