Tempête de Neige (Partie 1)
Le vent soufflait dans ses cheveux de jais. Du haut de la colline, il fixait l'horizon, observant ce que les hommes aveuglés ne semblaient voir, écoutant ce que lui seul pouvait entendre. Les mains derrière le dos, la tête haute, il attendait patiemment que vienne la pluie.
Sous ses pieds, la terre se craquelait, s'étirait, comme annonce d'un réveil imminent. Le zéphyr, messager du ciel, lui chuchotait le secret de ce monde obscur. Chaque parcelle de l'univers se révélait, tel un papillon sortant de son cocon. Les arbres s'agitaient, les fleurs commençaient à éclore dans un frisson éphémère. Tout, au cœur de la nature, semblait renaître pour se défendre contre le chaos qui s'installait dans la vallée.
Les nuages voilèrent ce spectacle que les humains pensaient maîtriser. Les gouttes tombèrent doucement, s'accrochant à chaque brin d'herbe, à chaque feuille, remplissant les ruisseaux, abreuvant même les plus petits insectes.
Il ne bougea pas. Ses cheveux dégoulinaient. Ses mains tremblaient. Perles de pluie et de tristesse s'unissaient dans une même danse sur son visage mélancolique. Il pleurait en solitaire, tout comme le Monde, tout comme l'Univers.
Il savait. Sans comprendre pourquoi. Pourquoi se battre pour avoir le droit de vivre, alors d'autres anéantissaient tout sur leur passage ? Ce soir était le dernier jour du règne de la terreur. Les humains ne pouvaient plus continuer à forger le métal pour l'enfoncer dans le cœur d'autrui. Il pleurait, torturé par la cruauté humaine, bouleversé par la sombre réalité. Déchiré, brisé, il ne voulait plus.
Il ferma les yeux, étendit lentement ses bras, laissant apparaître un blason accroché à sa poitrine. Porté par la danse du vent, par la pulsation de la terre, par la mélodie orientale fredonnée plus bas, il s'envola de toute son envergure, comme un oiseau, comme un ange.
Emma ouvrit les paupières. Un tigre rugissait. Son pelage bleuté et soyeux se soulevait avec grâce au contact du souffle céleste. Les vagues mugissantes s'écrasaient contre les parois du Fort. Les tambours grondaient toujours. La fumée emplissait l'air. Le sol se fissurait. Les murs se brisaient. L'eau s'engouffrait dans les crevasses, balayant tout sur son passage. Une vague l'emporta.
Perdue dans un océan infini, Emma étouffait sous la pression de l'eau. L'oxygène ne parvenait plus à ses poumons. Elle se débattait pour revenir à la surface. Ses yeux la piquaient. Sa gorge brûlait. Son cœur explosait. Au dessus d'elle, des bombardements retentissaient. Tous les poissons de l'océan la regardaient, incrédules, ne comprenant pas sa détresse.
Dans un dernier effort pour remonter à la surface, Emma inspira. L'eau s'engouffra dans sa bouche, dans son nez, envahissant ses poumons. Son corps, mis sous pression, sursauta une dernière fois, puis se laissa emporter par les flots, dans les abîmes d'une mer tant admirée, tant convoitée, aux plus sombres secrets. Le silence régnait en maître sur cette terre dévastée, sur ce peuple anéanti.
Le destin du monde était en ce point si bas que personne n'aurait jamais pu le prédire. Alea jacta est.
Emma se réveilla en sursaut. L'air s'engouffra dans sa gorge serrée, émettant un son rauque. Elle haletait. Son cœur tambourinait contre sa cage thoracique. L'adolescente inspira profondément et déglutit pour avaler sa peur et sa peine.
— 'Ma est réveillée, fanfaronna Arthur, en épiant sa sœur de ses grands yeux ronds.
La jeune fille se frotta le visage et se pencha entre les deux sièges avants de la voiture pour observer la route. Elle avait dû s'assoupir, bercée par le ronronnement régulier du moteur.
