Aléa Jacta Est (Partie 3)
La pluie s'engouffra dans l'abîme formé par la foudre, inondant le parc, aspergeant les deux jeunes filles, qui laissèrent échapper un cri de stupeur. Les arbres, ébranlés par la tempête, semblaient, dans un dernier craquement, unir leurs forces pour recréer ce toit, tant apprécié par les deux adolescentes. Mais épuisés face à tant de résistance, ils cédèrent, impuissants, malgré l'autorité que leur procurait leur vieil âge.
— Merde, pas de l'orage ! cria Claire. Il ne faut pas qu'on reste là, vite dans la voiture !
Les deux amies hâtèrent le pas en direction de la cage de faraday. Soudain, une branche se rompit sous la violence du vent. Elle tomba à terre, juste devant leurs pieds. Un hurlement strident retentit. Claire et Emma perdirent l'équilibre, ralenties dans leur fuite.
Les adolescentes s'accrochèrent l'une à l'autre, pour se relever, pour rester debout, pour rester en vie. Les fleurs, hachées, laissaient place à un carnage boueux. Les arbres tanguaient de plus en plus fort. Le vent soufflait contre les branches, dans un bourdonnement sinistre.
— On n'aura pas le temps, s'époumona Emma. Il faut qu'on aille dans l'abri, ajouta-t-elle en pointant du doigt un petit local de stockage.
Enjambant les racines extraites du sol, les pas des amies se faisaient de plus en plus lourds. Avancer ne serait-ce que d'un mètre était bien plus difficile que de gravir une montagne. Emma, qui réussit enfin à s'accrocher à une saillie du petit entrepôt, resserra son étreinte sur le poignet de son amie et l'attira vers elle, jusqu'à ce qu'elles atteignent leur cachette.
Épuisées, elles s'écroulèrent à terre, sur le sol froid et humide. Le vent fouettait encore leur visage à travers la porte branlante et les fenêtres fragilisées, mais dans cet abri, elles étaient en sécurité. Claire, qui examinait son poignet en grimaçant, tenta maladroitement de rassurer son amie.
— Je vais avoir des bleus pendant une semaine au moins ! Je ne pensais pas avoir à dire ça, mais merci de m'avoir blessée !
Emma, qui tremblait, ne parvint pas à esquisser le moindre sourire. Alors que la foudre s'abattait devant l'entrée de la cabane, la faisant sursauter, elle se ratatina un peu plus sur elle-même. Les deux amies peinaient maintenant à trouver de l'air. Les rafales soulevaient la poussière qui crissait sous leurs dents, s'engouffrait dans leurs poumons. Leur respiration se faisait de plus en plus irrégulière à mesure que les éclairs frappaient le sol. Chaque fois qu'une vive lumière foudroyait l'atmosphère, elles retenaient leur souffle. Leur cœur bondissait dans leur poitrine. Leurs muscles se décrispaient légèrement lorsqu'elles entendaient la résonance du tonnerre.
L'une puisait sa force dans la présence de l'autre, leurs bras entrelacés, leurs jambes recroquevillées, leur visage crispé. Dans une volonté de survivre ensemble, elles comptèrent les secondes qui séparaient la foudre du tonnerre, pensant qu'ainsi, elles parviendraient à contrôler le rythme auquel l'orage battait, comme lorsque les enfants fixaient la neige pour la faire tomber avec plus d'intensité.
Une lueur fulgurante, un grondement sourd. La pluie dégringole, le vent hurle. Une lueur fulgurante, quelques secondes, un grondement sourd. Les gouttes abondent, le vent s'égosille. Une lueur vive, les secondes s'égrènent, un grondement lointain.
Claire se détendait, relâchait son emprise. Emma frissonnait de tout son corps. Son pantalon glacé collait désagréablement à sa peau transie.
La pluie se calmait, le vent s'endormait, mais cette accalmie ne présageait rien de bon dans l'esprit de la jeune fille. Ce silence soudain l'apeurait plus que le grondement du tonnerre. Il ne marquait pas la fin d'une monstrueuse tempête, mais bien le début d'un bouleversement sans précédent. Emma tentait de refouler son angoisse, de laisser ses émotions de côté, contrecoup de la fatigue et du froid, pour faire le vide dans son esprit.
