Épreuve orale (Partie 1)

Le dernier jour, alors que mille candidats seulement restaient sur le Fort, Emma marchait seule, pensive, au sein de ce géant de pierres. Elle savait que cette journée serait décisive, pour elle, mais aussi pour ses deux amies, Claire et Maiwenn. 

Lorsque huit heures sonnèrent, le Vice Président ne fit pas d'allocution. Seul l'immense panneau d'affichage s'illumina, et les noms des candidats défilèrent dans l'ordre alphabétique pour indiquer le lieu et l'heure de la dernière épreuve, l'entretien oral avec des membres d'honneur de la Compériale, jury éminent, seuls décisionnaires. Dix panels composés de cinq membres chacun seraient mis en place, et les candidats ne disposeraient que cinq minutes pour convaincre leurs interlocuteurs.

Emma rejoignit ses amies et se hissa sur la pointe des pieds pour tenter de surpasser les têtes qui l'empêchaient d'établir un lien visuel avec les lettres et les chiffres tracés par les milliers de lucioles lumineuses.

— Emma Dalanore, rendez-vous à onze heures devant la Porte aux Tigres, lui indiqua Claire.

Cette dernière, amusée, imita le rugissement du félin et agita sauvagement sa main à l'image d'une patte cernée de griffes.

— Et moi, Claire De Baldorman, rendez-vous à quinze heures cinquante-cinq, Salle des Lumières, reprit-elle aussitôt. Ca c'est de la précision !

Quelques minutes plus tard, le nom de Maiwenn s'afficha finalement.

— Mademoiselle Nemoris, rendez-vous à huit heures dix en Salle Bleue, conclut Claire.

— Quoi, déjà ? Allons-y, sinon je vais être en retard !

Maiwenn, les yeux écarquillés, le cœur battant, se précipita au deuxième étage, suivie de près par ses deux amies. Essoufflées, les joues rouges, elles s'arrêtèrent devant une salle dont la porte bleue, au sommet pointu, évoquait les plus grands palais orientaux. 

À cet instant, un petit sablier, lui aussi bleu, apparut devant la porte et se retourna pour laisser couler un liquide glacial. Maiwenn, anxieuse, mais déterminée à affronter le jury, poussa la porte qui s'ouvrit sans peine. Encouragée par ses amies, elle inspira à pleins poumons avant de s'engouffrer dans cette salle bleue, avec la ferme intention de tirer parti de chaque minute impartie.

Lorsque le liquide du sablier eût fini de se déverser, Maiwenn ressortit en expirant de toutes ses forces, évacuant toute forme d'angoisse, s'autorisant enfin à respirer. Reprenant peu à peu ses esprits et dans l'euphorie caractéristique qui semble exploser à la fin de toute période d'épreuves exigeantes et déterminantes, elle raconta le déroulement de son oral à qui voulait bien l'entendre.

Emma et Claire, ainsi que des dizaines de candidats curieux et inquiets, apprirent que la salle dans laquelle Maiwenn se trouvait, dont les murs s'illuminaient de bleu, lui avait semblé agréable. En face s'elle, deux grandes fenêtres, recouvertes de vitraux de la même couleur, illuminées par les rayons du soleil, brillaient à en faire pâlir les plus purs des cristaux. Le jury, composé de trois femmes et de deux hommes, resté impassible, ne lui avait posé qu'une seule question. Les yeux de tous les adolescents rivés sur elle, Maiwenn humidifia ses lèvres et répéta la consigne avec précision.

— Le bleu, qui inonde cette pièce, nous évoque la voûte céleste ou l'onde, théâtres majestueux et impétueux, mais il est aussi symbole de vérité. Fille Nemoris, parlez-nous de la vérité.

Claire émit un sifflement en se passant distraitement la main dans les cheveux :

— Ben ça c'est de la question !

Emma, accoudée à la balustrade, regardait au loin, focalisant toute son attention sur ses rêves. Elle imaginait déjà comment se passerait son oral, se voyait à la Compériale, fière de son parcours, puis imaginait son quotidien de Protecteur des Rêves, heureuse d'avoir trouvé un sens à sa vie, de se sentir utile.

— Ça te correspond parfaitement, remarqua-t-elle distraitement.

