Fuite vers la Ville (Partie 3)

Les chiens léchaient son visage pour la réveiller. Emma tenta de se relever en grognant. Elle tremblait, glacée jusqu'aux os.

— Gloups, souffla-t-elle en caressant la bête.

La jeune fille tourna la tête et observa tout autour d'elle. Au loin, à quelques kilomètres peut-être, elle vit les immeubles de la ville se dresser, comme totem salvateur au bout du chemin.

S'appuyant sur ses membres endoloris, aidée par les animaux, Emma réussit finalement à tenir sur ses jambes. Centimètre par centimètre, elle se mit en marche, accompagnée par les chiens fidèles.

La jeune fille reniflait. Chaque pas lui arrachait une grimace. Chaque souvenir la ramenait à sa solitude. Qu'était-il advenu de Jean et de sa famille ? Avaient-ils réussi à s'enfuir ? Pourquoi monsieur Dalanore lui avait-il parlé de contrat ? Pourquoi avait-il refusé de lui dire qu'il l'aimait ?

Milles hypothèses se bousculaient dans la tête d'Emma. Seule au milieu de cette plaine déserte, elle laissa couler ses larmes, ruisseau de peur, de souffrance et d'incompréhension. Ses vrais parents étaient-ils des prisonniers dont la libération correspondrait à la date de sa majorité ? Elle soupira. Arriverait-elle seulement à rejoindre la ville ?

La jeune fille boitait. Tous ses muscles se crispaient pour supporter le froid. Elle ne sentait même plus ses mains. La peau de son visage tiraillait. Le trajet lui parut interminable. Secondes se métamorphosaient en heures. Puisant au plus profond d'elle, encouragée par les chiens qui collaient leurs museaux contre ses jambes, Emma arriva finalement au centre de la ville.

La nuit tombait. La pénombre s'engouffrait dans les rues désertes, insonorisées par les couches de poudreuse. Perdue, frigorifiée, Emma se laissa tomber sur un banc qu'elle avait déneigé de sa manche. Elle posa son sac-à-dos à côté d'elle et souffla en renversant sa tête vers l'arrière. Les larmes coulaient encore et s'écrasaient à terre, laissant quelques marques éphémères avant de se cristalliser au milieu des flocons.

Soudain, les chiens sautèrent sur le banc et s'installèrent à ses côtés, posant leurs pattes et leurs gueules sur ses genoux. Ils unirent leurs couinements à ses sanglots. Ils la réchauffèrent, la consolèrent.

Alors qu'elle ressassait les images de ce cauchemar éveillé, attendant patiemment que son cœur cesse de battre, Emma sentit une douce chaleur se propager dans son cou. Elle porta une main à sa gorge et sentit un petit objet pointu accroché à une chaîne.

Ses yeux s'écarquillèrent. Son pouls s'emballait. Elle ne portait presque jamais de bijoux et était certaine de ne pas en avoir attaché à son cou avant de partir. Les mains tremblantes, elle détacha le fermoir et glissa la chaîne dans le creux de sa main.

Les sourcils froncés, la bouche ouverte, elle laissa échapper un rire rauque, un rire glaçant. Gloups couina un peu plus fort et fourra son museau dans la paume de la jeune fille pour renifler le bijou scintillant. Voyant que le chien restait serein, Emma reprit ses esprits, et observa plus attentivement le mystérieux objet.

Elle tourna et retourna cette clef en or, pendentif finement taillé. Jamais une telle précision, un tel raffinement n'avaient été égalés par les plus grands joailliers de ce monde. Des ailes d'aigles se rejoignant vers le haut, formaient l'anneau de la clef qui recelait une grappe de raisin, fruit de la vigne, dont les feuilles s'enroulaient autour d'une queue de scorpion.

Le regard d'Emma s'arrêta sur ce petit arachnide dont les pinces semblaient remuer imperceptiblement. Sa teinte virait légèrement au violet alors que le reste de l'objet gardait sa brillance dorée. Le museau de la clef, dentelé, ne possédait aucun attribut extraordinaire. Alors que la jeune fille approchait un peu plus le bijou de ses yeux, elle découvrit une minuscule inscription gravée sur la tige de la clef. Elle ne pouvait la déchiffrer.

— Mais oui, bien évidemment, murmura-t-elle.

Son rire reprit de plus belle, faisant tressauter tout son corps.

— Mais oui, je suis en train de rêver, reprit-elle plus fort. Ou alors je suis déjà morte. Ou je deviens complètement folle. Oui, je suis folle, et je parle toute seule.

Grinçant, désespéré, cet éclat d'hilarité résonna dans les abîmes les plus profondes de la peine. Les chiens levèrent les paupières et la regardèrent, interrogateurs. Puis la voix de la jeune fille s'éteignit. Elle observa ses amis fidèles d'un air attristé.

— Oh, je suis désolée. Je n'ai pas envie que vous me voyez comme ça. Et puis vous devez avoir faim, et je n'ai rien pour vous, continua la jeune fille en entendant le gargouillement de son propre ventre.

Emma caressa les chiens et porta son regard dans le vide.

— Si Claire avait été là, souffla-t-elle, elle aurait eu quelque chose à vous proposer.

Soudain, une leur d'espoir anima les prunelles de la jeune fille.

— Mais oui, Claire ! Attendez, maintenant qu'on est arrivés en ville, j'ai peut-être du réseau.

