Le Magnificus Arbor (Partie 1)
Emma, qui emboita le pas à Eliott, prit soin de soulever sa grosse valise rouge, non sans peine, et de marcher dans les traces fraiches du Protecteur pour ne pas souiller le manteau immaculé de la terre. Peut-être était-ce sa dernière occasion de contempler ces millions de flocons, soudés les uns aux autres avec tant de pureté... Qui savait si cette contrée inconnue dans laquelle elle se rendait connaitrait l'hiver... C'est pourquoi elle voulait graver à tout jamais dans son esprit une image intacte de cette glaciale poudre blanche.
Elle imagina alors des enfants, courant de toutes parts, tentant d'esquiver les boules de neige que d'autres avaient soigneusement pétries. Elle imagina ces enfants, qui, avec la plus grande tendresse, sculptaient un homme de glace, fidèle ami, qui, à la naissance du premier rayon de soleil, entamerait sa métamorphose pour s'évanouir dans le ventre de la terre. Elle imagina ces enfants, se jetant dans la neige, ouvrant les bras et les jambes pour dessiner la mince silhouette d'un ange...
Mais elle n'appartenait plus au monde de ces enfants, alors même qu'elle rêvait de pouvoir goûter encore un peu de leur insouciance, de leur naïveté. Soudain, l'obscurité des rues désertes la ramena à la réalité. Plus un souffle n'animait la ville, pas même celui du vent, si bien qu'elle entendait battre son cœur, comme elle entendrait le clocher d'une cathédrale.
Emma se rapprocha d'Eliott, angoissée par ce calme soudain. Ils n'échangèrent aucun mot, et bien que leur rencontre fut récente, il savait qu'elle avait besoin d'être rassurée, elle savait qu'il la protègerait...
Tous deux passèrent le seuil du plus grand parc arboré de la ville. D'énormes buissons taillés en forme d'animaux se dressaient, éparpillés autour du chemin principal que l'on ne pouvait plus distinguer, recouvert par la neige. Sur sa droite, la jeune fille vit le fleuve, lui aussi transi de froid, immobile, gelé dans son lit. Les bancs, d'habitude envahis par la foule, craquaient, rongés par la solitude. Les arbres se secouaient, agitant tous leurs membres, des amas de neige tombant parfois de leurs branches, atterrissant lourdement sur le sol.
Il semblait que la nature elle-même devait s'accommoder de sa propre impertinence. Les oiseaux, regroupés dans leurs nids, n'essayaient même pas de fuir leurs prédateurs, eux-mêmes à l'agonie, transis au fond de leurs terriers. Les fleurs les plus petites se noyaient dans la neige, tandis que les plus grandes tentaient non sans mal de s'élever au dessus de cet épais manteau blanc. Alors qu'Eliott s'immobilisait, Emma s'approcha de lui et demanda :
— Pourquoi vous arrêtez-vous, que se passe-t-il ?
Pour seule réponse, l'homme posa son index sur sa bouche, incitant ainsi la jeune fille à garder le silence. Il fit face au plus grand arbre du parc, un immense orme, qui, bien que recouvert par la neige, éclatait d'une vive teinte dorée, remplissant l'atmosphère d'une aura chaleureuse. Sur chacune de ses branches, les feuilles avaient laissé place à de petites sphères, scintillant de mille et une couleurs. En la présence de cet arbre, l'hiver semblait moins froid, la nuit moins sombre. Quelques papillons d'un bleu céleste s'aventuraient jusqu'à la cime de ce majestueux feuillu, virevoltaient audacieusement autour de ses membres puissants, s'appliquant à répéter inlassablement ce fabuleux ballet.
Devant ce spectacle grandiose, le Protecteur déclara solennellement :
— Ne bouge plus, pas un seul de tes membres, reste immobile face au Magnificus Arbor.
Sur ces paroles, Eliott saisit délicatement la main d'Emma, qui, dans une totale confiance, ne s'agita pas, et conserva un calme sans faille. C'est à ce moment précis, dans la plus totale ignorance, que ces deux êtres scellèrent leurs destins.
Peu à peu, sans même qu'ils ne le voient, ni l'aperçoivent, des racines naquirent et se propagèrent, d'abord sur leurs pieds, puis lentement, le long de leurs jambes, pour parvenir jusqu'à leurs bustes, leurs bras, leurs épaules, et finir par recouvrir leurs têtes, puis leurs corps entiers. Tous deux, tels des statues, emprisonnés par la nature, se dressaient face à cet arbre centenaire, sans même pouvoir se courber devant lui pour esquisser une révérence. Puis ils disparurent lentement, loin de cette terre enneigée, happés par le sol, au cœur du Magnificus Arbor.
