Bureau des Enquêtes (Partie 2)

Après une longue et sombre semaine, Emma et Maiwenn se rendirent à la MagnaPolys, devant le grand bâtiment en forme de clef dans lequel Emma avait été recensée, quelques mois plus tôt. Eliott et le frère aîné de Claire, Alban, attendaient déjà les jeunes filles sur le parvis de l’édifice.

Une fois entré, et tous les seuils de sécurité passés, ils longèrent un interminable couloir au bout duquel un Custodis, qui surveillait l’entrée du Bureau des Enquêtes, sortit de son chapeau une plaque de verre multicolore et y enregistra les empreintes digitales et claviques* des visiteurs, pour s’assurer de leur identité. Une fois cette vérification opérée, un petit papillon bleu virevolta autour du garde, se métamorphosa pour prendre une forme ronde, et se plaça devant les yeux de chaque individu, pour pouvoir sonder leur réseau nerveux rétinien. Une immense porte, dont l’épaisseur égalait la hauteur, s’ouvrit alors lentement sur le service le mieux protégé de la ville. 

A l’entrée, se tenait un homme, aussi grand que maigre. Le regard dénué de vie, il ne semblait pas voir les visiteurs. Ses cheveux grisonnants et emmêlés, sa barbe vieille d’un mois complétaient le tableau blafard de son visage. D’une main tremblante il tenait un café prêt à se renverser sur le sol au moindre relâchement. D’une voix morne, l’homme demanda aux nouveaux venus l’objet de leur visite. Eliott n’eut pas le temps de répondre, que déjà, le policier s’était écroulé au sol.  Un de ses collègues, guère plus en forme, se précipita vers lui, le releva, et l’emmena à l’abri des regards.

— Voilà pourquoi j’ai jadis refusé un poste en tant qu’enquêteur du Bureau, chuchota Eliott à l’oreille d’Emma avant qu’un autre homme ne vienne les saluer.

— Bonjour, je suis l’enquêteur Harris Felhington. Excusez mon collègue. Il travaille sur une affaire depuis des mois. Le manque de sommeil se fait sentir.
Vous venez pour l’enquête sur les morts apparentes ? demanda-t-il en chuchotant.

Il savait pourtant très bien que l’affaire s’était déjà ébruitée dans la presse nationale. Les chroniqueurs du Monde des Somnius et d’Aujourd’hui en Rêves avaient déjà relaté la disparition inexpliquée de plusieurs Protecteurs des Rêves. Eliott et Alban acquiescèrent.

— Suivez-moi, votre collègue vous attend déjà. 

Emma leva la tête et se rendit compte que cet endroit ressemblait à la salle du recensement, à certains détails près. Les grandes vitres des bureaux avaient laissé place à des portes de fer abritant des chambres froides, les ascenseurs, en forme de cercueils – choix plutôt sarcastique, pensa la jeune fille – n’incitaient pas les visiteurs à y monter, tandis que les enquêteurs, tous plus en manque de sommeil les uns que les autres, n’affichaient aucun sourire commercial.

Une atmosphère lugubre régnait dans cette salle. Lorsqu’un ascenseur arriva, tous s’y assirent sans un mot et montèrent lentement, jusqu’à une porte métallique qui grinça longuement pour s’ouvrir sur une salle sombre et froide, où seule la cadence glaciale d’une respiration artificielle régnait.

Emma la vit. Branchée de partout par des fils d’Énergie, comme lorsque les médecins l’avaient emportée. Sa poitrine se soulevait légèrement, puis retombait lourdement. Ses yeux clos. Ses mains blanches. Claire reposait là.

Les gorges se nouaient. Le silence pesant. La peine palpable.

Un peu plus loin au fond de la salle, Emma remarqua Louis, de dos, tenant la main à une autre personne. Elle s’avança. Observa le visage doré devenu pale. De grandes boucles rebelles tassées sous un crâne. Un sourire endormi.

— Julie ? demanda Emma doucement.

Les larmes aux paupières, le visage crispé, Louis acquiesça en déglutissant difficilement. Il tentait de retenir sa peine au fond de lui, ses joues ne s’humidifieraient pas. Derrière eux, Alban approcha et posa une main sur l’épaule du garçon, tout aussi ému par la perte de Julie que par celle de sa sœur.

— C’était une grande Protectrice des Rêves. Elle remplissait nos cœurs de ses sourires et de ses blagues. Comme Claire.

Louis passa doucement ses doigts sur le Nunti de Julie, ce petit être étrange qui s’était éteint sous la forme d’une ponette parée d’une queue en tire-bouchon, et de nageoires. Sa fourrure laiteuse pareille au drap blanc d’un fantôme, ne luisait plus de son éclat habituel.

— Elle avait énormément d’imagination, et son Nunti se métamorphosait tout le temps, souffla Louis. Elle donnait vie à tout ce qui croisait son chemin.

Alban et Louis laissèrent échapper un petit rire. Même dans la brume du souvenir, elle réussissait à égayer leur cœur. A cette pensée, leur sourire s’évanouit.