L'adolescente se tortilla et ouvrit frénétiquement son sac, seul bagage que les assaillants n'avaient pas remarqué, dans l'espoir d'y trouver son téléphone. Pourtant, quelle ne fut pas sa surprise lorsqu'elle aperçut un coffret de bois, serti de perles multicolores et de rubans de toutes tailles.

— Emma, si c'est un rêve, réveille-toi, si c'est un rêve tu peux partir, se répétait-elle.

Les doigts tremblants, elle ouvrit ce coffret pour y trouver un morceau de tissu transparent et très fin qu'elle déplia soigneusement. Ce dernier s'illumina et des lettres calligraphiées apparurent.

Une vague de chaleur s'empara du corps de la jeune fille. Son cœur martelait dans sa poitrine. Le message lui était adressé :

En ce jour, fille Dalanore, le doute creuse en vous un abîme infini. Vous ne savez plus quel chemin suivre, ni à qui faire confiance.

Si vous répondez aux conditions d'octroy de la Demande à Porveoir, régie par les Lois du Royaume Somnius de France, avalez le contenu de la fiole rouge.

Le Protecteur des Tigres, E.M.T.

Emma se gratta la tête. Elle ne comprenait pas la signification de ce message sibyllin. Certains mots lui échappaient. Elle regarda tout autour d'elle, soudain angoissée à l'idée d'avoir été suivie, de se retrouver prise au piège. Pourquoi était-elle en possession de ces objets étranges ?

Elle déglutit. Peut-être quelqu'un cherchait-il à l'empoisonner ? D'un geste tremblant, elle sortit la fiole, sculptée avec finesse, sertie de pierres fines et étincelantes. À l'intérieur, un liquide rouge se mettait en mouvement frappait contre le verre. La jeune fille ne savait pas combien de temps cet objet était resté dans son sac, mais elle fut étonnée de voir que le breuvage n'avait pas gelé.

— Vous pensez que je dois boire ça ? demanda-t-elle en observant tour à tour les chiens et la fiole.

Gloups posa une patte sur sa main en couinant.

— Toi, tu penses que oui. Mais je ne sais pas ce que c'est, ni d'où ça vient. Ça pourrait me tuer. Bon en même temps, je sûre que personne ne le remarquerait. Vous seriez tristes, vous ?

Le chien glapit de plus belle. Elle lui adressa un sourire et caressa sa tête.

— Oh, merci, heureusement que tu es là. Alors je tente ? Je n'ai plus rien à perdre de toute façon. Et puis si c'est bon je t'en donnerai un peu.

Emma, malgré ses doutes et ses appréhensions, porta le liquide à ses lèvres tremblantes. Ses papilles ne frétillèrent pas. Elle sentit le froid envahir douloureusement sa trachée. Son corps se raidissait. Les pulsations de son cœur ralentissaient. Ses membres se paralysaient. 

Non, pas si vite, elle voulait dire adieu à ces pauvres bêtes qui la réchauffaient. Sa peau devint de plus en plus pâle, ses yeux de plus en plus lourds. Elle suffoquait. La moindre parcelle d'oxygène qu'elle parvenait à inhaler lui procurait une sensation désagréable de brûlure. Elle ferma les paupières, pour chasser l'évanouissement qui s'emparait d'elle.

Ce qu'elle avait bu la tuait. Elle entendait encore les gémissements de Gloups dans un écho lointain. Elle ne pouvait pas se laisser mourir. Il fallait qu'elle vive. Pour ces animaux fidèles, pour les sans-abris du refuge, pour Claire et Théo, pour ses parents qui l'attendaient quelque part, qui qu'ils fussent.

Emma ouvrit les yeux.

Une faible lumière violette éclairait la pièce dans laquelle elle se trouvait. Allongée sur un sol cotonneux, elle se releva sans peine. En face d'elle, se dressait une statue de femme assise sur un trône, tenant dans sa main un trousseau de clefs. La mort n'était pas bien vaste, songea-t-elle en affichant une moue déçue.

Peu à peu, la lumière s'intensifia. Tout autour d'elle, les murs s'animèrent, à l'instar d'un écran de cinéma. Emma tourna le dos à la statue qui se creusa pour faire office de siège, et elle fut propulsée par une force incroyable. Contrainte de s'asseoir sur cette sculpture, l'adolescente ne ressentit aucune crainte. Elle se laissa porter, submergée par une chaleur réconfortante.

Soudain, le mystérieux blason apparut sur le mur, avant de laisser place à un splendide sablier. Le sable qui y coulait, d'une extrême finesse, se colorait d'un violet foncé. Les pieds qui maintenaient la partie centrale de l'objet semblaient immatériels et représentaient une double hélice sans cesse en mouvement. Le blason y était finement gravé, aux côtés de formes étranges et tourbillonnantes.

Fille Dalanore, la Procédure à Porveoir est activée, résonna une voix inconnue dans l'esprit d'Emma.

Elle acquiesça. Elle ne pouvait sentir les battements de son cœur à cet instant précis. Mais elle les savait intenses. L'excitation la gagnait. Enfin, elle allait savoir. Pourquoi ce blason, pourquoi cette neige, pourquoi tous ces mystères.

Nous vous envoyons le Protecteur, un grand ami.

Emma se sentit lourde. Elle s'endormit sur ce banc glacé, aux côtés de Gloups et des autres chiens qui la réchauffaient.




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