Chapitre 2
Les rideaux verts délavés étaient tirés. Ils atténuaient la lumière grandissante à l'extérieur. Les volets n'avaient pas été fermés, ce qui laissait tout de même filtrer quelques rayons de soleil. Dans le petit appartement une pièce régnait un désordre incommensurable. Sur la table basse étaient entassés des piles de vieux journaux, entremêlés à quelques factures et cours d'université, par-dessus lesquels des sachets de nouilles instantanées et des cartons de nourriture surgelée se fondaient dans leur environnement de papier. Par terre, un vieux tapis et quelques habits sales. L'évier de la cuisine regorgeait de vaisselle pas lavée. Sur le canapé en velours dépliable, emmitouflé sous un grand nombre de couvertures, dormait un jeune homme blond.
Peu à peu incommodé par la lumière du jour, il grommela et se tourna, de manière à faire face au plafond. De grosses cernes violettes traçaient de véritables tranchées sur ses pommettes. Sa joue gauche était bandée. Son regard sombre, synonyme d'une nuit difficile.
Avec beaucoup de difficulté, il se dressa sur ses coudes. Pendant quelques secondes, il évalua rapidement la pièce du regard. Tout était à sa place. Ensuite, il entreprit de s'asseoir sur son lit de fortune. Cela lui arracha quelques grimaces de douleur ; la blessure qu'on lui avait infligé au ventre le tiraillait.
Doucement, il posa ses pieds, encore chaussés, par terre, et se mit debout. En clopinant comme il le pouvait, il se dirigea vers la minuscule salle de bain qui était dissimulée derrière un pan de mur près de la cuisine. Une fois devant son miroir, il alluma l'ampoule qui baigna immédiatement l'endroit exiguë dans une ambiance glaciale.
Se tenant au rebord de l'évier, il dévisagea son reflet. Cheveux blonds sales, gras, yeux bruns éreintés, visage aux traits tirés par la fatigue. Du sang suintait de son entaille à la joue. Son regard descendit sur ses bras ; censés être fermes, et pourtant, fébriles, ils étaient tâchés de sang, tout comme sa chemise blanche, qu'il n'avait pas enlevée depuis la veille.
Tous ces petits détails lui firent revoir la scène, comme si elle se rejouait sous ses yeux, à la manière d'un film qu'on avait rembobiné. Alexander fut pris de vertige, sa vue se brouilla, il se tint difficilement au lavabo. Un gargouillement tonitruant sortit de son intestin. Des crampes lui tordirent le ventre, la bile lui remonta jusque dans la gorge. Il vomit. Il régurgita le peu qu'il avait dans le ventre, et même lorsqu'il pensait que c'était terminé, cela recommençait. Le simple souvenir de cet inconnu, empalé par sa dague ne faisait qu'empirer son état.
Il l'avait tué.
Enfin, à bout de souffle et de force, il tourna le robinet et fit couler l'eau, de manière à ce que la bile s'en aille. Vidé, il glissa sur le sol, et se recroquevilla sur lui-même. Il fut pris de spasmes violents. Mais les larmes ne vinrent pas.
C'était un meurtre, un homicide qu'il avait commis.
Il en était horrifié.
Une nouvelle fois, il contempla ses doigts. Ils étaient pourpres, moites, et engourdis par la sensation du liquide poisseux et séché qui s'infiltrait dans chacune des nervures, chacun des plus infimes plis et s'incrustant jusque dans les coins de ses ongles.
Il ne put tenir plus longtemps. Brusquement, il se leva, et passa ses mains sous l'eau glaciale qui s'écoulait encore. Avec ardeur, il entreprit de frotter ses paumes, d'enlever toute trace de ce qu'il s'était passé. Le blanc presque immaculé de l'émail se teinta peu à peu de rouge dilué.
On aurait pu croire, à s'y méprendre, que c'était lui qui se vidait lentement de son sang. Pendant un instant, il crut être à la place du défunt. Fermant les yeux, tentant d'écarter à tout prix une nouvelle crise de panique, il frictionna ses mains avec encore plus de frénésie. Tout devait disparaître, s'en aller, s'évaporer.
En rouvrant les paupières, il constata que toute la malsaine couleur avait été enlevée. Mais cela ne suffisait pas.
Précipitamment, il passa sa chemise par-dessus sa tête, dévoilant ainsi son torse blême et contusionné. Sans ménagement, il la froissa, la serra fort, et la noya dans l'eau. Bientôt, le lavabo fut bouché par le tissu qu'Alexander pressait vers le fond. Ainsi, le flot déborda, colora le sol, mouilla le carrelage.
Néanmoins, le jeune homme n'en avait strictement rien à faire. C'était une action nécessaire.
Puis, inconsciemment, des larmes salées vinrent tremper son visage.
Il relâcha sa prise sur le haut maltraité. Comme désemparé, il se regarda dans le miroir, tel une âme en détresse. Rien ne pourrait jamais changer l'acte accompli. On ne changeait pas le passé.