Emma ne sentait plus un seul souffle, un seul picotement sur sa peau. Le temps sembla s'évanouir un instant, elle avait l'impression de vivre un rêve éveillé, comme si son corps n'était plus, comme s'il ne lui restait que son esprit pour penser. Toutes les sensations s'évanouissaient, le froid, la fatigue, la peur. Même l'obscurité ne pouvait être ressentie. Pourtant, elle savait qu'elle ne courait aucun danger. Jamais elle n'avait été aussi calme, jamais elle n'avait expérimenté à la fois un tel manque, et un tel soulagement, tous deux liés à la disparition de son corps. Elle sentait la présence d'Eliott non loin d'elle, qui voulait lui parler, mais sa voix n'émit aucun son. Ils furent donc contraints de se taire lors de cette transition entre deux mondes totalement différents.
Emma savait le rôle que jouait le Magnificus Arbor dans leur voyage, sans même avoir obtenu d'explications. C'était grâce à lui, ou peut-être à cause de lui, que son esprit flottait, voyageait au gré des forces les plus mystérieuses et inconnues. Elle savait qu'elle serait bientôt confrontée à une puissance dont elle ignorait la source et même le nom.
Peu à peu, elle entendit de nouveau son pouls battre en même temps que celui d'Eliott. Elle sentit la chaleur de ses vêtements sur sa peau, la lourdeur de ses cheveux sur son crâne, le sol soutenir ses pieds. Elle retrouva chacun de ses doigts, qu'elle remua un à un, ceux de sa main gauche étant encore entrelacés aux doigts du Protecteur. Une faible brise souffla dans ses cheveux, la faisant légèrement frissonner. Puis, lentement, infiniment lentement, elle souleva ses paupières pour s'accommoder à la nouvelle luminosité ambiante.
Elle regarda Eliott pendant de longues secondes et lâcha millimètre par millimètre chacun de ses doigts. Encore étourdie, elle resta immobilisée quelques secondes avant de faire paraître une quelconque réaction, un quelconque étonnement. Elle balaya du regard l'environnement qui l'entourait, sans s'attarder sur les détails, sans même savoir où elle se trouvait réellement.
Puis, avec la plus grande attention, elle analysa cet endroit inconnu. La jeune fille se tenait debout dans une grande salle circulaire, dont les murs épais, recouverts de pierre marron, ne laissaient entrevoir aucune issue possible. Au milieu de cette pièce trônait un immense fauteuil de bois, fièrement assis au sommet de trois grandes marches de pierre, recouvertes d'un tapis violet aux bords argentés. Derrière le fauteuil, une grande tapisserie soigneusement brodée de centaines de blasons, ondulait au gré de ses envies, le vent ne pouvant pas s'immiscer au sein de cette forteresse impénétrable. Toujours au centre de la pièce, un immense lustre constitué de gouttelettes violettes, n'étant relié à aucun fil, aucune accroche, flottait au dessus du fauteuil et émettait une faible lumière colorée. Emma avança d'un pas et se retourna vers le Protecteur, resté droit, immobile, les mains croisées derrière le dos.
— Où sommes-nous ?
Sans émettre un seul mot, l'homme leva son bras gauche et désigna à la jeune fille un petit objet dont elle n'avait pas encore pris connaissance.
Elle leva la tête et vit un panneau de bois ovale, petite enseigne du Moyen Age, maintenu au mur par des petites vagues en fer forgé, sur lequel un message était parfaitement tracé par des lettres illuminées :
Praesidium
Contrôle des échanges inter-cosmos, protection des citoyens, lutte contre le terrorisme et les escroqueries.
— Nous sommes à la frontière de nos deux mondes ? demanda la jeune fille dont la voix commençait à trembler d'émotion, sans qu'elle ne sache pourquoi.
— Oui tu as raison, le Praesidium est une douane. Son rôle est de garantir la sécurité de tous les citoyens et de toutes les citoyennes de nos deux mondes. J'ai tout à l'heure évoqué nos peuples respectifs : les Inanis et les Somnius. Il y a fort longtemps, à l'aube de l'humanité, ces deux nations vivaient ensemble, partageaient les mêmes territoires, les mêmes terrains de chasse. Mais peu à peu l'Homme s'est sédentarisé, et nos deux peuples ont tenté de partager les mêmes villages, les mêmes écoles, les mêmes institutions. Cependant, cette tentative s'est avérée bien plus compliquée que ce que les Hommes de l'époque avaient imaginé.
