I
Si seulement j'avais été quelqu'un d'autre...
- Encore de l'eau... De l'eau... De... De l'eau de vie, garcon ! Encore !
L'homme écrasa de son pouce une grosse pièce sur le vieux bois pourris.
- De l'eau d'vie, souffla-t-il avant de s'écrouler sur la table dans un ronflement sonore qui dégoûta les quelques personnes présentes dans la pièce.
Le tenancier ignora sa demande en soupirant :
- Il est ivre à l'excès. Un verre de plus et il y passe.
L'ivrogne resta avachi sur la table jusqu'à ce que le calme de l'auberge soit troublé par l'arrivée d'un voyageur. Alors il sursauta et bredouilla, le regard dans le vague :
- Qui... Qu'est-ce que... Qui ? Mon...
Il se mit à tâtonner sur la table à gestes gauches et brusques, trouva son verre vide, chercha encore et toucha la pièce. Alors ses traits se déformèrent horriblement et il s'écria de sa voix pâteuse et grasse en frappant son poing contre la table :
- Mon eau ! J'veux mon eau de vie, hein ? J'ai commandé, j'peux payer, alors j'veux mon eau de vie.
Tout ce vacarme effraya quelque peu le nouveau venu qui hésita à repartir, mais le tavernier vint le rassurer :
- Il n'est pas méchant, vous savez. Il crie, il tempête, mais il paye bien. Et puis, la nuit tombe. Vous ne trouverez pas d'auberge avant longtemps alors...
L'inconnu se résigna et attrapa une chaise devant le bar. Il demanda un verre d'eau. Curieux, le propriétaire des lieux s'accouda à côté de lui et questionna d'un air désintéressé :
- Vous venez de loin, comme cela ?
- Oui.
- Ah et... Vous allez loin ?
- Non.
- Nantes peut-être ? Ou la Vendée ?
L'inconnu but une gorgée d'eau et laissa échapper un faible soupir. Il gardait le regard vague mais fixé devant lui. Étonné par ce mutisme, l'aubergiste s'attarda un peu plus sur le personnage. Habillé simplement, comme un humble bourgeois. Mais des traits durs, un port droit et raide, peut-être même celui d'un militaire. Bon. Rien à en tirer, il n'ouvrira pas la bouche.
- Et mon eau d'vie ? S'écria l'ivrogne qui venait une fois de plus de se réveiller de sa léthargie.
- Il va falloir que j'y aille... Se résigna le tenancier en attrapant une bouteille.
Le cri avait sorti le nouveau venu de sa rêverie. L'inconnu détourna son regard vers l'ivrogne. Il leva un sourcil et questionna, lorsque l'aubergiste revint derrière son comptoir, près de lui :
- Il est toujours comme ça ?
- J'crois bien qu'il est né comme ça.
- Né ?
- Son père n'était pas mieux, vous savez. Lui, il est célibataire : qui voudrait d'un homme comme lui ? Il travaille la journée pour se saouler le soir. Je ne sais même pas comment il fait pour tenir ce train infernal entre boissons et boulot. Mais bon, tant qu'il paye ! Je pense qu'il doit avoir une solide constitution.
L'inconnu était déjà redevenu songeur. Son interlocuteur hésita quelques instants avant de poursuivre - il voulait combler le silence oppressant qui avait pris son auberge :
- Je crois bien qu'il ne tiendra pas longtemps... Il va se ruiner. Il a vendu la ferme de ses parents, déjà. Il ne doit plus lui rester grand chose. Et puis, il faut avouer qu'il perd un peu la boule.
- Ah bon ? Dit l'inconnu d'un ton absent.
- Ce qu'il lui faudrait, ouais, c'est une femme. Une épouse, une sœur, une mère... Enfin quelqu'un qui remette un peu d'ordre dans sa vie de débauché ! Il a de la famille, en plus, il me semble. Une sœur : Giselle. Lui, c'est Joseph. Joseph Audence. On l'appelle Jo.
Troublé par ce bavardage incessant, l'inconnu avait fini par montrer quelques curiosités pour l'ivrogne. Il fut surpris par ses traits jeunes, malheureusement amollis par la boisson. On lui aurait donné une quarantaine d'années, mais il devait en avoir réellement trente. Ses cheveux blonds paille, grillés par le soleil, retombait salement autour de sa figure épaisse. Et, avachi comme il l'était, on devinait difficilement qu'il était d'une haute et forte taille. Un gars solide. Mais l'œil perçant de l'inconnu analysait tout le personnage jusqu'au tréfond de son cœur, avant de s'en détourner. Dégoûté. L'aubergiste reprenait :
- La Giselle, elle est partie. Pff, envolée. Loin d'ici. Elle a bien fait ! Entre un père ivrogne - mort il y a deux ans, paix à son âme - et un frère ivrogne, il ne manquait plus qu'elle succombe elle aussi ! Alors elle est partie au premier galant qui lui proposa la fuite. Elle a bien fait. Mais son père et son frère ont noyé leur chagrin dans l'alcool.
- De l'eau d'vie ! Cria l'autre.
- Et ça continue... Maugréa le tenancier en obtempérant.
Revenant quelques temps plus tard, il poursuivit :
- Parfois, il ne reste qu'une heure ou deux. Mais là, je pense bien qu'il va passer la nuit ici.
L'inconnu leva un sourcil. Il commençait à trouver quelque intérêt à l'histoire de ce pauvre bougre. Et puis bloqué comme il l'était dans ce bouge, il lui fallait bien occuper sa soirée.
- Ah ! Vous voulez que je continue ? Reprit le tenancier, ravi de découvrir un semblant de curiosité dans les yeux du client. La Giselle, hein ! Vous voyez qui c'est ?
Clin d'œil.
- Elle vient de mourir. Joseph a reçu l'annonce du décès en rentrant de son travail hier. Mes avis que c'en est fini de lui... Il va chuter plus bas encore et se saouler jusqu'à la mort. On les connait, les gars comme lui. C'est triste, c'est pitoyable... Mais qu'est-ce qu'on y peut ? On va pas s'inviter dans la vie de ces messieurs.
L'inconnu haussa les épaules, posa un pièce sur le bar et commença à monter vers les chambres. L'odeur moite et sinistre de la grand'salle commençait à lui peser sur le cœur. Vivement qu'il quitte cet endroit ! Vivement... Vivement qu'il arrive chez lui. Chez lui... Sa femme, ses chiens, ses gens... Il ferma les yeux, rêveurs, en poussant la porte de la chambre miteuse d'auberge relais. Chez lui... Douce maison.
Mais le tenancier l'avait suivi, lampe à la main. Il lui indiqua brièvement comment fonctionnait la maison avant de lui demander :
- Au fait, monsieur, comment vous nommez-vous ?
L'inconnu eut une hésitation et jeta un bref regard à la maison obscure et pauvre, avant de souffler tout bas :
- François Athanase Charette de La Contrie.
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