Alors que dehors, la vie continuait pour les épiciers, les enfants jouant chez eux, les adultes allant travailler, Alexander, lui, resta, lors de l'écoulement de ces longues heures, assis dans sa salle de bain miteuse, à ruminer le cauchemar qu'il vivait.
La nuit venait de tomber quand il se dressa. Il se sentit défaillir pendant quelques instants, mais se repris. Une faible migraine l'avait pris d'assaut.
Les yeux bouffis et encore un peu brouillés par les pleurs, il alla se jeter sur son lit, dans la pénombre ambiante.
Pour oublier toute cette affaire, il essaya de dormir. Seulement, après s'être tourné, retourné, maintes fois, il en vint à l'évidence qu'on ne le laisserait pas si facilement rejoindre les bras de Morphée. Ainsi se positionna-t-il face au plafond, contemplant les minuscules fissures se propageant au travers du crépis.
Plus posément qu'auparavant, et bien malgré lui, il repensa aux évènements. A nouveau, il entendit les paroles de cet étranger faire écho dans sa tête.
« Tue-moi ! » avait-il crié. Mais pour quelles raisons ? Ne serait-ce pas plutôt lui, jeune et pauvre gringalet qui avait eu le malheur de se trouver à cet endroit-là, qui devait mourir ? Plusieurs fois, il tourna ses mots dans tous les sens imaginables, sans rien trouver de concluant. Une autre pensée, qui lui sembla bien superflue au départ, s'immisça dans ses sombres réflexions. Pourtant, au fur et à mesure qu'elle retentissait plus fort dans son esprit, il se releva sur ses coudes. Dans son dernier souffle, l'autre lui avait bien dit quelque chose. Le nom d'une rue.
-Le numéro 38... murmura-t-il.
Aussitôt, avec un regain d'énergie et oubliant la terreur, il sauta hors de son lit et se dirigea vers la porte, dont il déverrouilla les deux serrures. Il dévala les escaliers pour sortir de son petit immeuble datant d'un tout autre âge. La rue Paramonse n'était qu'à quelques pâtés de maisons.
Ce jour-là, le ciel était dégagé, et la pleine lune resplendissait dans son royaume tout de bleu profond. Personne ne vagabondait dans les allées. Certains devaient traîner au bar, d'autres dormaient peut-être déjà. Pendant les premières minutes de son vagabondage, le lourd silence qui s'appesantissait sur les lieux ne le troubla guère. Ce ne fut que près de son but qu'il commença à raser les murs et à écouter les moindres bruits retentissants au loin.
Enfin, il arriva à destination. Devant lui se trouvait un vieux commerce, à la façade décrépie. Une vieille et grande enseigne rouillée ne tenait plus que légèrement à un pan de mur blanc cassé parsemé de traces de saletés noires, qui constituait la devanture. Elle disait : Egon et fils, réparateurs. Quoiqu'il ne fut pas certain de ce qu'il réussit à déchiffrer ; la moitié des lettres, écrites de manière très calligraphiée, étaient à moitié effacées.
Il traversa la route et se plaça devant l'entrée aux vitres poussiéreuses et fissurées. Son reflet y apparaissait, tout déformé. Il s'apprêta à poser sa main sur la poignée quand il distingua une ombre passer derrière son image dans le verre. Vivement, il se retourna, pour n'apercevoir au final qu'un chat. Un chat noir, aux yeux d'un vert éclatant, qui le contempla une infime seconde, avant de détaler dans l'obscurité d'une ruelle.
Il souffla. Le cœur battant, prenant son courage à deux mains, il passa le seuil. Une sonnette éraillée retentit dans la salle. Si quelqu'un vivait ici, il devrait à présent être avertit de la présence du jeune homme. D'un rapide coup d'œil, il évalua l'endroit. A la lueur de la lune, on pouvait distinguer la silhouette d'un comptoir en bois, cerné par de nombreuses étagères. Près là où il se trouvait, de petites commodes longeaient le mur. Il n'avait pas besoin de chercher très loin, pour s'apercevoir que tout avait été pillé. Seules les toiles d'araignées régnaient en maître ici.
A pas de loup, il fit un tour de la pièce, avant de s'arrêter devant un passage, qui menait certainement à l'arrière-boutique. Il hésita. Ici, il n'avait rien découvert. C'était peut-être juste une divagation, la fin de vie avait dû rappeler à cet homme de simples souvenirs d'enfance.
D'ailleurs, pourquoi avait-il décidé de venir ? Juste parce qu'un inconnu avait chuchoté le nom de cette rue avant de clamser ? Par simple curiosité ? En réalité, il ne savait pas. Peut-être que cet inconnu avait une famille et qu'il avait chargé Alexander de les trouver en passant par ici ? Etait-ce pour honorer les dernières volontés du défunt qu'il était là ? Il supposait que c'était un peu de tout ça mélangé.
