Prologue
L'ombre se déplaçait en silence, attentive aux moindres mouvements des gardes aux alentours. Avec précaution, elle emprunta un escalier qui menait aux remparts, puis se figea. À quelques mètres d'elle, un soldat était appuyé aux créneaux, le regard perdu dans l'immensité de la jungle qui commençait à se parer des premières couleurs de l'aube.
— Foutues plantes maudites, elles pouvaient pas rester tranquillement dans le sol, non, fallait qu'elles décident de...
Sa dernière phrase ne connut jamais sa fin : sa gorge se retrouva soudainement prise dans un étau d'acier. Il commença rapidement à paniquer, lacérant son cou de larges griffures rouges tandis que son visage virait au bleu à mesure que la vie le quittait. Ses doigts butaient sur quelque chose de dur et froid, qui continuait de serrer implacablement. Enfin, après plusieurs secondes de lutte acharnée, l'homme s'effondra.
L'ombre, qui s'était placée derrière lui, accompagna le mouvement et reposa le corps en silence. Elle jeta un regard circulaire aux alentours, puis, ne voyant personne, propulsa le garde par-dessus le parapet, et le regarda s'écraser sur les rochers plusieurs dizaines de mètres en contrebas, avant de rebondir plusieurs fois jusqu'à disparaître dans l'ombre du fort. Satisfaite, elle continua donc sa progression vers la Cour Intérieure.
L'intrus arriva finalement dans le jardin supérieur, qui dominait les murailles alentours. Du splendide étalement de fleurs colorées et odorantes, traversé de magnifiques chemins entretenus à la perfection, ne restait qu'un terrain vague, creusé de profond cratères là où des arbres centenaires avaient été arrachés du sol.
Une terrible colère s'empara du nouvel arrivant devant la désolation qui s'étendait devant lui. Tant de gâchis. Tant de souvenirs et de sagesse effacés d'un claquement de doigt, et pour quelle raison ? Par peur. La crainte de ce qu'on ne connaissait pas, de ce qu'on n'essayait même pas de comprendre. Cette vision raffermit encore sa détermination à mener sa mission à bien. Quelqu'un devait payer. Le prix de quelques vies n'était rien devant la survie de tout un peuple.
Se détournant rageusement de la scène, l'ombre s'enfonça de nouveau dans les profondeurs du fort, sous une série d'arches richement décorées, avant de parvenir devant une lourde porte cadenassée. Un bras sombre s'échappa alors de la figure cachée dans l'obscurité du couloir, suivi d'un discret déclic quand la serrure céda, quelques instants plus tard. La porte coulissa dans un grincement beaucoup trop bruyant au goût de l'intrus, qui se figea dans l'attente d'un signal d'alerte, mais rien ne vint, et il se glissa donc à travers l'ouverture. Les pierres brutes de la cour laissaient désormais place à du marbre taillé avec précision, et l'ombre ne put s'empêcher de s'arrêter quelques instants pour admirer la qualité du travail. De magnifiques fresques partaient du sol et se rejoignaient au plafond, peignant des scènes de guerre frappantes de réalisme. Fort-Talae n'était pas seulement un édifice militaire, c'était également l'un des rares bâtiments ayant résisté à l'Écroulement. Du moins, c'était ce qu'on lui avait appris plusieurs semaines auparavant, et il n'était pas difficile d'y croire en regardant les somptueuses illustrations enchevêtrées tout autour d'elle. Se reconcentrant sur son objectif, elle détourna le regard d'un magnifique dragon coloré et continua à avancer.
Ici, les patrouilles de gardes se faisaient beaucoup plus présentes, et l'intrus dû plusieurs fois se cacher dans un recoin en attendant que la ronde passe. Il n'avait plus beaucoup de temps. Le soleil se lèverait bientôt, et avec lui les couloirs se mettraient à grouiller d'activité. Il se pressa donc, jusqu'à arriver dans la cour personnelle du Gouverneur. Ici, des plantes poussaient encore, jetant de longues branches fleuries au-dessus d'un petit sentier qui menait directement à la Grande Chambre. L'aube approchait à grands pas désormais, et l'ombre faillit manquer de justesse la diversion. Des cris retentirent au loin, et les deux hommes de faction devant la porte échangèrent un regard inquiet. Finalement, l'un des soldats s'élança, épée au poing, laissant son compagnon veiller sur le sommeil de leur patron.
L'ombre jura intérieurement. Elle avait espéré que la voie serait libre. Ce n'était pas prévu. Cerné par de hauts murs, le jardin était cependant encore plongé dans une obscurité assez épaisse pour qu'elle puisse s'avancer lentement à une petite dizaine de mètres du garde. Là, elle s'arrêta, et s'efforça à toute vitesse de trouver un plan pour se débarrasser de lui. Au même instant, comme en réponse à ses prières silencieuses, l'homme se détacha du mur contre lequel il était adossé, et s'avança dans sa direction. Il n'y voyait visiblement pas très bien, puisqu'il manqua par trois fois de se prendre les pieds dans les racines sauvages qui couraient entre l'ombre et lui. Il arriva finalement à deux pas seulement et elle dut se retenir de bouger dès maintenant.
