Prologue

Bakeneko, quarante ans plus tôt.

Les rues de Bakeneko étaient remplies d'un silence étouffant, dérangeant pour cette ville qui ne semblait jamais totalement fermer l'œil, où chaque heure était peuplée par son lot de cris et de vie. A l'aube les marchands ouvraient leurs échoppes, étalaient leurs tentes dans un mélange de jurons et de rires, apostrophant leurs concurrents et les habitués du coin en se souhaitant une bonne journée, pleine de recettes si Easima se montrait bonne ou au contraire, une malchance à ne pas en fermer l'œil cette nuit.

Quand le soleil embrassait de ses rayons la Capitale, les familles se mettaient à sortir, les enfants à courir dans tous les sens, les vieilles dames investissaient les murs bas ou les bancs pour se raconter les dernières nouvelles ; les bataillons commençaient leurs rondes, jouant des muscles pour se frayer un chemin parmi les civils, séparaient quelques rixes, s'occupaient de la circulation, prêtaient main forte à un homme dont le poids des affaires faisait ployer ses épaules. L'après-midi était une répétition de la matinée jusqu'à ce que le soleil décline et que la nuit déverse avec elle les lève-tard et autres fêtards.

Ce matin, les marchands conservaient leurs lèvres closes et même leurs gestes se faisaient plus prudents, comme si le moindre son, la moindre tasse cassée, le moindre panier renversé aurait suffi à troubler le calme solennel dans lequel s'était plongée la ville. Dans les maisons, les mères préparaient leurs enfants, leur enfilant des robes et blouses sombres, coiffant leurs cheveux, séchant les larmes qui roulaient sur leurs joues en retenant les leurs.

A midi, le son des cloches semblait résonner dans toutes les maisons. Le bruit des pas, le claquement des portes et le murmure des voix devinrent alors plus forts: Bakeneko sonnait comme une ruche bourdonnante. Tout le monde avançait dans un sens, vers le palais, dont tous les drapeaux avaient été teintés d'un mélange de pourpre, la couleur du royaume, et de noir, celui du deuil.

Le prince Kumon était mort et le peuple pleurait avec ses souverains.

Dans la basilique du château, le grand prêtre récitait ses chants sous le regard indistinct d'une Easima au visage voilé. La déesse passeuse d'âmes avait toujours noué le ventre de Kazumori. Il lui trouvait quelque chose de lugubre, à l'image des sœurs qui s'activaient autour du corps de son cadet. Kumon avait toujours été un bon vivant. Un garçon joyeux et souriant, au regard aussi brillant que pouvait l'être le soleil de midi. Il aurait détesté ça, détesté cette cérémonie funeste, détesté les pleurs que tentait d'étouffer leur mère dans un mouchoir de soie. Claquant sa langue contre son palais, Kazumori quitta le sanctuaire.

— Il avait changé.

Kazumori tourna la tête en direction de la voix et serra les mâchoires, soutenant le regard que sa tante posait sur lui.

— Toi aussi tu as changé, souffla-t-elle.

Le prince esquissa un pas, cherchant à fuir cette conversation qu'il redoutait mais la main de sa tante encercla son poignet, lui interdisant toute tentative de retraite. De la paume, elle caressa sa joue et attrapa son menton. Lâche-moi, hurla-t-il sans qu'aucun son ne s'échappe de ses lèvres. La magie de sa tante semblait brûler sa peau, pesant de tout son poids sur son corps d'adolescent. Kumon était un bien meilleur nak que lui, Kumon aurait pu résister à la magie de leur tante mais lui qui n'avait jamais été premier que dans l'ordre de leurs naissances ne pouvait rien faire d'autre que se soumettre à la volonté de cette femme.

— Dis-moi Kazumori, est-ce que toi aussi tu vas boire du poison ? Est-ce que toi aussi tu vas perdre la tête comme ton frère ? Vous avez changé tous les deux, oh oui. Le roi n'a peut-être rien remarqué mais rien n'échappe à mon regard. Que s'est-il passé ? Qu'est-ce que vous avez vu ? Qu'est-ce que vous avez appris ?

Rassemblant ce qu'il possédait de force, le prince repoussa la main de sa tante et recula de quelques pas. Dans quelques années ce serait lui qui siégerait sur le trône de Bakeneko, lui qui déciderait du destin des cinq provinces et, s'il n'était encore qu'un adolescent, ses ennemis seraient alors plus terribles que sa tante. Sa voix claqua, ferme comme celle qu'employait son père quand il rassemblait ses ministres :

— Kumon était un fou. Et toi ma tante, tâche de te rappeler quelle est ta place dans ce royaume.

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