— J'ai entendu dire que le jury nous pose une question qui correspond à notre personnalité. Je crois qu'ils ont essayé de voir si les épreuves m'ont permis d'apprendre des choses sur moi-même et de grandir.

Maiwenn fit craquer ses phalanges, et passa nerveusement sa langue sur ses lèvres.

— Je leur ai parlé de l'épreuve sur la maitrise. C'est important de dire la vérité. Mais c'est encore plus important de savoir la recevoir.

— En parlant de vérité, quelqu'un se souvient du cri effroyable qu'on a entendu dans le Fort pendant l'épreuve sur l'intuition ? souffla le garçon aux yeux verts en apparaissant furtivement derrière Maiwenn.

— Encore toi ? Tu pourrais au moins nous dire ton prénom, le gronda la jeune fille en se retournant pour lui faire face.

Plus vif que son interlocutrice, l'adolescent, d'une contorsion agile, se glissa entre les trois amies.

— Je vous le dirai si je suis admis à la Compériale. À quoi bon connaitre mon nom si je ne fais pas partie des Cents ? rétorqua-t-il en haussant les épaules.

Emma l'observa attentivement, remarquant ses chaussures usées, son pantalon râpé et son pull bien trop grand pour ce corps qui lui paraissait frêle. Elle s'arrêta sur ses joues creuses, son nez fin, ses cheveux emmêlés. Des cernes violacés entouraient ses yeux. Deux grandes prunelles vertes, océan de détermination, de rage et d'incertitude, dans lequel elle plongea l'instant de quelques secondes. Elle sentait que des sentiments contradictoires se bousculaient dans son cœur, qu'il voulait vaincre, mais qu'il n'était pas certain d'en être capable.

— Pourquoi tu n'en ferais pas partie ? demanda-t-elle pour le pousser dans ses retranchements.

— Parce que ce que je vais vous dire ne va pas leur plaire, annonça-t-il en baissant la voix.

Instinctivement, les trois amies se penchèrent vers le garçon, méfiantes, mais non moins curieuses d'entendre ce qu'il avait à leur révéler.

— Vous le savez peut-être déjà, mais dans le Règlement relatif à la sélection des Cents au sein de la Compériale, il est clairement indiqué que les épreuves doivent se dérouler en toute impartialité, en assurant la sécurité de tous les candidats et en préservant leur intégrité morale.

Emma leva un sourcil, songeant qu'elle n'avait trouvé mention de ce Règlement dans aucun des livres qu'Alexandre lui avait fourni lors de son recensement. Maiwenn et Claire, elles, se fixèrent en retenant un rire, gênées par le ton que ce mystérieux individu adoptait. Faisant fi de leur scepticisme, il continua :

— Aucune de ces conditions n'a été respectée. La Reine, pour des raisons qui sont obscures, décide de changer les procédures de sélection. Vous avez bien entendu le discours du Suppléant si je ne m'abuse.

Les trois filles acquiescèrent avec peu d'entrain. Il soupira en dodelinant de la tête devant ce manque d'enthousiasme, et reprit, désireux de se faire entendre.

— Pour l'intégrité morale, ce n'est pas la première fois qu'on incite les candidats à douter les uns des autres pour mieux les diviser. Et les maitriser. D'où le nom de cette fameuse épreuve.

Maiwenn fronça les sourcils dans un mouvement de recul. Se moquait-il ouvertement d'elle en évoquant cette épreuve qui l'avait tant ébranlée, à cause de laquelle elle avait failli perdre ses amies, quitter le Fort, et culpabiliser de n'avoir pas su se démarquer ?

— Enfin soit, souffla-t-il en haussant les épaules, je ne suis pas vraiment étonné. La Reine est capable du pire. Mais le pire de tout, justement, c'est la question de la sécurité.

Claire s'adossa au mur, comme pour mieux réfléchir et comprendre où le garçon voulait en venir. Les mains dans les poches, l'air nonchalant destiné à masquer la sensation de vertige qui s'emparait soudain d'elle, elle demanda :

— La tempête ?

— Et Léa, ajouta précipitamment Emma en se souvenant des mots furtifs que le garçon lui avait glissés à l'oreille en fin d'épreuve.

Il acquiesça tandis qu'un sourire illuminait son visage. Elles étaient maintenant disposées à l'écouter.

