Affaiblissement (Partie 2)

Les jours suivants, les trois amies se rendirent dans les diverses salles du Fort qui parcouraient les étages pour passer leurs tests collectifs et individuels. Le matin marquant l'ouverture de la dernière catégorie d'épreuves se profila finalement alors que les deux mille candidats restants sentaient la pression s'accentuer.

Les mots du Vice Présidents résonnaient de plus en plus dans l'enceinte de l'édifice dépeuplé, et les rires de Claire faisaient écho à la solennité de son dernier discours.

— En ce dixième jour, la sélection continue, si bien que demain, vous ne serez plus que mille.

Emma triturait nerveusement ses doigts, tandis que Claire s'appuyait nonchalamment sur la balustrade en baillant de toutes ses forces.

— Cette dernière série d'épreuves porte sur votre capacité à utiliser tous vos sens pour percevoir votre environnement. Mais au-delà de cette aptitude, qui est donnée à chaque Homme, vous devrez être capables de saisir le monde qui vous entoure, en surmontant la prison de votre corps, en voyant l'invisible, en sentant l'imperceptible.

— Il parait que c'est l'épreuve la plus difficile de toutes, souffla Maiwenn à ses amies.

Emma, que l'anxiété faisait frissonner, soupira en rabattant ses bras sur son corps, pour tenter de conserver le peu de chaleur qui traversait ses membres.

— L'élite que souhaite former la Compériale doit être capable de surmonter les pièges de l'apparence, de l'a priori et des préjugés. C'est ainsi que le monde des Somnius pourra être protégé. En effet, vous connaissez tous la devise de notre peuple : « Semper Somnere *». Au-delà de sa signification littérale, qui consiste à toujours rêver, notre devise nous rappelle que les Rêves, au mépris de toute rationalité, font de nous des êtres intuitifs.

— L'intuition ne s'apprend pas, continua Maiwenn en humidifiant ses lèvres. C'est pour ça que c'est la qualité la plus rare.

Claire émit un sifflement goguenard et se retourna vers son amie.

— Alors si il n'y a rien besoin d'apprendre, ça va devenir ma qualité préférée !

Maiwenn acquiesça et étouffa un rire dans sa main, alors que l'inquiétude d'Emma, elle, ne retombait pas. Si cette seule qualité lui manquait, elle aurait beau fournir un travail acharné, jamais elle ne deviendrait un Protecteur des Rêves digne de ce nom.

La jeune fille inspira profondément et contrôla les battements de son cœur, pour en réduire la cadence. Elle ferma les yeux un instant, et pensa que, quelles que furent ses capacités, elle devrait simplement se dépasser, et oublier sa peur dès que l'épreuve débuterait.

— Nous attendons de vous que vous trouviez un équilibre entre ce que vos sens vous chuchotent et entre ce que votre esprit vous explique. Vous qui êtes à la fois des êtres raisonnables et sensibles, trouvez la bonne combinaison entre votre intuition et votre logique, entre votre cœur et votre esprit. Là est tout l'enjeu de cette dernière épreuve.

Le Vice Président fut à peine happé par l'Énergie de sa clef, qu'un grondement résonna dans l'enceinte du Fort. Les deux ailes de papillons, qui paraient le bâtiment sur toute sa longueur, comme si l'édifice lui-même était le corps frêle d'un insecte, battirent quelques secondes et virent frapper la surface de l'océan, avant de se soulever lentement vers le ciel. 

Sous le regard stupéfait de tous les candidats qui se tordaient le cou pour assister à ce spectacle grandiose, les ailes se soulevèrent encore, se rejoignirent pour se sceller l'une à l'autre et former une immense voûte au dessus du Fort, dont l'esplanade restait habituellement à ciel ouvert.

— Elle est géniale cette épreuve ! s'émerveilla Claire en sifflant d'extase.

Sous le dôme épais, toit de verre aux mille couleurs, transpercé par les rayons du soleil qui projetaient les teintes flamboyantes sur les pierres du sol, Emma entendit une gigue résonner dans son esprit, assembler avec poésie rose et jasmin.

