Alea Jacta Est (Partie 2)

Soudain, la jeune fille fut tirée de sa réflexion. Ses pupilles se rétractèrent pour dissiper le voile trouble qui lui brouillait la vue, tandis qu'une chaleur agréable enveloppait sa nuque.

— Bonjour maman, déclara-t-elle, le regard fixé sur les gouttelettes d'eau qui heurtaient sporadiquement la surface lisse et froide de la vitre.

Emma avait toujours été fascinée par ce ballet frénétique et asymétrique, cette danse désinvolte durant laquelle chaque goutte s'efforçait de se mouvoir le plus rapidement possible et de dépasser ses semblables avant de s'évanouir en une masse informe, ne laissant derrière elle qu'un mince sillon, humide et sinueux.

— Bonjour ma chérie, répondit simplement madame Dalanore.

L'adolescente se retourna et observa sa mère, une petite femme à l'allure fragile, dont les cheveux courts, encore ébouriffés après ce réveil matinal, empruntaient au blé sa couleur dorée. Ses yeux, mélange de vert clair et de gris, ornaient son visage mûr, telles des émeraudes emprisonnées dans la roche anfractueuse.

— Je ne t'ai pas réveillée j'espère, s'inquiéta Emma en lançant un regard aux fenêtres pour s'assurer qu'elles étaient solidement fermées.

Madame Dalanore dodelina de la tête et alla s'asseoir sur l'accoudoir du fauteuil, près de son enfant.

— Et toi, pourquoi es-tu déjà levée ? Tu fais encore ces cauchemars, devina-t-elle en soupirant. Si tu as des problèmes, tu peux me le dire, tu sais, chuchota-t-elle d'une voix douce.

Adèle enlaça Emma avec une tendresse infinie pour la consoler de cette sombre nuit. La jeune fille acquiesça silencieusement. Elle huma le parfum rassurant de lavande qui se dégageait des vêtements de sa mère, mêlé à l'odeur âcre – mais non moins familière – du tabac froid, incrusté sur chaque fragment de tissu. Alors elle lui rendit son étreinte, profitant de la douceur de sa main fraiche sur sa joue encore brûlante de terreur.

— C'est toujours le même rêve, répondit Emma dans un murmure. Il me fait peur.

Elle s'arrêta un instant, frotta ses yeux rougis, et d'un mouvement de tête résigné, elle soupira :

— Tu dois penser que je suis folle...

— Dans ce cas, c'est héréditaire, rétorqua madame Dalanore dans un sourire. Et je ne parle pas de ton père !

Emma étouffa un rire dans sa main pour ne pas faire de bruit, avant de retrouver son calme. Les joues rosies par cet échange chaleureux, la jeune fille blêmit soudainement en posant hasardeusement ses yeux sur les feuilles échouées au sol.

— Oh ! Tu as écouté les informations et tu t'inquiètes pour le temps ? demanda madame Dalanore en suivant le regard de son enfant.

— Oui. Qu'est-ce qu'on va faire ? la questionna Emma. Je veux dire, si ça empire.

— On ne peut pas faire grand-chose. Je suis sûre que les spécialistes vont trouver une solution. Ça ira déjà mieux demain.

Les lèvres pâles de la petite femme se courbèrent en un berceau maternel.

— Et puis quoi qu'il arrive, papa et moi on est là, on restera soudés. Tu veux que je te dépose en voiture ce matin ?

Soudain, Emma écarquilla les yeux et se releva du fauteuil en trombe. Elle regarda l'heure sur son téléphone et vit avec soulagement qu'il lui restait du temps. Depuis plus d'un an, elle s'était engagée auprès de l'Ange des Rues, une organisation à but non lucratif qui portait assistance aux sans-abris. Tous les samedis, elle se rendait dans les locaux de l'association, à quelques kilomètres de là, pour offrir un peu de son temps et de son énergie. 