— Les simulations sont créées hors de la réalité pour préserver la sécurité des candidats. Elles ne peuvent pas affecter leur santé, leur état physique, ou dans le plus extrême des cas, leur vie.

— Un peu comme un jeu vidéo ? demanda Claire étonnamment sérieuse.

Maiwenn et le garçon l'interrogèrent du regard, les yeux grands ouverts, le front plissé. Claire balaya sa question d'un geste de la main, et l'adolescent ne chercha pas plus d'explications.

— Si la sécurité avait été parfaitement respectée, tu n'aurais pas cette marque sur le visage.

Il pointa du doigt la cicatrice, encore légèrement visible, qui barrait le visage de la blonde, faisant l'objet de ses nombreuses grimaces. La jeune fille porta la main à la commissure de sa bouche et remonta le long du sillon rugueux qui traversait sa peau.

— Je ne parle même pas de tous ces candidats qui se sentent faibles sans raison depuis la première épreuve, de cette petite fille présente en même temps que nous lors de la tempête...

— Et les soldats alors ? le coupa Maiwenn.

Il tourna la tête vers elle, captant son regard empli d'interrogations et de doutes.

— Inoffensifs. En théorie. Je me doutais bien que cette épreuve ne respecterait pas les règles non plus. J'ai sacrifié mes dernières économies pour tester la réaction des soldats.

Emma acquiesça, se souvenant du moment où la rangée d'individus sombres l'avait emprisonnée contre les parois glacées du Fort.

— Ils ne nous ont rien fait, objecta Maiwenn.

— Parce que nous ne les avons pas touchés. Dans l'épreuve de l'intuition, toucher un soldat indique que nous faisons un choix, pensant avoir trouvé l'unique individu, et non pas un clone. Celui qui se trompe est directement renvoyé sur la terre ferme. Il a échoué.

Le garçon s'arrêta un instant, laissant aux trois filles le temps d'intégrer ces nouvelles informations. Il les fixa une à une, les yeux brillant de colère et de peine. Par quelle ironie un jury qui passait son temps à mentir pouvait-il poser une question sur la vérité ? Il fallait que quelqu'un l'écoute, que quelqu'un comprenne ses doutes.

— Il y a trois jours, pendant l'épreuve sur l'intuition, une fille a touché un clone.

— Le cri, chuchota Emma, les yeux noyés par l'effroi, la bouche tombante.

Claire, pourtant adossée au mur, perdit l'équilibre, ses bras ballants ne répondant plus. Maiwenn laissa échapper un hoquet, en proie à de violentes secousses.

— Que... qu'est-ce que... qu'il lui est arrivé ? articula cette dernière avec peine.

Il posa une main rassurante sur le bras de Maiwenn comme pour mieux la préparer à la pire des éventualités.

— J'ai enquêté auprès de ceux qui la connaissaient. Et j'ai appris ce matin qu'elle avait été blessée par le clone.

Soudain, le garçon plongea une main dans sa poche, pour en sortir son Nunti, qui lui ressemblait comme deux gouttes d'eau, à ceci près que la poupée paraissait bien plus vieille que l'adolescent. Son petit visage ridé se mut, ses lèvres pâles s'agitèrent, laissant échapper une voix tremblotante :

— Mon garçon, c'est l'heure de ton épreuve orale, Salle de l'Épée, tu te souviens.

L'adolescent acquiesça avant de placer précautionneusement son Nunti sur son épaule.

— Je suis navré de vous parler de ces choses horribles avant votre dernière épreuve. Mais je vous ai vues à l'action, vous êtes les seules à pouvoir me croire et m'aider.

Il se retourna furtivement pour s'éloigner des filles avant de leur adresser un dernier message, en pointant son Nunti du doigt :

— Vous croyiez qu'il allait dire mon prénom, hein ?

Un clin d'œil anima son visage et il s'évanouit dans l'immensité du Fort, là où son ultime épreuve le porterait. 

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Bonjour à tous ! 

Pas trop d'action dans ce chapitre, les épreuves orales, c'est le repos ! Mais peut-être suscite-t-il des questions, des théories ?  Dites-moi tout ! 

À votre avis, comment s'appelle le garçon aux yeux verts ? Que vous inspire-t-il ?

Merci de votre lecture et à bientôt ! 

Longue nuit aux Rêves, longue vie à la Reine !

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