Mais sa tête bourdonnait, des centaines de voix lui chuchotaient des avertissements incompréhensibles. Ou bien n'entendait-elle qu'une seule voix ? Elle ne savait plus, elle ne contrôlait rien.
— Emma, le vent s'est calmé, c'est maintenant ou jamais, la pressa Claire.
Déjà, la blonde s'était levée, frottant ses mains marquées par les centaines de petits gravillons qui s'incrustaient dans sa peau. Elle ouvrit la porte qui, dégondée, s'écroula à terre. Emma suivit Claire de près, tentant de bâillonner sa peur, de contrôler sa respiration saccadée. Lorsqu'elles posèrent les pieds sur le seuil, flagellées par un vent plus faible, elles constatèrent, dans un cri d'horreur, la triste désolation qui s'offrait à elles.
Emma réprima un sanglot en voyant que les arbres, ses amis d'enfance, ses protecteurs, avaient péri dans la bataille. Elle pensa avec amertume à ces Leprechauns, ou bien à ces Minimoys qu'elle ne reverrait plus. Les rêves et la magie s'étaient soudain envolés avec eux. Claire, elle, s'inquiétait pour sa mère. Si des troncs avaient été déracinés, qu'était-il advenu d'une simple voiture ?
— Il faut qu'on retrouve maman, ordonna-t-elle en tirant sur la manche de son amie.
Pourtant, Emma restait immobile, les yeux écarquillés, levés vers la voûte céleste que les arbres ne cachaient plus. Claire l'imita, une boule d'angoisse dans l'estomac.
La teinte du ciel se métamorphosait, passant du noir au rouge, puis du rouge à l'orange pour ensuite devenir jaune, verte, bleue, indigo et enfin violette. Toutes les couleurs de l'arc-en-ciel imprégnaient l'atmosphère dans sa totalité. Puis une forme indistincte apparut dans les nuages pour laisser place à un tableau extraordinaire.
Un blason, différent de tous ceux que l'on pourrait découvrir dans les livres d'histoire, se dressait au dessus des deux jeunes filles. Il flottait dans le ciel grâce à deux grandes ailes, superbes et immaculées. A l'intérieur de ce blason, une montgolfière, ornée d'une multitude de rubans, s'envolait vers l'astre solitaire. Juste en dessous, une petite clef, aux reflets argentés, parée d'un cristal pur, trônait avec fierté.
Emma leva la main pour tenter d'attraper ce bijou merveilleux, mais de son petit bras, elle ne pouvait l'atteindre. Elle remarqua alors que la clef semblait reliée à un capteur de rêves, labyrinthe rond auquel pendaient quelques plumes d'un animal mystérieux. Tout en bas, sur la pointe du blason, une inscription cursive, au tracé parfait, restait incomplète.
Tout ce chef-d'œuvre rayonnait dans le ciel. Une multitude de reflets, de nuances, rendaient cette apparition merveilleuse, mystérieuse.
— Nom d'un... Mais qu'est que c'est que ça ? souffla Claire, entre admiration et frayeur, les yeux grands ouverts.
— Je ne me sens pas bien, répondit Emma en pressant ses tempes entre ses deux mains. J'entends des roulements de tambours.
La jeune fille grimaça de douleur, plongeant sa tête dans les genoux pour tenter d'atténuer sa peine. Emma n'entendait plus qu'un grondement sourd. Non pas celui du tonnerre, mais celui de la terre. La terre entière frémissait sous le pas écrasant des soldats. Claire, elle aussi, se sentait de plus en plus faible. Un frisson glacé parcourut son dos. Une sensation d'évanouissement s'emparait de son corps.
Plus l'insigne dans le ciel se rapprochait d'elles, plus elles vibraient sous le joug d'une douleur, d'une sensation inconnue. Les adolescentes ne percevaient plus le monde qui les entourait. L'ombre de la souffrance voilait toute raison présente dans leurs esprits.
Des images défilaient dans la tête d'Emma, comme un cauchemar éveillé. Elle s'accrocha à Claire, qui vacillait aussi.
Soudain, tout devint noir.
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