Pour rien au monde elle ne manquerait le rendez-vous. Même mise au supplice, à l'agonie, ou aux portes de l'au-delà, l'adolescente ferait acte de présence. Pure abnégation, âpre culpabilité, peu lui importait, lorsqu'elle obtenait un sourire elle trouvait un sens à sa vie bien trop calme.

— Non, merci. C'est la mère de Claire qui va nous y conduire. Elle doit emmener Théo à son cours de musique, et passer à l'hôpital pour finir de remplir des papiers. Comme c'est sur son chemin, elle nous a proposé de nous déposer.

La jeune fille se prépara en vitesse, se couvrit d'un épais manteau et enfila des chaussures chaudes. Madame Dalanore, qui avait pris la place de sa fille dans le fauteuil, pointa du menton le roman dans lequel Emma s'était plongée quelques minutes plus tôt. Le livre, aux pages cornées, avait dû s'ouvrir sous l'effet de la bourrasque.

— Au fait, tu lisais sans tes lunettes ? l'interrogea-t-elle d'une voix inquisitrice.

L'adolescente afficha une moue gênée, ponctuée d'un sourire qui implorait l'indulgence de celle qui l'accusait. Emma n'aimait pas vraiment porter ces binocles encombrants, se sentant emprisonnée derrière ces petites parois de verre, et cela n'avait pas échappé à sa mère. Pour se faire pardonner, elle se rapprocha de madame Dalanore et déposa un baiser sur sa joue.

— Je t'aime mamoune, à ce soir.

— Fais attention à toi, ma chérie.

Une fois dans la rue, Emma rabattit sa capuche sur ses cheveux pour se protéger de la pluie. Emmitouflée dans son manteau, elle marchait en silence, bravant courageusement la tempête. L'air fouettait son visage ovale aux courbes douces, tandis que les mèches de cheveux châtains s'échappaient de sa capuche pour se coller à ses cils, non loin de ses yeux marron, prunelles d'ambre ne pouvant laisser indifférent le plus glacial des êtres. 

Les gouttes de pluie s'engouffraient sous ses paupières, dans ses narines, piquant désagréablement son petit nez en trompette. L'odeur particulière de l'automne, elle, s'amplifiait à mesure que les chaussures de la jeune fille couinaient au contact des flaques boueuses.

Une dizaine de minutes plus tard, Emma s'arrêta devant une immense grille de fer forgé qui, quand elle l'ouvrit, diffusa un grincement aigu. Elle entra alors dans ce parc qu'elle affectionnait particulièrement. Depuis sa plus tendre enfance, elle s'y rendait pour imaginer des peuples inconnus dans la végétation étrange qui y florissait. 

Les arbres, si grands, de leurs branches entremêlées, formaient un toit immense, endossant un manteau de feuilles, pour protéger de la pluie quiconque franchissait le seuil de ce jardin. Un peu plus loin, une modeste étendue d'eau servait de refuge à quelques canards, tandis que tout autour d'elle, un parterre de fleurs, épargnées de la tempête par le dôme boisé, ravivait cet automne précoce de mille couleurs.

La jeune fille s'assit sur un banc, et écouta les doléances de ces rois centenaires, dont l'écorce craquait un peu plus sous le poids de chaque goutte d'eau supplémentaire. Protégée des bourrasques et de l'humidité, Emma enleva sa capuche, et profita un instant du calme relatif, de cette bulle paisible que le ciel révolté n'avait pu pénétrer. En ce lieu, à ce moment précis, la jeune fille ressentait la vie, l'espoir d'une nature si fragile et pourtant si forte.

— Je sais que tu es là, Claire !

— Mais comment... Enfin, tu ne t'es même pas retournée, soupira son amie, plus contrariée que réellement étonnée.

— Je t'ai sentie arriver, répondit calmement Emma, toujours figée sur le banc, un léger sourire au coin des lèvres.