Eliott se tut un instant pour réfléchir, pendant qu'Emma faisait le tour de la pièce en glissant ses doigts sur la pierre fraîche du mur, afin d'y trouver une ouverture. En vain. Elle se retourna vers le Protecteur, qui continua :
— Nous pensons et nous savons que tous les Hommes, quels qu'ils soient, sont égaux. Pourtant, la cohabitation de nos deux peuples s'est révélée impossible... Je vois dans ton regard que cela t'intrigue, ajouta-t-il en remarquant les sourcils froncés de sa protégée. Pourquoi, si nous prônons l'égalité entre toutes les nations, n'avons-nous pas été capable de vivre ensemble ? J'aimerais tellement pouvoir répondre à cette question...
Eliott plongea son regard dans le vide, et laissa le silence s'installer. Emma, qui sentait une certaine tristesse s'édifier dans le cœur du Protecteur, ne brisa pas ce calme soudain. Elle s'approcha de lui et saisit doucement son bras, pour lui indiquer, maladroitement, qu'elle devinait la violence, la puissance de ses sentiments, qui jour après jour, l'épuisaient, le rongeaient... Les yeux imperceptiblement humides de l'homme croisèrent le regard de la jeune fille, et il reprit :
— Cela est une très longue histoire, qui prend en compte chaque aspect de la personne humaine. Les aspirations, les choix, les comportements, les sentiments de l'être humain, font de lui une créature incroyable mais aussi infiniment complexe et incompréhensible. Nous sommes tous à la fois si semblables et si différents. Que nous soyons Inanis ou Somnius, nous avons tous les mêmes chagrins, les mêmes joies... Nous avons tous peur de cette échéance qu'est la mort, nous espérons tous trouver un jour l'amour et la paix... Nous avons tous des Justes à admirer et des criminels à condamner. Et pourtant, nous ne pouvons pas vivre dans le même monde.
Un léger rire s'échappa de sa bouche. Il le refréna aussitôt, et se corrigea :
— Je veux dire, nous vivons tous sur Terre, les continents, les océans sont les mêmes pour vous comme pour nous, mais nos modes de vie sont bien trop opposés pour vivre côte à côte. Il y a plusieurs milliers d'années, il a été décidé de partager chaque continent, chaque pays en deux.
Ses mains se balancèrent chacune leur tour pour représenter tantôt le peuple des Inanis, tantôt le peuple des Somnius.
— Toi et moi vivons en France, sans jamais avoir eu l'occasion de nous rencontrer. Tel est le rôle du Praesidium, plus vieille institution régissant les échanges entre nos deux mondes : permettre à chaque peuple de vivre de son côté, dans le même pays, sans jamais pouvoir se croiser, termina-t-il alors qu'une immense carte du Monde s'affichait sur le mur du Praesidium.
Emma s'avança vers l'atlas, ébahie, les yeux grands ouverts, la tête légèrement inclinée pour mieux en saisir les détails.
— Si je comprends bien, la partie visible de la France sur nos cartes, n'est que la partie des Inanis.
Elle fit glisser son doigt sur les frontières du pays, qui était en fait deux fois plus grand que ce qu'on lui avait toujours enseigné à l'école.
— Oui tu as compris, répondit le Protecteur en s'approchant de la jeune fille. Il en est de même pour nous, nos cartes ne prennent pas en compte vos terres. Seuls les océans n'ont pas été partagés. De là vient la vieille croyant selon laquelle notre planète serait constituée de deux fois plus d'eau que de terre. Il n'en est rien en réalité.
— Mais vous ne m'avez toujours pas dit pourquoi il est impossible que nos deux peuples vivent ensemble... remarqua Emma en se retournant vers le Protecteur. Est-ce à cause de la guerre ?
— A vrai dire, ce n'est pas si simple... De nombreux peuples ont survécu à la guerre, et se sont unis pour ne jamais plus avoir à se battre. Nous pensons que les conséquences d'une fusion entre les Inanis et les Somnius seraient bien plus dramatiques que la guerre.
Eliott se projeta dans les méandres de son esprit, assailli par les souvenirs, poignardé par la souffrance.
— Nous devons préserver ce secret pour la survie de l'humanité. Pour cette raison, peu de personnes sont autorisées à voyager entre les deux mondes.
Le Protecteur toussotât et fit un signe de tête à Emma, lui indiquant la présence de quelque chose par-dessus son épaule :
— Je t'expliquerai une autre fois, pour l'instant voici le Custodis.
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