Réveil Brutal (Partie 3)

Le Maire coupa le son pour que les habitants du village reportent leur attention sur ses paroles. Les images, elles, défilaient en boucle, s'immisçaient dans l'esprit d'Emma comme des éclats fulgurants.

— Oh papa, tu crois qu'on est envahis par des extra-terrestres ? demanda Arthur en tirant sur la veste de Monsieur Dalanore.

— Non, objecta-t-il, les yeux toujours rivés sur l'écran muet.

— Mais ce blason, qui l'a dessiné dans le ciel ? insista l'enfant.

Ses parents ne répondirent pas, absorbés par les paroles du Maire.

— Si le processus se répète partout en France, tout laisse à croire que dans quelques heures, Argentsiège sera encore frappé par une catastrophe. Plusieurs villes à proximité ont été épargnées, et nous pensons qu'il serait plus judicieux que tout le monde s'y rende pour trouver un abri. Nous sommes déjà en train d'évacuer les personnes dont la maison est inhabitable. Si vous le pouvez, dans les plus brefs délais chez un membre de votre famille qui pourrait vous accueillir dans une zone proche et sûre.

Monsieur et madame Dalanore se fixèrent un instant. Plusieurs habitants sortirent de la salle en tentant de contacter leurs proches. Tous, peu à peu, prenaient conscience de la situation. S'ils s'enorgueillissaient de n'avoir pas tressailli lorsque l'orage avait foudroyé leur village quelques heures plus tôt, ils ne pouvaient prendre le risque de faire face à une seconde tempête qui s'annonçait plus violente et destructrice que la précédente.

— Pour ceux qui n'auraient pas de famille à proximité, un plan d'accueil a été mis en place dans les villes alentours, expliqua le Maire en haussant la voix. Les gymnases, les écoles et les bâtiments publics seront ouverts en priorité pour les personnes âgées et les familles avec des enfants en bas âge. Les foyers concernés devront quitter le village d'ici deux heures, le temps de rassembler quelques affaires. Pour tous les autres, nous vous conseillons de partir avant que la nuit ne tombe.

Dans l'assemblée, plusieurs voix s'élevèrent. Elles scandaient à l'unisson leur refus de quitter leur maison, leur souvenirs, leur héritage, malgré les avertissements des médias et les recommandations du Maire. Monsieur Dalanore regarda son épouse, une étincelle de détermination brûlant dans ses prunelles.

— Nous aussi on reste, lui souffla-t-il. On n'a nulle part où aller, on ne sera pas prioritaires dans les refuges publics. Et puis je peux calfeutrer la maison.

Adèle dodelina de la tête. Malgré la force de caractère de son mari, malgré son désarroi à l'idée d'abandonner cette maison dans laquelle ils avaient placé toutes leurs économies, pour laquelle ils avaient investi tant de temps et de forces, elle désapprouvait.

— La toiture est déjà fragile. Tu ne peux pas te contenter de clouer des planches aux fenêtres, ou de faire fonctionner un groupe électrogène. Tu ne sais pas si la maison pourra résister à une prochaine tempête et...

— Ma cicatrice ne me gratte pas, la coupa monsieur Dalanore, il n'y aura pas d'autre tempête.

Emma observait attentivement ses parents. L'argument de la cicatrice était d'ordinaire imparable. Lorsqu'il avait quatorze ans, monsieur Dalanore, passionné par les automobiles, avait eu l'idée d'emprunter le véhicule de ses parents pour se promener dans les champs et bricoler le moteur. 

Cependant, lors d'un violent orage, pris de panique, il avait remonté les pièces à l'envers. La mécanique s'était emballée et la machine avait explosé, propulsant un morceau de ferraille dans le dos du jeune homme. Entaillé jusqu'à l'os, et chanceux de ne pas avoir subi de plus graves blessures, il avait été recousu, d'où la cicatrice qui se dessinait dans son dos. Depuis lors, le père d'Emma pouvait anticiper tout changement de climat sans se tromper.

Adèle soupira. Elle avait si souvent fait confiance à l'instinct et à la débrouillardise de son mari. Pourtant, elle savait qu'à cet instant précis, l'intention de monsieur Dalanore était animée par la peur. Angoissé à l'idée de perdre le confort de son foyer si durement acquis, terrifié à l'idée de placer son sort entre les mains du hasard et de l'inconnu, il nourrissait sa réflexion d'un sombre paradoxe. S'il voulait protéger sa famille du mal qui allait sévir, son orgueil lui dictait de porter seul cette responsabilité, au risque de prendre la mauvaise décision.

— Tu sais bien que ce n'est pas pareil, insista madame Dalanore. La météo n'est pas normale.

Alors que le Maire finissait d'expliquer les conditions dans lesquelles les habitants qui le souhaitaient devraient quitter Argentsiège, monsieur Dalanore se leva et se dirigea vers la sortie, suivi par sa famille. Une fois à l'extérieur, il alluma une cigarette et huma une bouffée de fumée qu'il expulsa en soufflant doucement. Il admirait le ciel ombragé et laissa le vent fouetter son visage.

