Recensement (Partie 1)


Le lendemain, Emma fut réveillée par une délicieuse odeur de pain grillé et de café. Elle s'habilla rapidement et descendit, poussée par le cri de son ventre affamé. Lorsqu'elle entra dans la cuisine, la jeune fille vit que Félicie avait déposé une tranche de pain dans son assiette, au dessus de laquelle s'abattaient des éclairs de foudre, sortis d'un petit nuage noir, pour dorer légèrement la tartine. Au dessus du verre d'Eliott, qui lisait attentivement son journal, un petit nuage blanc versait des grêlons en rafale. 

Voyant l'air stupéfait de la jeune fille, Félicie, qui versait du café encore fumant dans une tasse ébréchée, la questionna :

— Vous ne buvez jamais votre jus d'orange avec des glaçons, chez les Inanis ? 

— Si... Bien sûr, balbutia-t-elle en s'asseyant. 

Alors que la jeune fille attrapait avec hâte une tranche de pain déjà grillée, de peur de se faire frapper par la foudre, tout en se demandant s'il était plus courant d'être touché par un éclair chez les Somnius que chez les Inanis, elle  la laissa maladroitement s'échouer par terre. Soudain, avant même qu'Emma n'ait eu le temps de se pencher pour ramasser les ruines de son festin, une petite boule blanche, pareille à du coton, sortit de sous un placard, roula sur elle-même à la vitesse de l'éclair pour attraper avec ses minuscules pattes le morceau de pain, et repartit aussitôt sous le meuble. Laissant échapper un cri de stupeur, Emma éloigna aussitôt sa main du sol, avant de s'assurer que cet animal  non identifié ne tenterait pas de lui sauter à la gorge.  

— N'aie crainte, la rassura Eliott en levant les yeux de son journal. C'est Hector, notre Bouftout. 

Le Protecteur saisit alors une écorce d'orange et se pencha pour la tendre à l'animal qui réapparut en un instant et engloutit tout aussi rapidement la peau de l'agrume. Affichant un sourire satisfait, Eliott se leva et sortit son petit sablier de sa poche intérieure. 

— Nous devrions nous hâter si nous ne voulons pas arriver en retard. J'ai quelques affaires à régler en ville, et toi, Emma, tu dois être recensée par l'Administration Royale.  

La jeune fille acquiesça et suivit ses hôtes en posant un dernier regard sous le meuble qui servait de refuge à la créature moutonneuse qui engloutissait tout ce qu'elle trouvait sur son passage. Une fois arrivés sur la place principale du village, Eliott héla un carrosse. Ce dernier, en forme de citrouille, peint en rouge et décoré d'éclairs dorés, s'arrêta devant eux. Une fois les passagers à l'intérieur, la porte se referma et le carrosse démarra à une vitesse incroyable, si bien qu'Emma, à peine assise, dut se retenir de justesse pour ne pas tomber.

— La Reine a très bien investi. Ces engins ont une puissance incroyable ! Rien à voir avec les anciens, déclara Félicie avec un large sourire.

Emma, qui ne manqua pas de grimacer, ouvrit le rideau de satin pour regarder par la petite fenêtre, mais le paysage défilait si vite que ses rétines la faisaient souffrir. Elle décida donc de détailler l'intérieur du véhicule, qui ressemblait fortement à un vrai carrosse, du moins à ce qu'elle connaissait dans le monde des Inanis.

Les sièges rouges, très confortables, se réglaient à volonté, chacun pouvait en modifier la largeur, la longueur la profondeur, l'inclinaison, sans déranger son voisin. Au dessus, trônait fièrement l'écusson impérial fixé sur le drapeau français. La carapace intérieure du carrosse, rose pâle, ne s'accordait pas vraiment au reste du décor, mais il était tout de même possible d'en admirer l'extrême finesse. Tout à coup, Emma sentit le véhicule ralentir, et quelques secondes plus tard, un homme, qui se confondait avec le carrosse, ouvrit la portière. Devant le regard étonné de la jeune fille, Eliott lui glissa à l'oreille :

— C'est un Huissier de Véhicule, il se doit d'ouvrir les portes de tous les carrosses se stationnant au pied de la ville. Il se charge de réguler le flux de passagers et de satisfaire le bien être des voyageurs. Ses vêtements prennent automatiquement la couleur du carrosse dont il décide d'ouvrir la porte.

Emma salua l'Huissier d'un léger signe de tête avant de s'attarder sur le paysage qui l'entourait. Elle se trouvait bien devant les marches de la plus haute ville de France. Des carrosses, par centaines, déposaient les passagers avides d'atteindre le sommet de celle que l'on nomme la MagnaPolys. 

La jeune fille, elle aussi impatiente de découvrir ce qui l'attendait en haut de ces immenses marches de plusieurs mètres de longueur, entreprit de les gravir en suivant Eliott et Félicie. Sur les côtés, de nombreuses fleurs, multicolores et odorantes, poussaient, gravissant elles aussi cet immense escalier, dans l'espoir de pouvoir un jour atteindre les cieux. Des fontaines, dispersées ça et là, encastrées dans le béton, oasis providentiels dans cette ascension merveilleuse, permettaient aux plus fragiles de se ressourcer avant de continuer leur chemin.

Lorsqu'Emma arriva en haut, rouge et essoufflée, elle oublia la douleur lancinante dans ses jambes face au magnifique spectacle qui s'offrait à elle. Une immense place ovale, autour de laquelle étaient disposées de nombreuses boutiques, semblait abriter une diversité de cultures, de divertissements et de classes sociales, tout à fait étonnante. 