— On est bientôt arrivés ? demanda Arthur en se dandinant.
— Non, pas encore, répondit Monsieur Dalanore. On a mis vingt minutes à sortir d'Argentsiège, ajouta-t-il à l'intention d'Emma en la regardant dans le rétroviseur intérieur. Tout le monde a décidé de partir, soupira-t-il.
— Tu t'es endormie tout de suite, continua Adèle en se tortillant vers l'arrière du véhicule pour faire face à sa fille.
— On arrive quand, alors ? insista Arthur en un souffle exagéré.
— Pas tout de suite, je te l'ai déjà dit, le rabroua Monsieur Dalanore en haussant le ton. J'ai pris un chemin écarté pour éviter les embouteillages et rouler un peu plus vite. Mais la température baisse beaucoup trop rapidement, et la route commence à être glissante. Je sens que je vais bientôt devoir ralentir.
L'homme avait ouvert sa vitre pour laisser s'échapper le nuage grisâtre que sa cigarette répandait dans l'habitacle. La fumée, en s'envolant hors de la voiture, laissait place à une brise frigorifique. Depuis son siège, Emma sentait l'air fouetter son visage. Ses joues rougies la piquaient. Chaque parcelle de sa peau se raidissait sous la morsure du froid, sous la brûlure du frisson. Ses mains se paralysaient.
Elle se recroquevilla alors un peu plus sous le tissu de son manteau et se plongea dans ses songes. Un chant épique, mélange de voix grégoriennes et de langage inconnu, résonnait dans son esprit. Chaque battement de tambour vibrait au rythme de son cœur, chaque voix aigue stimulait son imagination pour guider les héros qu'elle façonnait vers des quêtes extraordinaires.
Le doux ballotement de la voiture, mêlé à la danse laconique des essuie-glaces, l'emportait un peu plus dans le Monde des Rêves. Somnolente, Emma se tordait le cou et se cognait contre la vitre glacée au gré des chaos de la route.
Soudain, le cauchemar se répéta et la tira de son demi-sommeil. Elle soupira en passant une main dans sa nuque ankylosée. Pourquoi ne pouvait-elle pas fermer les yeux sans que ce songe angoissant ne repasse en boucle sous ses paupières closes ? Résignée, et voyant que le paysage défilait de plus en plus lentement – la vitesse de la voiture diminuant à mesure que la route blanchissait – elle se pencha pour attraper un carnet qu'elle avait rangé dans son sac.
Admirant la couverture de l'ouvrage, elle se souvint du jour où elle avait soigneusement découpé un vieux drap marron pour emballer le carnet. Alors âgée de sept ans, elle avait visité son grand-père mourant à l'hôpital et l'avait embrassé en lui promettant de toujours se souvenir de lui.
Mais le vieil homme, dans un dernier sursaut de sagesse lui avait répondu que le temps dévorait les souvenirs, tout comme les vagues effaçaient les traces de pas fraîchement déposées sur le sable fin. Un jour, elle allait oublier le passé, les détails qui lui semblaient importants, elle allait oublier ses plus grands rêves, et connaitrait la vie telle qu'elle était réellement, sans l'avoir idéalisée auparavant.
Ce jour-là, le vieil homme avait fermé les yeux pour ne plus jamais les rouvrir. En rentrant chez elle, Emma avait décidé de créer un carnet qui résisterait au poids du temps, qu'elle n'oublierait jamais.
Une larme perlant au coin de ses yeux, elle caressa l'aigle rouge et le lapin bleu qu'elle avait dessiné sur la couverture, rendant hommage aux surnoms qu'elle échangeait avec son grand-père. Puis ses doigts glissèrent sur le titre qu'elle avait tracé de son écriture enfantine :
Voyage dans les rêves d'Emma Dalanore, pour ne jamais les oublier (ni papy).
Depuis ce jour, elle gardait toujours son carnet avec elle, prenant soin de ne pas user la tranche ni de corner les pages. En calant le petit ouvrage sur ses genoux pour amortir les vibrations de la voiture, Emma écrivit la date et consigna chaque détail de son songe, chaque sentiment qui s'y associait. Elle brossa le portrait de cet homme en haut de la falaise, si étrange, si triste, et pourtant si familier.
