Un Monde Fantastique (Partie 2)


Eliott afficha un grand sourire, épousseta son manteau, dont le tissu semblait être devenu plus fin depuis sa sortie du Praesidium, et commença : 

— Je ne pourrai pas tout t'expliquer aujourd'hui, le Monde des Somnius est différent du vôtre à bien des égards, mais je vais t'en expliquer le fonctionnement usuel.

Voyant que les yeux de sa protégée brillaient d'excitation, l'homme commença son récit tout en maitrisant la cadence de sa voix grave :

— Notre monde est fondé sur un élément primordial : le Rêve.

A ces mots, la nacelle de la montgolfière fut prise d'une légère secousse, et des centaines de petites lucioles en sortirent pour former, autour d'Emma, une magnifique aura d'un violet très clair. Les lèvres de la jeune fille se courbèrent, comme berceau d'une fascination qu'elle n'avait jusqu'alors jamais ressentie, même dans les livres les plus merveilleux. Elle leva sa main pour tenter d'attraper les minuscules bêtes qui s'écartaient vivement pour éviter le contact de  sa peau. Lorsque le Protecteur reprit son récit, les lucioles s'agitèrent et devinrent les actrices éphémères d'un théâtre enchanté :

— Il existe deux sortes de rêves. Les Rêves Puissants,  précisa Eliott en ouvrant sa paume, dans laquelle toutes les lucioles se précipitèrent pour s'agglutiner en une boule rouge et agitée, et  les Rêves Nocturnes, continua l'homme en ouvrant son autre paume, dans laquelle la boule brillante se déplaça immédiatement, prenant une teinte violette et une pose plus stable. Les premiers correspondent à nos ambitions, nos plus grands désirs, nos fantasmes les plus fous. Nous nous battons chaque jour, pour réaliser ces Rêves Puissants, ils révèlent le meilleur de l'Homme, son courage, sa persévérance, mais aussi le pire, son orgueil, son vice. Les seconds ne sont rien d'autre que nos songes ou nos cauchemars.

Une bourrasque de vent fit légèrement tanguer la nacelle la montgolfière, et Emma sursauta, repensant à la terrible tempête qu'elle avait subie quelques jours plus tôt, avec Claire. Telle  une cruelle association d'idées, ses parents et son frère apparurent  dans son esprit, et le cœur de la jeune fille se pinça, en réaction douloureuse à leur souvenir. D'un mouvement de tête, elle évacua cette pensée, ne laissant pas le temps à ses larmes d'atteindre ses yeux, et elle se concentra su le discours du Protecteur :

— Que ce soit dans ton monde ou dans le mien, tous les Hommes sont animés de ces deux sortes de rêves, et nous tous sommes acteurs des Rêves Puissants, tandis que nous subissons les Rêves Nocturnes...

Eliott marqua une pause, fouilla sous son siège, pour en sortir une petite boîte en bois. Il l'ouvrit et laissa s'échapper une centaine de papillons, pour que la montgolfière reprenne un peu d'altitude, puis il continua :

— Nous pensons être égaux face aux rêves, mais en réalité, il en est tout autrement. Les Rêves Puissants des Inanis ont une influence sur eux. Si une de leurs ambitions n'est pas réalisée, ils peuvent perdre espoir et courage, ou au contraire persévérer, et se battre. Cela s'en ressentira sur leurs Rêves Nocturnes... Mais cela s'en ressentira aussi sur nous. En effet, et ne sois pas apeurée, je vais me justifier, nous nous nourrissons des rêves.

Malgré le ton du Protecteur, qui se voulait rassurant, Emma laissa échapper un hoquet de surprise. Ses yeux formaient deux cercles réguliers, tandis que son sourcil droit se cambrait en un arc asymétrique, marques caractéristiques de son étonnement.

— C'est impossible, finit-elle par balbutier, en pensant à la réaction que Claire aurait eue si elle avait su que des songes, immatériels, sans goût ni odeur, pouvaient se manger.

Eliott, qui devinait la réflexion de sa protégée s'empressa de préciser, l'air rieur :

— Il ne s'agit pas de nourriture au sens commun du terme. Lorsque les Inanis sont en phase de Rêves Nocturnes, nous Somnius, en récupérons la substance, par un procédé que tu découvriras plus tard.

Une étincelle parcourut les yeux d'Emma, qui espérait trouver dans ce monde les réponses aux questions qu'elle s'était toujours posées.

— C'est pour ça que la plupart des Inanis ne se souviennent pas de tous leurs rêves ! s'exclama-t-elle en repensant à toutes les personnes qui lui avaient affirmé ne jamais rêver durant la nuit.

— Exact. L'humain effectue cinq rêves dans son sommeil. Au réveil, les Inanis n'ont que des bribes de souvenirs. En revanche, pour une raison que je ne saurais t'expliquer, nous n'arrivons pas à extraire la substance des rêves que produisent les Somnius. Ainsi, au réveil, nous nous souvenons non seulement de tous nos rêves, mais en plus, nous en gardons une image précise et réelle.

La jeune fille plongea ses yeux dans ceux du Protecteur. Elle avait toujours pu l'observer et le décrire avec précision dans ses songes. Son calme et son aplomb la rassurait, son discours l'apaisait. Emma avait souvent cru être différente des autres, en ressentant avec force les émotions, en se souvenant de tous ses rêves. Claire et ses parents avaient été les seules personnes à l'écouter sans porter de jugement sur ses peurs et ses doutes, à la rassurer lors de ses nuits agitées. Elle apprenait finalement, de la bouche d'un homme qui lui ressemblait, que tout cela était normal. Eliott, qui comprenait son émotion, posa délicatement sa main sur la sienne, et d'un regard, lui demanda la permission de continuer son récit. Elle acquiesça silencieusement, et il reprit :

— Cette substance que nous tirons des rêves est transformée en une Énergie, que nous utilisons depuis des milliers d'années, mais qui, pourtant, recèle un potentiel encore inexploré, et cache des secrets encore insoupçonnés. Cette Énergie nous est vitale, il en est certain. 