Du calme. Il ne sait pas que tu es là. Observe, ajuste, frappe.
Le soldat fit alors un mouvement qui faillit déstabiliser l'ombre tellement il était incongru : il délaça les cordons de son pantalon.
- Saloperie de vin Ferran, ça pique quand ça rentre, et ça pique quand ça sort ...
L'ombre resta là, sans bouger, alors que la nuit laissait place à l'aurore, tandis qu'un liquide chaud et âcre coulait sur son corps figé. De l'urine. Elle absorba l'insulte en silence, comme son peuple le faisait depuis des générations. Puis, quand elle ne parvint plus à réprimer la colère qui commençait à gronder en son cœur, elle bougea, lentement.
Le garde, surpris, eut un mouvement de recul. Il plissa les yeux pour essayer de percer l'obscurité, puis sa bouche s'ouvrit en un grand "O" d'horreur stupéfaite. Le hurlement d'alerte qui devait sortir de sa gorge fut bloqué par la longue branche garnie d'épines qui s'y engagea. L'homme voulut s'enfuir mais ne parvint qu'à enfoncer les aiguilles plus profondément en lui. L'ombre se jeta alors sur lui et l'immobilisa rapidement tandis qu'il se débattait avec vigueur. Elle se concentra alors, visualisant où était rendue la branche, puis poussa.
Le bois perfora facilement l'œsophage, atteignant directement le cœur juste à côté. Le garde, dont la fin était inéluctable, se mit à convulser avec violence sous la douleur, projetant des mottes de terre en raclant le sol. Craignant que le bruit n'attire une patrouille, l'ombre décida d'en finir. Elle rassembla de nouveau sa concentration, puis serra de toutes se forces. Le cœur de l'homme émit un dernier battement plaintif, avant de se retrouver broyé par la masse sombre qui l'enserrait désormais. Le corps eut un ultime soubresaut puis se détendit, inerte.
L'assassin se redressa alors, rétractant son arme, et jeta un regard dédaigneux à l'épée toujours rangée dans le fourreau du soldat. Le lâche n'avait même pas essayé de se battre. L'ombre se souvint d'un passage des Écorces Vives :
"Les Hommes sont arrogants. Les Hommes sont méfiants. Les Hommes sont faibles. Mais les Hommes sont nombreux et chaque jour leurs mains couvertes de Sève retournent la Terre nourricière."
Les Hommes étaient nombreux, effectivement, mais l'ombre comptait bien y remédier prochainement.
Elle se tourna alors vers la porte, désormais sans surveillance, et s'avança d'un pas décidé. La serrure n'était même pas verrouillé, et elle pénétra donc en silence dans la vaste pièce. Des tapis or et pourpre s'étendaient sur toute la surface du plancher tandis que de vastes tentures aux mêmes teintes tapissaient les murs. Le Gouverneur était fier des couleurs de sa famille et les affichait partout, jusque sur les draps sur lesquels il reposait en ce moment même. L'assassin s'approcha doucement du lit et observa sa prochaine victime. Son visage finement rasé était tourné vers la fenêtre dépourvue de rideaux, laissant pénétrer les tout premiers rayons annonciateurs du lever du soleil. Habituellement, le Gouverneur se levait en même temps que l'astre, car ses journées étaient densément remplies, et Horacio Derebas ne faisait pas partie de ces hommes qui se croisaient les pouces en attendant que d'autres accomplissent son travail. L'ombre - qui n'en était plus tellement une dans la lueur naissante du matin - aurait pu respecter le Gouverneur, si les circonstances avaient été différentes. Malheureusement, elles ne l'étaient pas, et l'assassin frappa, veillant toutefois à ce que sa mort sa rapide et sans souffrances inutiles.
Les ronces tracèrent un profond sillon sanglant sur sa gorge, et Horacio ouvrit de grands yeux étonnés. Il voulut parler mais déjà le sang fuyait son corps en une cascade vermeille. L'ombre lut la résignation dans le regard du mourant quand il comprit que sa fin était venue. Il n'essaya pas de se débattre, et tourna simplement la tête vers ses précieux tapis éclaboussés d'un rouge sale, une expression triste figée sur son visage qui se vidait de couleur.
Le soleil choisit cet instant pour dépasser l'horizon, illuminant la pièce d'une chaleur glorieuse. L'assassin frissonna quand la lumière frappa ses feuilles d'un vert sombre, envoyant des vagues de bonheur le long de son écorce jusqu'à ses racines nues qui s'enroulaient sur le sol. Baignant dans le sang poisseux du Gouverneur, il observa, ému, un premier bourgeon fleurir au bout d'une frêle branche, et sut que l'heure était venue.
Le Règne des Hommes touchait à sa fin. Un nouveau jour se levait, et avec lui une nouvelle ère prenait son envol. L'oppression avait assez duré, il était désormais temps de se battre.
Le Peuple des Éveillés partait en guerre.
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