Elle l'avait déjà vu quelque part. Oui, elle avait déjà rêvé de lui.
La jeune fille humidifia son index pour décoller les pages précédentes. Elle fit défiler le papier pour remonter le temps. Ses yeux dansèrent frénétiquement sur les mots tracés à la hâte, par peur d'omettre le moindre détail de ce songe qui la blessait au plus profond de ses entrailles.
Lundi trente juillet.
Je m'élève, tourbillonnant toujours plus. Je me sens ivre, ivre de puissance ! Puis je redescends sur terre. En haut d'une colline, à côté d'un homme. Il pleure. Je ne sais pas pourquoi. Sa cape noire virevolte sous l'effet du vent. Un blason est accroché à sa poitrine. Un écu français peut-être, entouré de deux ailes majestueuses. Je ne me souviens pas de tous les détails. Je sais qu'une inscription argentée occupe une place importante sur ce blason. Elle semble effacée par le temps.
L'homme en noir semble regarder la vallée. Je m'approche de lui pour tenter de voir à travers ses yeux, et découvre que deux armées se font face. D'un côté, des soldats, tous scrupuleusement identiques. De l'autre, un peuple, des hommes de femmes, des enfants, des vieillards. Viennent-ils d'un autre monde, avec leurs vêtements colorés ? Des lueurs magiques jaillissent de toute part. Ils paraissent pourtant atterrés, haineux, désespérés.
L'homme à côté de moi ne bouge pas. Il observe, immobile. En bas, une magnifique femme vêtue de blanc danse et fredonne une mélodie. Le sol vibre sous mes pieds. La pluie enivre la terre de sa douceur.
La femme s'immobilise dans les airs.
Les deux armées s'avancent.
L'homme à mes côtés titube.
Elle s'incline.
Elles se déchirent.
Il s'évanouit.
Je contemple.
Tout se tait.
Mon corps s'envole, je ne sais plus où je suis. Une vieille femme approche sa tête de moi. Je dois être allongée dans mon lit. Elle me regarde des ses yeux humides, ouvre la bouche, dépliant toutes ses rides, et d'une voix chevrotante, elle tente de me livrer un secret :
— Emma, je dois te dire quelque chose de très important.
Je retiens ma respiration, toute ouïe devant cette femme. Malheureusement je me réveille.
La jeune fille referma son carnet en inspirant profondément tandis que son petit frère l'observait en silence, concentré sur le moindre de ses gestes. Aujourd'hui, plus que n'importe quel autre jour, Emma remerciait son grand-père. Sans lui, elle n'aurait jamais eu l'idée de créer un journal onirique, sans lui elle ne se souviendrait pas, et en ne se souvenant pas, elle n'aurait pas compris.
L'homme de ses rêves portait le blason sur sa poitrine. Existait-il vraiment ? Était-il à l'origine de la tempête ? Pourrait-il lui donner des réponses ? Emma devait en parler à Claire. Elle attrapa son téléphone et vit que son amie lui avait laissé un message. Elle avait dû le recevoir lorsqu'elle était encore endormie.
« Emma, dès que tu es dans un endroit sûr, appelle-moi. J'ai des infos sur le blason. Tu ne vas jamais me croire. »
Le cœur de la jeune fille tambourina. Elle rédigea une réponse avec hâte, de ses doigts tremblants. Son texte comportait probablement des erreurs, mais elle voulait savoir. Elle confirma l'envoi du message. Une chaleur, voile d'angoisse, se répandait sur son visage. Soudain, son téléphone vibra. Il n'y avait plus de réseau. Sa réponse n'était pas parvenue jusqu'à Claire.
Emma soupira et laissa retomber sa tête en arrière. Elle devrait attendre. Allait-elle seulement arriver en ville alors que l'amas de neige s'épaississait de seconde en seconde ?
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