Emma réfléchit un instant et tourna la tête pour admirer le soleil couchant. Elle qui avait touché les abymes les plus profonds pouvait,  à cet instant, dans cette petite nacelle, tutoyer l'étoile brûlante, qui, dans ce monde, n'était pas voilée par les nuages épais et menaçants. Tandis  que la lumière tamisée éclairait son visage avec douceur, elle détourna le regard de l'astre roi, et leva les yeux vers la magnifique toile que formaient les papillons aux ailes battantes.

 — Cette Énergie dont vous parlez, c'est elle qui permet aux papillons de soulever les montgolfières ? 

— Oui, elle permet également de faire fonctionner toutes nos institutions, nos moyens de transport, nos habitations, acquiesça Eliott. Mais plus que tout, avec cette Énergie nous tentons de maintenir la paix, et l'équilibre dans le monde des Inanis, expliqua l'homme, les yeux remplis d'un vain idéal. 

— Il doit vous manquer beaucoup d'Énergie, alors, répliqua la jeune fille en songeant à toutes les guerres qui, jour après jour, ravageaient encore le monde, se perpétraient sans cesse dans le cycle interminable de l'orgueil humain. 

— Je te l'accorde, soupira le Protecteur, tout est bien plus complexe que ce que nous souhaiterions, n'est-ce pas ?  

Les petites lucioles frétillèrent, s'opposèrent en deux camps pour illustrer la rivalité, source de guerres terrifiantes, se précipitèrent les unes contre les autres, en un champ de bataille sanglant, avant de ralentir, et de se laisser flotter lentement dans les airs, dans le silence du deuil. Dans leur spectacle, dans leur danse éphémère, elles donnaient vie aux scènes les plus marquantes, aux sentiments les plus profonds. 

— Malheureusement, regretta Eliott, nous ne contrôlons pas les actions des Hommes. Les Inanis, tout comme les Somnius sont frappés, un peu partout, par les actes malveillants, la guerre, la pauvreté et la famine. La seule chose que nous puissions faire est d'agir sur les Rêves Puissants des Inanis. Nous veillons à ce que, partout sur Terre, soient présents l'espoir, la joie et la bonté, même et surtout, dans les heures les plus sombres de l'Humanité.

— Et vous, quel est votre rôle ? le questionna Emma. Je veux dire, en tant que Protecteur des Tigres, que protégez-vous ?

Eliott émit un léger sifflement, et quelques papillons quittèrent le voile du ballon pour revenir dans la petite boîte, dans laquelle Emma imaginait une immense prairie, tout aussi merveilleuse que la Plaine des Montgolfières, lieu de vie et de repos, pour ces petites créatures ailées. La nacelle perdit un peu d'altitude, et le Protecteur, satisfait, expliqua :

— Il y a plusieurs millénaires, les Somnius ont créé un système ingénieux pour que toute l'Énergie accumulée soit stockée et redistribuée de manière égale dans le monde entier. Cela fonctionne de la sorte. D'abord, l'Énergie est stockée dans ce que nous appelons la Tête Chercheuse , qui est à mi-chemin entre une créature et une machine étrange. Elle recèle des milliards de fils d'Énergie, qui font d'elle un bien d'une valeur inestimable. 

Eliott afficha un léger sourire, fier et reconnaissant d'être celui à qui incombait la mission la plus importante du pays. 

— La Tête Chercheuse est gardée sous haute sécurité, plus encore que le Palais de la Reine. Elle a donc été installée sur le Fort, au milieu de l'océan et elle est constamment surveillée par les Tigres

Les petites lucioles s'agitèrent encore, prenant, cette fois, la forme d'un magnifique Tigre, au pelage blanc, et aux reflets bleutés. Emma tenta d'approcher sa main, comme pour caresser cette créature, mais un rugissement se fit entendre, et elle se recula en un sursaut, par peur d'une morsure imminente. 

— Moi je veille sur les Tigres, je les connais avec précision. On raconte que, dans tous les pays, à chaque fois qu'une Tête Chercheuse a été créée, un petit tigre blanc, aux pouvoirs inégalés, est né. La créature originelle, à la fois mâle et femelle, à la fois père et mère, avant de s'éteindre, a donné naissance à son héritier. On raconte également qu'un jour, la quantité d'Énergie était devenue telle que le Tigre ne pouvait plus, à lui seul, la protéger en totalité. Ce jour là, la créature donna naissance, non pas à un héritier, mais à trois petites boules au pelage bleuté. Le Protecteur du Tigre est alors devenu le Protecteur des Tigres. 

A ce moment les petites lucioles représentèrent trois petits museaux chétifs, au pelage pur et au destin hors du commun. La jeune fille, attendrie, ne put s'empêcher d'afficher un sourire, tout en portant ses mains à son coeur, doux signe d'affection.  

— Quand je ne suis pas sur le Fort, comme aujourd'hui, ma collègue la Vice protectrice veille sur ces animaux miraculeux, articula Eliott, lui aussi attendri et admiratif devant ces bêtes qu'il aimait choyer. 

Alors qu'Emma souhaitait poser tant d'autres questions, elle aperçut un petit village en contrebas, et vit quelques montgolfières s'y poser. La jeune fille se retourna vers Eliott, qui répondit à son interrogation  silencieuse :  

— Nous voici arrivés à destination. Bienvenue chez moi, Emma.   

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