Emma quant à elle, se pencha vers son petit frère pour rabattre sa capuche sur sa tête et le réchauffer d'une étreinte sororale. Ensemble, ils observaient la foule qui sortait de la mairie dans un brouhaha infernal. Certains avaient pris la décision de rester dans leur maison, qu'ils jugeaient encore habitable, d'autres avaient choisi de migrer vers les villes qui n'avaient pas été touchées par la tempête. Monsieur Dalanore, lui, hésitait toujours en se grattant un sourcil. Ce geste l'aidait à se concentrer.

Finalement, Pierre Baldorman franchit à son tour le seuil de l'édifice et aborda la famille Dalanore.

— En tant que parents nous ne savons jamais si les décisions que nous prenons sont les bonnes pour nos enfants. Nous faisons tout pour que leurs rêves se réalisent, que nos actions contre les plus vils cauchemars ne soient pas inanité. Si vous décidez de partir, la route départementale en direction de l'Est est la plus sûre.

Monsieur De Baldorman et sa femme saluèrent les parents d'Emma avant de s'éloigner pour répondre aux questions des quelques personnes encore présentes sur le perron de la mairie.

— Tu vois, on doit partir, c'est la meilleure décision à prendre, chuchota madame Dalanore à l'oreille de son mari. Regarde, ta fille a déjà été blessée par la tempête, insista-t-elle en voyant Emma boiter pour se rapprocher de Claire et de Théo. S'il lui arrivait quoi que ce soit, tu ne pourrais pas la soigner ici.

Adèle savait qu'invoquer la douleur de leur enfant permettrait de convaincre monsieur Dalanore.

— Vous allez faire quoi ? demanda Claire, un peu plus loin.

Emma haussa des épaules en montrant ses parents indécis d'un mouvement d'œil discret. Elle avait pourtant perçu une étincelle singulière dans leurs prunelles. Mari et femme se contemplaient. À cet instant, alors qu'ils confinaient leur dispute naissante dans un chuchotement sonore, monsieur et madame Dalanore trouvèrent un accord au cœur des non-dits et du silence.

— Nous on va partir, expliqua Claire. Mon frérot chéri, Alban, va nous héberger le temps que ça se calme, mais d'après lui, ça risque de durer un moment.

Emma détourna les yeux de ses parents. Elle adressa un sourire tremblant à son amie. Ses paupières frémirent imperceptiblement, tentant de retenir, dans un effort redoutable, quelques perles salées, nobles missives du cœur.

— Oh, fais attention à toi, 'Ma, continua Claire en se jetant dans les bras de son amie. On se reverra, et d'ici là, j'aurai inventé de nouvelles blagues, et je saurai faire de nouvelles imitations !

Les deux amies se promirent de résoudre le mystère du blason, avant de se quitter dans un dernier geste de tendresse.

Théo, lui, resta quelques minutes de plus, et tendit une main recroquevillée vers Emma. Il déplia ses doigts, sous les yeux interrogateurs de la jeune fille, avant de laisser s'échapper un magnifique papillon bleu. Le petit insecte brillait d'une lueur merveilleuse. Il battit des ailes, tournoya autour de l'adolescente et se posa sur la paume qu'elle avait ouverte en riant. Alors, elle rapprocha la créature de ses yeux, et vit qu'elle était parée de plumes minuscules qui ondulaient sous la force du vent.

— Je sais qu'avec Claire vous cherchez des réponses, expliqua Théo en bafouillant. J'ai pensé que ça pouvait être un indice. Je l'ai trouvé dans le parc, quand j'ai aidé maman à vous ramener, ajouta-t-il en haussant les épaules.

Il se tut et baissa les yeux. Contrairement à sa sœur, il ne trouvait pas les mots lorsque la gravité d'une situation semblait peser sur l'instant. Il se contenta finalement de détourner l'attention sur ses lèvres, qu'il courba dans un tremblement, espérant qu'Emma ne remarque pas la désolation humide de ses prunelles noires. L'adolescente lui rendit un sourire timide et le salua de la main en le regardant s'éloigner.

— Assez perdu de temps, intervint monsieur Dalanore en se rapprochant de sa fille. Il faut qu'on fasse nos valises avant que le ciel nous tombe dessus, continua-t-il en levant les yeux vers la voûte céleste. Ce soir, on quitte Argentsiège.

Emma acquiesça doucement, le regard fixé sur les silhouettes de Claire et de Théo qui s'éloignaient de plus en plus, pour devenir des points indistincts. Le cœur de la jeune fille se serra. Les larmes brûlèrent sa gorge, imprégnaient son nez d'une odeur salée, lui brouillaient la vue. Pourtant, elles ne coulèrent pas. En s'infligeant cette torture du cœur, l'adolescente souhaitait se convaincre que l'au revoir ne se transformerait pas en adieu.




Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top