II

Au matin, l'ivrogne était toujours là, ronflant comme un ours. La table et le sol autour de lui avaient également bu l'alcool et les rejets du pauvre homme. Le tavernier leva les yeux au ciel en invoquant la très sainte Vierge Marie de lui venir en aide et passa avec un chiffon imbibé d'eau pour nettoyer cette saleté. Il ne le disait pas, mais au fond de lui il avait pitié. Pitié d'un pauvre homme à la vie si misérable.

- Allez, lève-toi, bougonna-t-il.

Joseph eut un grognement animal et resta avachi. Le tavernier n'était pas un mauvais homme : il voyait bien comme ce pauvre paysan allait mal et se répugnait à l'éjecter de son établissement. Mais il savait les affaires. Alors, il donna un large coup de pied à l'ivrogne qui le fit sursauter et jeter quelques regards ébahis à la pièce.

- Allez, Jo ! Le travail t'attend. Et le miens aussi d'ailleurs.

- À boire, souffla l'autre d'une vieille voix rauque et cassée.

- Non, maintenant ça suffit !

Et il tira violemment sa chaise, ce qui fit tomber Joseph qui grogna quelques jurons.

- Pardi ! S'écria le tavernier. Mais c'est qu'il va faire fuir tous mes potentiels clients. Allez oust, du balais.

Joseph se releva tant bien que mal, les paupières lourdes, l'air maladroit. Il agrippa de ses gros doigts une lettre sur la table que le tavernier n'avait pas encore remarquée, et s'enfuit gauchement.

Charette choisit ce moment pour descendre. Mais cette venue effraya le paysan qui se retourna et fixa du regard l'intru. Ni l'un ni l'autre ne voulut baisser les yeux. Alors, Joseph cracha :

- Baisse le regard ! Baisse-le.

Mais le jeune lieutenant sourit simplement en réponse.

- Si je te recroise... Maugréa Joseph en tournant le dos et en jouant distraitement avec la lettre qu'il tenait à la main. Je te jure que je n'oublie jamais un visage.

Mais cette dernière phrase avait plus été un murmure pour lui-même qu'une menace. Elle se fondit dans le vent qui soufflait ce matin-là. Comme si la Nature recevait cette promesse pour en avertir la Providence.

Le tavernier se tourna vers son client en levant une fois de plus les yeux au ciel d'un air consterné.

- Quelle vie, n'est-ce pas ? Et puis... Nous vivons des temps durs.

Charette sentit ses traits se crisper durement, peut-être sous l'effet d'une colère qu'il tentait de cacher, en même temps qu'une certaine rêverie s'invitait dans son regard. L'aubergiste se crut autorisé à poursuivre :

- Hier, un gars est passé. Il m'a raconté, là. Il paraît qu'à Paris...

Mais l'officier coupa sèchement :

- Je sais ce qu'il s'est passé à Paris en ce 10 août 1792. Maintenant, il faut que j'y aille. Merci pour tout.

Il salua et sortit vers les écuries, laissant l'aubergiste tout décontenancé par cette attitude si autoritaire qui contrastait avec le calme entraperçu la veille. Alors, il parcourut d'un air triste la grande salle vide et vint s'asseoir dans la cour devant l'auberge en se disant que, décidément, les temps étaient durs.

L'officier s'enfuit par la route. Nul ne savait encore que ce jeune lieutenant de la Marine Royale allait devenir l'un des pilliers majeurs des guerres de Vendée. Il était encore trop tôt pour le savoir.

Mais à Beaulieu-sur-argent, la Révolution n'atteignait pas autrement les habitants que par des droits soudains et incompréhensibles ainsi que par une destruction des symboles qui rendait chacun incrédule. On avait vu les seigneurs s'en aller, fuir vers la Prusse et l'Angleterre ou arrachés de leur terre par la guillotine. On avait vu les curés faire de même, ou jurer. Jurer quoi ? Il paraît que ce serment faisait basculer les prêtres hors du catholicisme. Alors les avis se partageaient entre ceux qui restaient fidèles au pape et les quelques qui acceptaient les nouveaux prêtres jureurs. Et la guerre avait été déclarée, des volontaires étaient déjà partis. Pourquoi cette Révolution ? Les paysans n'avaient rien demander... Ils voulaient juste moins d'impôts.

Joseph Audence n'échappait pas à la règle. Et à cause de son tempérament paresseux et de son goût pour la boisson, ces temps difficiles avaient provoqué sa chute. Chute libre.

Il revint dans sa maison, si étroite que ses larges épaules traversaient à peine la porte, et s'écroula sur une chaise à trois pieds. Une douleur atroce cognait dans sa tête. Il se sentait mal, malade. Hier, il était allé travailler. Pas le matin, non. Mais l'après-midi, il y était allé. Aujourd'hui il ne voulait pas, il ne pouvait pas, non.

- Il y a un mois encore, je bossais bien, grogna-t-il en se traînant durement vers son lit. Je venais de vendre toutes mes terres pour devenir paysan chez l'autre, là. Je les buvais, mes terres. Aujourd'hui, je crois bien que je ne peux pas aller travailler, trop malheureux.

Et pour que son cœur sanglote encore, il relit la lettre reçut la veille :

"Monsieur Audence,
J'ai le regret de vous annoncer que votre sœur Giselle est décédée des suites d'une maladie pulmonaire. Votre neveu, Grégoire, et votre beau-frère Henri partagent avec moi votre douleur, et la leur,

Guilhem Hébert, un ami de la famille."


- Un neveu ! Est-ce que je savais, moi, que j'avais un neveu ? La Giselle, elle me dit même pas sa vie. Elle est morte. Ah ! Drôle de vie.

Ce fut le premier jour d'une longue série sans travail. Le tavernier reçut de plus en plus souvent ce client et le gardait régulièrement la nuit et la journée toutes entières. Joseph vendit son mobilier et s'endetta pour boire, et manger un peu. Il devenait brusque, malpoli, violent même. Il n'était doux que lorsqu'il était ivre, jusqu'à l'abrutissement. Et le pire... Le pire était les journées sans alcool. Il criait dans tous le village. Il pleurait, gémissait, tempêtait. Et il allait quelquefois une ou deux heures aux champs, saccageant le sol plus que le travaillant. On finit par le renvoyer. L'alcool le mangeait petit à petit.

Les gens du village disaient en soupirant que le pauvre Joseph était né pour succomber à l'alcool. Et que peut-on faire contre la fatalité ?

- De... De... De l'eau... De l'eau d'vie !

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