De toute manière, il pensait trop.
C'est pourquoi il décida de voir ce qu'il se cachait au-delà de ce couloir.
Passé le petit corridor, une vaste pièce s'offrit à sa vision. Il tendit son bras sur la gauche, tâta la cloison, cherchant un interrupteur. Il le trouva. Successivement et dans un grésillement, les lumières s'allumèrent d'une couleur jaune et chaleureuse.
L'endroit était plein à craquer ; des rayonnages en bois fixés en hauteur aux murs croulaient sous les piles de livres, bureaux et tables basses se confondaient, cachés par d'innombrables bocaux et instruments étranges. Par terre, sur le sol de briques, étaient parsemés paille et feuilles mortes. Alexander s'avança, fit le tour de chaque meuble, observa tout ce qui se trouvait sous ses yeux.
Il soupesa de lourds volumes aux pages poussiéreuses. L'un, attirant particulièrement son attention, s'intitulait Les Empires de l'Obscur. La couverture en cuir montrait un dessin doré d'un homme encapuchonné ressemblant étrangement à celui de la veille.
Perplexe, il continua ses recherches. Dans un coin, il débusqua une cloison sur laquelle étaient accrochés avec de gros clous, divers outils tous plus grands les uns que les autres ; une faux à l'acier reluisant, une gigantesque pince verte, ainsi que d'autres qui lui étaient totalement inconnus.
Plus loin, sur le rebord d'une commode, étaient posées des poupées. Intrigué, il s'en approcha. Etrange de trouver des jouets dans un endroit tellement sinistre, se dit-il. Se penchant pour être à leur hauteur, il les détailla. De petites filles, aux yeux à demi-fermés et à la bouche entre-ouverte, avec des cheveux resplendissants et des habits comme en portaient les enfants ces temps-ci. A côté, des versions masculines étaient aussi représentées.
-C'est dingue, on dirait des vrais... remarqua-t-il.
Prudemment, il effleura la joue de l'une des poupées. Il recula immédiatement. Il s'était attendu au contact froid de la porcelaine. Mais certainement pas à celui du derme humain. Comment cela se faisait-il que de simples figures aient une peau ?
Prit d'un doute, il en saisit une, la souleva, toucha ses cheveux, ses doigts, et même l'émail de ses dents. Ces poupées étaient d'un réalisme inquiétant. Le jeune homme la reposa puis se tourna vers la table adjacente. Cette dernière était jonchée de papiers froissés, d'ouvrages cornés et d'outils en métal rouillé. Au milieu de quoi se trouvait une masse chétive recouverte d'un drap usé et tâché de brun.
Il le souleva, d'abord partiellement, puis totalement. Ce qu'il vit lui arracha un gémissement d'effroi. Il lâcha la toile, qui était en fait souillée par du sang, d'instinct.
Devant lui se trouvait le corps recroquevillé et sans vie d'un enfant.
A nouveau, la peur tenta de le gagner. Il failli trébucher, en s'approchant du minuscule cadavre. Si jeune... pourquoi tuer un gamin sans défense ?
Il vit les longs ciseaux, les larges pinces et couteaux. Se souvint des poupées, dans son dos. Et il remarqua les pots sur une planche en bois non loin. Il y accéda. Yeux, foies, cerveaux, intestins, cœurs y flottaient dans un fluide transparent, reposants sur un caisson de foin.
Lorsqu'il fit le lien entre tous ces objets et la dépouille, il s'en voulut d'être aussi perspicace. Effrayé, Alexander retourna vers l'enfant et fouilla un peu plus avant dans le bazar ambiant de la table.
Il jetait tout par terre, sans ménagement. Il cherchait un indice, quelque chose qui puisse lui indiquer qu'il ne rêvait pas... ou qu'il se trompait. Pourtant, les feuilles de calcul, les schémas méticuleusement dessinés, les livres traitant tous de sujets fort inquiétants, rien ne retint son regard. Jusqu'à ce qu'il trouve, par total hasard, une enveloppe coincée sous le pied inerte de l'enfant.
Soudainement, la pression et l'angoisse le quittèrent. Un moindre poids lui pesait sur les épaules. Avait-il trouvé ce qui mettrait fin à toute cette histoire ?
Il l'ouvrit, et en sortit un petit billet peu soigné. Sans plus attendre, il lut les mots raturés, d'encre aussi noire que l'ombre.
Achevé le cycle de l'astre,
A l'ombre de la cloche de bronze,
Sonnant l'apogée de la nuit
Rapportez,
Tel un fantôme
Recevez,
D'une silhouette
La mort.
La missive n'était pas signée, ne comportait ni de date, ni de lieu. Le jeune homme était frigorifié.
Un fracas se fit entendre. Alexander ne chercha pas d'où il provenait, et se contenta de s'élancer au-dehors, sans réfléchir, le message toujours à la main.
Ce n'était pas la fin de son cauchemar, non, il ne faisait que commencer.
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