L’enquêteur s’approcha doucement d’eux, et prit la parole avec précaution, pour ne pas briser l’intimité – sordide – du moment. 

— Si vous le voulez, nous allons discuter du cas de vos amies.

Tous se retournèrent vers l’homme.

— Elles sont entre les mains des meilleurs médecins, les rassura-t-il. Nous pensons qu’elles sont dans un cas de mort apparente.

Emma attrapa la main de Maiwenn, le cœur battant.

— Lorsque vos deux amies ont été transportées par les médecins à l’hôpital Grâce-Serpallière, les médecins on relevé un pouls infime, qui ne peut être senti à peau nue, et une activité cérébrale avérée. Nous pensons qu’elles sont plongées dans une sorte de comma.

Tous se regardèrent avec incrédulité, attendant que Monsieur Felhington poursuive :

— Cependant, nous ne savons pas ce qui a pu les mettre dans un tel état. Nous n’avons relevé aucune blessure, interne ou externe, ni découvert aucune trace de poison. Nous avons donc décidé de les garder artificiellement en vie. Pour l’instant du moins.

Emma, Maiwenn et Louis soufflèrent silencieusement, une étincelle d’espoir s’allumant en eux. Ils la savaient pourtant faible, et tremblaient à cette idée.

— Combien d’autres morts apparentes dans le pays ? demanda Alban en se mordant l’intérieur de la joue.

— Nous en avons eu cent ce soir-là. Toutes au même moment. Nous avons ouvert autant d’enquêtes, et essayons de trouver le point commun entre toutes ces personnes. Avez-vous remarqué des choses inhabituelles, un évènement qui les aurait affectées ?

Tous se regardèrent, et fouillèrent dans leur mémoire, pour tenter d’apporter des réponses à Monsieur Felhington.

— Cette journée-là commença Alban, Julie se trouvait à la conférence avec nous tous. Mais je l’ai vue sortir plus tôt. Je ne sais pas ce qui a pu se passer.

Les joues de Louis prirent une teinte rosée. Il toussa et s’expliqua.

— Je suis sorti en même temps qu’elle. On a simplement débattu, se justifia-t-il. Sur cette idée stupide et illégale du conférencier.

Il expira et se frotta le visage, alors que tous les yeux se tournaient vers lui.

— Julie aussi était contre, chuchota-t-il. Vous pensez que quelqu’un a provoqué cet état ? demanda-t-il soudain suspicieux.

L’enquêteur haussa les épaules, répondant qu’il était encore trop tôt pour le savoir, et tenta d’obtenir plus d’informations sur la mission de la jeune femme.

— Elle travaillait en relation avec des scientifiques, répondit Alban. Elle souhaitait trouver un moyen de renforcer les fils des attrape-Rêves placés dans les maisons des Inanis. Cela aurait permis d’optimiser la collecte des Rêves, et peut-être de trouver une solution contre la pénurie d’Énergie.

Alban fixa Eliott un instant, et lui adressa un sourire rassurant, avant de reprendre à l’attention de Monsieur Felhington.

— Elle suivait de près la production de fil par les papillons. Elle pensait qu’il fallait maximiser leur bien-être pour avoir une production de qualité.

L’enquêteur notait soigneusement toutes les informations sur son charta. Il demanda ensuite à Maiwenn et Emma si elles avaient d’autres détails à lui fournir. Elles réfléchirent un instant et conclurent que leur amie paraissait de plus en plus fatiguée. Elles dataient cette perte d’énergie aux premières épreuves sur le Fort et l’avaient remarquée le soir de sa disparition.

— Elle me disait que… son esprit quittait son corps, se souvint Emma en fronçant les sourcils.

— Ce sont les mots exacts qu’elle a prononcés ? demanda Monsieur Felhington, soudain agité.

Les deux amies confirmèrent, et Louis ajouta précipitamment que Julie avait eu des paroles semblables. L’enquêteur attrapa alors sa clef et projeta au mur les informations concernant tous les autres cas de mort apparente. Toutes les victimes se sentaient affaiblies, et déclaraient avoir l’impression de quitter leur corps.

— Bien, je crois que j’ai tout ce qu’il me faut, conclut-il. Je vous tiendrai au courant dès que nous aurons fait des progrès.

L’enquêteur s’avança, et serra la main aux visiteurs avant de prendre congé. Emma et Maiwenn s’approchèrent une dernière fois de Claire, le cœur lourd. Elles déposèrent un baiser sur sa peau, chauffée artificiellement, et suivirent Eliott hors du bâtiment. Louis et Alban restèrent quelques minutes de plus, avant de sortir à leur tour.

A l’extérieur, le Protecteur des Tigres s’éloigna pour observer la foule, qui lisait avec terreur les articles de presse sur les affaires de mort apparente. Droit, les mains dans le dos, il voyait les passants hâter le pas, craignant être les victimes d’une faucheuse invisible.