Pourtant les voix lointaines de Mallika et Lakmé*, la magie de la mélodie associée à la beauté du spectacle s'évanouirent lorsque les ailes s'opacifièrent, les reflets colorés laissant place à des ombres de plus en plus sombres. Un courant d'air sembla s'engouffrer l'édifice et parcourir les corps frissonnants des candidats. La lumière faiblissait peu à peu avant de s'évanouir totalement dans l'obscurité.

Emma, Maiwenn et Claire se tenaient la main, réconfortées par cette proximité, rassurées de savoir qu'elles se trouvaient toujours ensemble. Soudain, sur les colonnes du Fort, des immenses boules remplies de lave en fusion s'illuminèrent et diffusèrent un léger chatoiement qui permettait aux candidats, rassemblés au rez-de-chaussée, de se repérer dans la pénombre. Le silence étouffait les adolescents sous la chape de la terreur et de l'effroi. 

Parmi eux, des individus masqués, vêtus d'une combinaison sombre, se tenaient droits, prostrés en lignes sur toute l'étendue de l'édifice. Emma se retourna, les doigts toujours fermement vissés à la main de Claire, et vit que derrière elle, d'autres lignes s'étaient formées, ne laissant aucune possibilité aux candidats de s'évader.

Soudain, transperçant le brouillard sourd du silence, une voix grave et sombre s'éleva dans le Fort.

— Un seul de ces soldats est réel. Tous les autres sont des répliques. Pour retrouver la lumière, vous ne pourrez en neutraliser qu'un.

Alors qu'aucune des statues sombres ne bougeait, les trois amies, d'un regard, décidèrent de s'avancer parmi les rangs pour retrouver l'unique individu à l'origine de tous les autres. A cet instant, les boules de laves frémirent, les rangées de soldats se déplacèrent, et Emma, qui avait lâché la main de Claire, perdit de vue ses deux amies. 

Une sensation désagréable de vide s'empara de tout son corps. La jeune fille respira alors lentement, tant pour calmer les battements saccadés de son cœur, que par peur d'émettre le moindre son, le plus infime des souffles. Elle appela silencieusement Maiwenn et Claire, sachant bien qu'elles ne lui répondraient pas, et continua d'avancer, à pas feutrés, dans l'espoir de les retrouver. 

La lave s'agita de nouveaux sur les colonnes du Fort, et les rangées se murent, en suivant la cadence des ombres qui dansaient sur les pierres centenaires. Dans un énième mouvement, la jeune fille aperçut un autre candidat, ce garçon aux yeux verts qui avait brillamment réussi l'épreuve du courage. Ils se fixèrent un instant, cherchant dans le regard de l'autre une once de génie, une étincelle qui leur permettrait de trouver la solution. 

Pourtant, Emma ne vit que le blanc de ses yeux, seul contraste dans la pénombre aveuglante. Lorsqu'il s'approcha un peu plus d'elle, pour tenter de communiquer, l'adolescente remarqua qu'une légère ombre se profilait sous les pieds du candidat, à la faible lueur des boules de lave. 

Un autre frémissement.

Nouveau mouvement. 

Emma se retrouva seule. 

Un frémissement. 

Un mouvement. 

La jeune fille aperçut une silhouette se déformer sur la surface lisse de la pierre. Le candidat avait pris soin de ne pas s'éloigner de l'imposante colonne. En voyant Emma se rapprocher de lui, il pointa du doigt la boule de lave pour indiquer qu'il préférait rester à la lumière, et analyser la cadence rythmée de cette marche placide. Les flambeaux magmatiques ondoyèrent une nouvelle fois. Les rangées se déplacèrent. Ces soldats avaient-ils une conscience, ou au contraire, agissaient-ils mécaniquement ? Tous restaient positionnés dans la même symétrie, sans dévier, ni sortir du rang.

— Tu sais ce qu'ils sont ? demanda Emma dans le plus faible des murmures.

Le garçon hocha négativement de la tête en se mordant la lèvre inférieure, signe de sa réflexion intense. Dans une énième vacillation, le claquement de milliers de bottes frappant sur le sol de pierre marqua la nouvelle répartition de ces statues mobiles. 

