III

Un jour, gris et pluvieux comme tant d'autre en hiver, Joseph se trouvait à la table de l'auberge, buvant tristement. Un voyageur entra. C'était une route fréquentée, aussi nul ne prêta d'abord une grande attention à cet énième visiteur. Mais l'homme était bavard et parlait fort. Il engagea la conversation avec le tavernier, d'un ton si fort que tous purent en profiter.

Joseph faisait des ronds avec son verre. Le liquide transparent glissait le long des parois du verre en de multiples cercles concentriques. Absorbé dans sa contemplation et dans ses pensées vagues et creuses, le paysan écoutait discrètement la conversation qui se tenait plus loin. Mais un mot prononcé un ton plus haut que les autres le fit sortir de sa rêverie :

- Et il y a la Giselle, là, du pays. Maintenant qu'elle est morte, son mari se remet difficilement. Et leur enfant, vous savez, ce n'est pas quelqu'un de commun.

- Ah mais on la connait Giselle. Eh ! Joseph ! On parle de ta sœur.

L'ivrogne ne broncha pas et resta le regard tristement fixé sur son verre. Il commençait à ressentir un dégoût profond de la vie.

- Tu entends, Jo ? Leur fils, tu veux pas savoir ce qu'il fait ?

Mais comme il ne réagissait toujours pas, l'aubergiste se tourna vers son interlocuteur :

- Il devient de pire en pire. C'est le frère de Giselle. Mais vas-y continue.

- Son frère ? Eh bien son gamin, Grégoire qu'il s'appelle, il chante.

- Il chante ? Mais tout le monde chante !

- Non, non... Lui a une voix incroyable, chaude, puissante, douce... Indescriptible. Je l'ai entendu. Eh bien, je peux te dire que cela remue.

- Et que fait le père d'un prodige pareil ?

- Il l'adore !

- Mais le gamin, il fait quoi de ses journées ?

- Ah... Eh bien, il va à l'école. Mais c'est tout. Son père l'emmène tous les dimanches en forêt. Enfin, comme tant d'autres.

- Oui, ils ne sont pas les seuls... C'est tout de même triste de devoir se cacher dans les bois, maintenant, pour suivre la messe. Attends, deux minutes...

L'aubergiste se précipita vers Joseph qui ne tenait plus sur sa chaise. Il le redressa, le gifla gentiment et le sermona :

- Il faut aller te coucher, maintenant. Allez, je te raccompagne.

L'ivrogne dormait à moitié, les paupières entrouvertes. Il était lourd, et le voyageur se proposa d'aider le tavernier. On reconduisit Joseph dans sa maigre masure, et c'est lorsqu'il fut étendu dans son lit, qu'il murmura dans un souffle :

- Je veux mourir...

Et il fut près d'y passer, en effet, cet hiver-là. Mais une fois de plus, sa constitution solide le maintint en vie.

1793.

Les villes s'enflammaient, la campagne était troublée, la guerre avait pris l'est de la France.

Joseph se rendait tous les soirs à l'auberge pour prendre sa dose quotidienne. Chaque fois plus difficilement.

Mais en février, l'État annonça qu'il saisirait des hommes au hasard pour les emmener faire la guerre à l'autre bout de la France. Trois cent mille hommes.

Ironie du sort, Joseph fut sélectionné. Il ne pouvait même plus marcher jusqu'à la ville la plus proche tant l'alcool l'abrutissait. On préfèra le laisser et tout le village ricana de cette mésaventure.

Mais dans un village voisin, un père était pris. Il ne voulait pas. Il ne voulait absolument pas. Alors, il s'enfuit, confiant son seul enfant à sa voisine avec des indications précises.

Et un matin, on vint frapper à la porte de Joseph.

- C'est qui ? Hurla-t-il d'un ton pâteux.

La porte s'ouvrit timidement sur une paysanne et un enfant.

- Vous êtes qui ? Grogna encore l'ivrogne.

- Vous êtes bien Joseph Audence ? Demanda doucement la brave femme.

- Euh, ouais.

- J'étais la voisine de votre beau-frère Henri. Il a dû partir précipitemment et m'a demandée de vous amener son fils unique, Grégoire.

- Grégoire ? Répéta Joseph d'un air bête. Ah ! Ah, oui. Je me souviens.

Et son œil s'éclaira d'une lueur d'intelligence tout à fait incontestable. Il s'approcha du garçon et lui donna une tapette dans le dos, que le frêle enfant perçut comme un violent coup qui le destabilisa. Un peu troublée, la voisine s'excusa et s'en alla précipitamment.

- Grégoire, répéta Joseph en s'asseyant lourdement sur le lit.

- Bonjour mon oncle, répondit sagement l'enfant.

L'ivrogne se mit à rire grassement, en s'installant plus confortablement sur sa paillasse - et l'unique de la pièce-, ce qui effraya le garçon. Il jetait des regards craintifs à la pièce vide et froide. Où était-il arrivé ? Qui était cet homme ? Qui ? Mais il se reprit en quelques instants et poursuivit son sourire. On lui avait appris à aimer la vie.

Alors, il observa avec quelques curiosités son oncle, qui sans aucune façon venait de s'allonger sur le lit, et ronflait déjà. C'était un bien étrange bonhomme. Quelqu'un d'un peu terrifiant, qui imposait ses manières sans se soucier des autres. Réfléchissait-il seulement un peu ? Grégoire devait comprendre plus tard que l'alcool avait mangé une partie de son esprit. Pourtant, rien n'était perdu.

L'enfant devina que son oncle ne comptait pas s'occuper de lui. Comme il sentait son ventre gargouiller très fort et son palais s'assécher, il chercha dans la pièce de quoi se rassasier. Mais ses recherches restèrent infructueuses. Il avait très froid. Alors, il s'allongea à même le sol, dans le coin de la pièce le plus éloigné de la porte, unique ouverture de cette antre sinistre. Il se pelotonna comme il put et chercha le sommeil, sa tête posée contre le sol trop dur.

La fatigue vint le cueillir et l'enveloppa dans ses rêves. Les enfants ont cela d'extraordinaire qu'ils parviennent à s'endormir en tout lieu. Et dans le noir, sous les ronflements sonores de l'ivrogne, on n'aurait pu entendre le léger murmure que soufflait l'enfant. Comme une chanson. Grégoire, avant de fermer ses paupières, lançait cette berceuse pour réchauffer son petit cœur abandonné. Quelques paroles au vent de misère.

"... Qui naquit un jour de grand vent avec un cœur tout rempli d'or... Avec un cœur tout rempli d'or."

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