Le frère de Claire, qui contenait son émotion, s’assit sur les marches de l’édifice. Il sortit de sa poche une petite bougie, de la taille d’un cigare. Un éclair apparut juste au dessus de la mèche, qui s’embrasa dans un crépitement. L’instant d’après, la cire avait fondu, remplacée par un nuage de fumée qu’Alban inspirait avec satisfaction.

— Cela me rappelle une vielle légende, dit-il en expirant doucement. Lorsque des personnes mourraient d’une manière inexpliquée et brutale, plusieurs civilisations pratiquaient un rite permettant de conserver le corps, pensant qu’un manuscrit, écrit dans un langage mystique, pourrait un jour être trouvé et déchiffré pour ramener les défunts.

— Ca s’appelle la religion, ricana Louis.

Alban dodelina de la tête en inspirant une nouvelle bouffée de fumée.

— Non, chaque civilisation avait déjà ses propres croyances. Le manuscrit les dépassait toutes, parce qu’il permettrait de comprendre l’Énergie et les Rêves. On raconte que le livre lui-même est vivant, et que sa couverture se métamorphose pour représenter l’emblème du pays dans lequel il se trouve.

— Hum, génial, remarqua Louis. Alors on a plus qu’à trouver un vieux livre écrit en Latin avec le blason de la famille royale dessus, et on retrouvera peut-être Claire et Julie.   

Soudain, Emma tourna la tête vers les deux hommes. Les yeux écarquillés, elle les dévisageait.

— Quoi ? demanda Louis, en se frottant le visage comme si quelque chose ne devait pas s’y trouver.

Alban, à son tour, interrogea la jeune fille du regard.

— L’auberge, chuchota Emma. L’auberge ! répéta-t-elle plus fort en se levant.

Eliott qui était revenu près du groupe, la regarda également avec étonnement.

— Ne me demandez pas pourquoi, mais j’ai peut-être quelque chose qui peut vous intéresser. Il faut qu’on rentre chez Félicie.

Tous se levèrent et suivirent Emma en bas de la ville pour prendre un carrosse qui menait chez la vieille femme. A leur arrivée, ils s’attablèrent autour d’un café dans la petite cuisine, que Félicie, surprise de cette visite, mais heureuse de les recevoir, leur avait préparé avec bienveillance.

La jeune fille, pour sa part, alla dans sa chambre et tira sa petite valise rouge de sous son lit. Cela faisait des mois qu’elle n’y avait pas touché, ne souhaitant pas ressasser les souvenirs du passé. Elle ouvrit les fermetures, et attrapa le gros livre que Jean lui avait laissé.

De retour dans la cuisine, Emma posa le manuscrit au centre de la table, attendant la réaction de ses amis. Ils fixèrent l’ouvrage avec un mélange de frayeur, de stupéfaction et de grande admiration. Le blason, immobile lorsque le livre se trouvait dans le monde des Inanis, flottait ici à merveille sur la couverture usée. L’inscription tracée en dessous, elle, continuait de s’effacer.

Le temps s’arrêtait. Les yeux n’oscillaient pas. Leur cœur résonnait dans la pièce. Ou bien était-ce celui du Manuscrit ?

— La légende, chuchota Alban en émettant un petit sifflement, habitude qu’il partageait avec sa petite sœur.

Eliott approcha doucement ses mains de l’ouvrage et l’ouvrit avec minutie.

— On raconte qu’il existait cinq exemplaires dans le monde. L’un d’eux a été brûlé, l’autre noyé dans l’océan, le troisième réduit en poussière…

— Et le quatrième déchiré… termina Maiwenn. Tous les Somnius connaissent cette légende.

Emma observait ses amis, tous plus ébahis les uns que les autres. Elle n’avait jamais entendu parler de ces livres, et demanda silencieusement que quelqu’un lui explique. Maiwenn humidifia ses lèvres, et commença à conter cette légende, qui la fascinait tant :

— On dit qu’il y a des milliers d’années, des sages ont regardé les étoiles. Ils y auraient vu le destin du monde. Alors ils ont décidé d’écrire cinq livres, un pour chaque continent, et d’y introduire les réponses qu’ils auraient trouvées, les enseignements qu’ils souhaitaient nous transmettre. Le Roi qui précédait notre Reine Etheldrede avait réuni les plus grands souverains, chercheurs, philosophes et sages de la planète pour pouvoir retrouver ce denier exemplaire.

— Personne n’a jamais pensé à chercher chez les Inanis, expliqua Alban. Ils ne savent pas que les Rêves et l’Énergie existent. Ils n’auraient rien pu en faire.

— Il faut vérifier que c’est l’original, remarqua Louis. Avant de pouvoir en faire quoi que ce soit.

— Pour cela, nous devons nous rendre chez la Reine, ordonna Eliott.

Louis grimaça en soupirant. Il devait le faire. Pour Julie. 

* L’empreinte clavique est l’empreinte que la Clef des Somnius laisse lorsqu’elle est utilisée par son propriétaire. Cela facilité la traçabilité de l’Énergie. Chaque clef et donc chaque personne a sa propre empreinte.

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