Un cri résonna à l'autre bout du Fort. Le sang d'Emma se glaça. Elle se colla un peu plus au garçon. Leur peau frissonnante se touchait. Retenant tous les deux leur souffle, ils virent une ombre gigantesque se rapprocher d'eux, rôder, tel un spectre sur les murs de l'édifice. Emma, qui bloquait l'air dans ses poumons, était proche de l'étourdissement. Soudain, le corps flagellant de Maiwenn apparut et cette dernière retint un cri de surprise alors que les deux autres évacuèrent leur tension dans un soupir.

— J'ai traversé tout le Fort, expliqua-t-elle dans un frémissement. Plus on approche du centre, moins il y a de lumière. Leurs pas résonnent violemment là-bas.

— Ils ont réagi ? demanda le garçon d'une voix aussi faible.

— Non. Je me suis figée à chaque mouvement de rangée, pour ne pas les toucher.

Le candidat plissa le front pour mieux intégrer ces informations, scruta les masses noires qui coulissaient d'avant en arrière, de côté en côté, dans une régularité parfaite. Sans un bruit, il plongea une main de sa poche pour en sortir une pierre colorée, moyen de paiement usuel chez les Somnius. Il fit rouler la roche entre ses doigts, et plongea ses iris dans celles d'Emma, qui, comprenant aussitôt sa question silencieuse, acquiesça prudemment. 

Dans un geste rapide et précis, le candidat souleva le bras, et à l'image d'une catapulte, propulsa son roc précieux au sein de la formation martiale. Un bruit métallique retentit et vibra dans tout l'édifice avant de s'évanouir dans un écho lointain. 

La lumière trémula. 

Les semelles frappèrent le sol à l'unisson. Les automates se trouvaient maintenant si près des adolescents qu'ils durent se coller contre la paroi glacée du Fort. Emma haletait. Une mèche de cheveux se soulevait à chacune de ses expirations. Elle ne pouvait plus retenir son souffle. Le soldat, dans sa dangereuse proximité, pouvait-il le sentir ? Maiwenn se tenait sur la pointe des pieds et collait fermement sa joue au mur comme pour en laisser l'empreinte, tentant d'éviter le moindre contact avec la silhouette qui se dressait en face d'elle. Le garçon, lui, levait les yeux au ciel, regrettant son geste, tentant de trouver une solution à cette situation délicate. 

Tous les trois restèrent ainsi silencieux et immobiles pendant de longues minutes. Ils étaient si proches que leurs ombres ne faisaient plus qu'une. Pourtant, sous l'éclat sinueux des globes, Emma remarqua que ces statues d'épouvantes à la forme humaine ne projetaient aucune marque noire sur le mur.

— Leur ombre, souffla Emma en déglutissant péniblement. La nôtre se reflète sous la lave, mais eux, il n'en ont pas.

Maiwenn, toujours aplatie contre le mur ne remua que ses globes oculaires, pour vérifier ces dires, tandis qu'une étincelle illumina les yeux du garçon, dans un élan d'espoir.

— Je sais, articula-t-il sans émettre de son. Seul le vrai soldat en a une.

En une fraction de secondes, la danse symétrique s'actionna, et Emma s'engouffra dans l'engrenage régulier, pour, rouage après rouage, se faufiler jusqu'au milieu du Fort, au cœur même de cette lugubre armée. Plus elle s'approchait du centre, plus elle perdait ses repères visuels. Elle sortit alors son Nunti de sa poche et lui chuchota doucement les vers d'un poème. La petite poupée s'éveilla, ouvrit les paupières et fixa Emma de ses yeux candides. 

— J'ai besoin que tu m'éclaires, pour que je puisse retrouver l'ombre de l'unique soldat, l'implora la jeune fille. 

— Je suis désolée, chuchota le Nunti, je n'ai pas le droit de t'apporter de la lumière. Tu dois utiliser ton intuition, et elle seule. Pose-moi sur ton épaule, et je veillerai sur toi. 

L'adolescente porta alors sa main, paume vers le ciel, à son épaule, et laissa la poupée s'asseoir au creux de son cou, s'accrocher à une mèche de cheveux. Emma ferma les yeux et inspira profondément. Elle sentit qu'une ligne venait de bouger derrière elle. Un souffle caressa sa peau. Chaque statue dégageait de l'Énergie, mais aucune émotion ne les animait. La sensibilité, l'agitation, n'émaneraient que du vrai soldat. La jeune fille avança d'un pas. Le  mécanisme dédaléen s'actionna. Un frissonnement parcourut son corps. 