— Comme d'habitude. Tu ne peux pas éteindre tes pouvoirs... ou faire semblant de ne pas me voir ?

Claire sauta par-dessus le dossier du banc, faisant voler la crinière blonde qui entourait son visage fin et anguleux, telle une pierre brute, à peine façonnée par le temps. L'ombre de ses yeux si noirs, elle, s'opposait à la joie de son cœur si pur. Son charme, subtil, portait en sa capacité à éveiller les cœurs les plus désespérés, à illuminer chaque être croisé, tout comme le soleil éclaire la Terre.

— Arrête de dire que j'ai des pouvoirs, l'admonesta Emma en levant les yeux au ciel. Les animaux aussi ressentent la présence des autres.

— Sauf que toi, tu n'es pas un animal. Ou alors un animal politique, renchérit son amie tout en imitant différents spécimens pour illustrer son discours. Tu devines tout, continua-t-elle en haussant les épaules.

Emma, à la fois admirative et amusée, observa attentivement ce spectacle improvisé, avant de répondre, l'air faussement excédé :

— J'ai juste vu ton ombre quand tu es arrivée.

Claire s'immobilisa et posa son regard sur le lampadaire. Elle vérifia ensuite sur le sol. Son ombre s'y trouvait bien. Elle insista alors :

— Mais comment tu pouvais savoir que c'était la mienne ?

Emma releva un sourcil et toisa son amie pour lui indiquer l'évidence de sa réponse, ou bien la sottise de sa question : toutes les semaines, elles se rejoignaient dans le parc à la même heure pour se rendre ensemble dans les locaux de l'association.

— Ben quoi, ça aurait pu être Jack l'Éventreur, soupira Claire. Ah, en parlant de ça, maman et Théo nous attendront dans cinq minutes devant la grille.

Les deux acolytes se regardèrent et explosèrent de rire, avant de retrouver leur calme. Claire ramassa quelques feuilles mortes, tombées à terre, et interrogea son amie :

— Tu as entendu les infos, à propos de la météo ? Je croyais qu'ils exagéraient. Enfin, tu sais ils exagèrent toujours. Mais là, ça devient flippant.

— Hum, j'ai entendu oui. Si ça continue, l'association va être débordée. Déjà que c'est difficile. J'ai peur que les gens soient encore plus malheureux. Que le malaise s'installe partout, dans le cœur de tous.

Les branches s'entrechoquèrent dans une chorégraphie de plus en plus chaotique, tandis que les dernières feuilles, encore pleines de sèves, étaient prématurément arrachées à leur lignée, à leur père d'écorces. Claire, devant la gravité de cette discussion, courba les traits de son visage jusqu'à y laisser apparaitre une lueur dramatique.

— Là, tu dois ressentir un profond malaise en moi.

Emma la regarda de ses yeux écarquillés. Jamais elle n'aurait pensé que sa sœur de cœur, âme la plus joyeuse et bienveillante qu'elle avait jamais connue, puisse être à ce point troublée. Alors qu'elle allait répliquer, son amie la devança :

— Je ne te parlais pas de mon humeur !

Elle baissa la tête, et continua, un peu gênée.

— Je parle de mon ventre. J'ai faim !

Claire sortit des biscuits de son sac et en proposa à sa camarade avant de se lever pour se diriger vers la voiture. Bien plus grande qu'Emma, elle la surpassait de sa silhouette fine, jalousant pourtant les formes rondes de son amie. L'une aurait tellement aimé ressembler à l'autre, et l'autre à l'une.

Ainsi côte à côte, elles avançaient, insouciantes, vers la grille de fer forgé. Pourtant, l'orage venait de s'éveiller au dessus de leurs têtes, se rapprochant, les menaçant. Trop occupées à refaire le monde, protégées de la pluie par les immenses arbres du parc, les adolescentes restèrent sourdes aux avertissements proférés par le ciel.

Soudain, un éclair déchira le firmament de branches entrelacées.


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