Des hommes essayaient de charmer les serpents, d'autres essayant de charmer les jeunes femmes. Des personnes âgées assises à la terrasse d'un café jouaient aux cartes, pendant que les jeunes enfants se cachaient derrière les échoppes des marchands. Une femme, richement vêtue tentait de rattraper un chenapan lui ayant dérobé son pain, tandis que son mari la retenait en riant. De magnifiques créatures dansaient accompagnées par la musique d'un flûtiste, et d'un violon jouant sans aucune action humaine, pendant que quelques passants laissaient tomber des pierres dans un vieux chapeau rapiécé. 

De nombreux Custodis, vêtus comme celui qu'Emma avait rencontré dans le Praesidium, effectuaient leurs rondes. Certaines personnes s'élevaient dans les airs, assises sur leurs tapis, d'autres s'élevaient sans aucun outil, par la seule force de leur esprit.

Eliott, toujours en alerte, remarqua l'étonnement d'Emma, et devança sa question :

— Les personnes qui volent grâce aux tapis sont des Persans, il s'agit de leur mode de vie. Par contre, celles qui volent par elles-mêmes ont perdu l'usage de leurs jambes. La Reine a réglementé l'emploi des moyens de transports aériens pour des raisons de sécurité, et seules ces deux catégories de personnes sont autorisées à voler dans l'enceinte de la ville. Quant au violon qui joue tout seul, continua Eliott en pointant l'instrument du doigt, il se nomme Olivon. 

Félicie, un sourire admiratif aux lèvres, confirma les dires de son fils, et continua :

— Lorsqu'il était humain, cet homme était un grand virtuose, mais il a perdu l'usage de ses mains. Ne pouvant plus exercer sa passion il a décidé de se transformer en violon. Sa passion a devancé tous les protocoles, toutes les lois régissant le rationnel ou l'irrationnel, l'impossible devenant ici possible.

— Je crois que je vais devoir réapprendre la différence entre les deux, s'enquit Emma qui sentait tous les regards posés sur elle. Ici, c'est moi qui passe pour une personne étrange et mystérieuse, continua-t-elle alors qu'un enfant tirait sur la jupe de sa mère en pointant la jeune fille du doigt, d'un air apeuré.   

Félicie se pencha vers elle et la rassura :

— Oh ne t'inquiète pas, les gens remarquent que tu es habillée différemment, mais nous allons remédier à cela !

Soudain, avant que la jeune fille ne puisse répondre, une clameur s'éleva dans la foule. Un garçon aux traits tirés, aux yeux verts, qui ternis par des cernes profondes brillaient d'une vive intelligence, aux cheveux blonds, entremêlés sur la courbe de sa nuque, distribuait des tracts et vociférait avec fureur :

— Quatre mois ! C'est le temps qu'il nous reste avant d'être en rupture d'Energie ! Ouvrez les yeux ! Demandez l'abdication de la Reine !

Un peu plus loin, une autre voix fusa dans un écho : 

— Peuple Somnius ! Ouvrez les yeux ! Demandez l'abdication de la Reine !

Le détracteur, en continuant à s'époumoner, distribuait aux passants des papiers qui, en atteignant les mains de leurs destinataires, se transformaient en dizaines de petits insectes volants et répétaient le message dans un brouhaha infernal. 

— Ouvrez les yeux ! La Reine Etheldrede vole votre Energie et plonge votre peuple dans la pauvreté et la dictature ! C'est elle qui a manigancé le dérèglement climatique chez les Inanis, c'est elle qui... 

Des Custodis entouraient maintenant le jeune garçon qui se débattait avec force et tentait de hurler entre les doigts des gardes, fermement scellés à sa bouche. 

— Elle vous a menti ! parvint-il à laisser échapper tandis que les Custodis l'empoignaient avec plus d'intensité, pour immobiliser l'adolescent. 

L'attention portée sur le garçon se tarit alors, peu à peu, et tandis que le bourdonnement de la foule reprenait son rythme normal, le Protecteur resta figé un instant sous le regard inquiet de sa mère et à la plus grande confusion d'Emma, qui aurait souhaité obtenir des explications. 

— Eliott, sais-tu des choses que nous ne devrions pas savoir ? lui souffla Félicie en lui posant une main bienveillante sur l'épaule, tout en arborant l'air réprobateur d'une mère inquiète pour son enfant

— Non, maman. Tu sais bien que j'accorde mon entière confiance à notre Reine, répondit le Protecteur en passant une main sur son visage encore livide. 

— Je crois que c'est plutôt ce que vous ignorez qui vous inquiète, observa Emma qui semblait saisir les questions qui se bousculaient dans les grands yeux verts de son hôte. Pourquoi cette répression ? continua-t-elle, tant pour poser des mots sur les pensées tumultueuses du Protecteur, que pour formuler ses propres interrogations.

— Je dois m'absenter quelques heures sur le Fort, articula-t-il pour seule réponse. Je reviendrai pour te faire recenser, Emma.

Pour la première fois depuis qu'elle était arrivée chez les Somnius, la jeune fille n'obtint pas de réponse et songea que, quelque fut la frontière entre le réel et l'imaginaire dans ce monde,  l'irrationnel résiderait toujours dans la capacité de l'Homme à créer des combats dont il perdrait un jour le contrôle, à allumer une étincelle qui se transformerait en un feu incontrôlable.



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