Soudain, un picotement chatouilla la nuque d'Emma, son coeur se comprima, ses yeux toujours clos s'humidifièrent. Elle s'approchait. Il n'était plus bien loin. Encore un pas. Une vibration infime sous ses pieds. Sa peau, de nouveau lisse, retrouvait toute sa chaleur. Les vagues d'Énergie créées par la légion fantomatique s'évanouissaient. Les émotions, elles, s'intensifiaient. 

La jeune fille s'immobilisa. Elle savait qu'il se trouvait en face d'elle. Quelques centimètres à peine les séparaient. Elle ressentait son aura, les effluves de son humanité. Soulevant lentement ses paupières, elle distingua une silhouette vêtue de noir, portant le même masque que tous les autres soldats. Le coeur battant, elle porta sa main au visage de l'homme pour en dévoiler les traits. Le Nunti d'Emma reprit vie et s'illumina, des milliers de lucioles virevoltant à ses côtés. A la lueur de sa poupée, l'adolescente remarqua l'ombre qui dansait fièrement sur le sol du Fort. 

L'instant d'après, elle se retrouva propulsée sur la terrasse de l'édifice, baignée par la lumière du soleil. Emma porta son bras à ses yeux pour s'habituer à la luminosité, et remarqua que quelques candidats, déjà sortis de l'épreuve, partageaient leur expérience. 

— Bravo, tu as réussi ! s'écrira la poupée en sautillant sur l'épaule de sa propriétaire. 

Emma, heureuse de compter parmi les mille candidats restant, laissa échapper un rire de soulagement. Quelques minutes plus tard, Maiwenn et le garçon aux yeux verts apparurent sur la terrasse, eux aussi éblouis par les rayons du soleil. Les deux amies s'enlacèrent avec tendresse, avant de remarquer que Claire tentait toujours de trouver la sortie sous le dôme opaque. Les minutes et les heures défilèrent sur le compte à rebours, alors que les candidats affluaient toujours plus nombreux sur la terrasse de l'édifice.  

— Elle n'est toujours pas là, s'inquiéta Emma en se grandissant sur la pointe des pieds pour scruter chaque nouveau visage qui apparaissait. 

Finalement, après une attente interminable, les deux amies retrouvèrent Claire, essoufflée et pâle. Se tenant les côtes elle s'écroula sur le sol alors qu'Emma et Maiwenn accouraient vers elle pour la soutenir. 

— J'ai réussi mon épreuve ! s'exclama-t-elle entre deux souffles. Mais je suis fatiguée. Comme si mon corps s'en allait de mon esprit, ironisa-t-elle, un grand sourire illuminant son visage. 

— Ton jeu d'actrice s'améliore, la taquina Maiwenn, une étincelle espiègle dans les yeux. 

Emma plongea ses prunelles dans les yeux fatigués de son amie. Claire incarnait-elle vraiment un personnage, à ce moment précis ?

* Semper Somnere se prononce, "Sèm-pèr Somnéré". Le Latin exact serait Semper Somniare, mais vous le savez déjà, l'usage de la langue a évolué à travers les siècles chez les Sominus. Et puis je trouvais que ça sonnait mieux au moment où je l'avait écrit, mais dites-moi si vous pensez que la formulation exacte serait meilleure ! 

*Référence à Lakmé un opéra de Léo Delibes, et notamment au Duo des Fleurs/ Sous le dôme épais. C'est l'air qu'Emma a entendu lorsque les ailes se sont déployées, et c'est sans doute ce qui a inspiré l'auteure dans ses envolées lyriques  ='D
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Hello les voyageurs inter-storiques ! 

Un tout petit commentaire pour vous dire que j'espère ne pas vous lasser avec ces épreuves, qui; avec le recul, sont peut-être trop similaires les unes les autres et fonctionnent sur la même schématique ! Je ne sais pas trop, dites-moi ce que vous en pensez ! 

J'accueille toujours vos commentaires et remarques avec grand plaisir !

Merci à vous, 

Longue nuit aux Rêves et Longue vie à la Reine ! 







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