Chapitre 2
Cette journée s'avéra longue, ennuyeuse et éprouvante. Je ne vis pas passer le début d'après-midi, occupée à dormir contre mon frère. Après deux bonnes heures de sieste, j'avais atrocement mal au cou. Pour couronner le tout, Mère n'avait pas arrêté de déblatérer au sujet de ce mariage.
Elle émettait ses propres hypothèses sur la future promise. Le seigneur de Lorca, qui dirigeait notre région, avait deux filles dont une en âge de se marier. Elle devait avoir dix-sept ans, je ne l'avais jamais vue, mais il paraissait qu'elle était d'une rare beauté. Évidemment, c'était sur elle que Mère avait parié. Père, par politesse, lui répondit, mais cela l'encouragea davantage.
Le seigneur d'Hanley, le territoire voisin, n'avait qu'un fils, Duncan. Je l'avais déjà rencontré lors du bal de l'équinoxe de printemps donné au sein de la cour de Lorca, l'année passée. Je lui avais à peine adressé la parole, mais il s'était montré très agréable et étonnamment drôle. Mère n'avait plus eu qu'une idée en tête pendant le mois qui avait suivi, que je l'épouse. Hélas pour elle, nous ne l'avions plus revu.
Le dernier seigneur était celui du territoire d'Ogilvie. Les rumeurs entendues ici et là disaient qu'il était cruel et maltraitait sa famille autant que ses employés. Sa terre avait des problèmes de fertilité et était très montagneuse. Ce qui ne leur facilitait pas les récoltes. Ils élevaient principalement du bétail. Il avait un fils et trois filles, dont une déjà mariée et les deux autres trop jeunes pour l'être.
N'en pouvant plus, je lui avais demandé de cesser d'en parler prétextant des maux de tête.
Le soir, nous nous arrêtâmes dans une petite auberge sur le bord de la route. Un feu crépitait dans l'âtre au fond de la pièce, l'atmosphère était assez sombre. Il ne devait pas y avoir beaucoup de passages de nobles par ici, quelques hommes buvaient après leur journée de labeur. D'autres, qui avaient une allure peu recommandable, parlaient fort et batifolaient avec des dames.
Nous nous dirigeâmes vers l'aubergiste accoudé au bar. D'un air las, il nous donna les clés de deux chambres et nous montra une table ronde et crasseuse pour y manger. Je ne me sentais pas vraiment à ma place dans cet endroit où l'on nous observait comme des étrangers. Nous nous étions attablés avec une seule petite bougie au milieu pour nous éclairer. Le repas fut dans le même ton, un ragoût vraiment peu appétissant, le goût confirmant l'aspect. Mon père s'était donc attelé à ses discussions favorites sur l'apport des épices dans la cuisine. Avec Gilmer, on se comprit d'un simple regard.
— Mère... je ne me sens pas très bien.
Pour en rajouter, je plaçai ma main devant la bouche et fis semblant d'avoir un haut-le-cœur. Gilmer se mit debout et, en preux chevalier, m'aida à me lever doucement. Prévenant, il toucha mon front. Il se tourna avec une mine soucieuse vers Mère :
— Elle est chaude, je crois que le voyage l'a un peu secouée. Je vais la raccompagner. Je vous souhaite une bonne soirée à vous deux, on se retrouve demain matin au petit déjeuner.
Sur ces paroles, nous prîmes congé. La chambre se situait à l'étage, elle n'était guère plus propre que le reste de l'établissement. Une fois la porte fermée, je me retournai vers Gilmer, et lui souris franchement. Apercevoir son rictus en coin finit de me faire craquer et j'explosai de rire à me plier en deux.
— Tu aurais vu la tête de Mère, elle était dégoûtée. Elle a eu peur que je lui vomisse dessus, je crois. T'imagines un peu ?
— T'es pas possible Eira, bonne actrice en tout cas.
— Tu n'es pas mal non plus.
Après m'être calmée, j'étais partie en direction de la salle de bain pour me rafraîchir le visage. Le miroir crasseux me rendit mon regard. J'attachai mes boucles brunes en chignon avant d'aller m'installer sous la mince couverture. Je tremblais déjà sous le froid de la pièce, elle n'était pas chauffée et je sentis un fin courant d'air s'échapper de la fenêtre.
Gilmer s'installa à côté de moi, puis me fit face. Je vis ses beaux yeux couleur chocolat. À travers eux, je distinguais tout ce qu'il ne disait pas. Son affection envers moi, la confiance qu'il me témoignait à chaque instant de notre vie. Une brusque chaleur nous envahit, une lueur perçait le tissu. Nous nous redressâmes et enlevâmes la couverture.
Je me mis à hurler avant que la main de Gilmer me couvre la bouche.
— Tais-toi, on va nous entendre !
— Gil, qu'est-ce que j'ai fait ?
Il regarda, incrédule, les flammes émanant de mes mains. Elles ne me brûlaient pas, elles étaient doucement chaudes et réconfortantes en ce froid glacial. Mais je ne pouvais pas faire de magie, nous étions mortels, Père et Mère également. À ma connaissance, il n'y avait que les grands faes qui étaient capables de telles prouesses. Les simples faes, eux, avaient des aptitudes physiques et une longévité plus importante que la nôtre, mais n'étaient pas dotés de pouvoirs. Il n'y avait que les plus puissants nobles et guerriers faes. Enfin, c'est ce que nous pensions. Je commençai à avoir du mal à respirer, je me sentis oppressée dans mon propre corps et secouai la main comme une folle pour tenter d'éteindre cette flamme. Gilmer m'attrapa par les épaules pour me forcer à le regarder, ses yeux se fixèrent aux miens et il essaya tant bien que mal de me transmettre son apparente sérénité face à cette situation complètement anormale.
— Calme-toi, concentre-toi et essaie de les éteindre.
Je l'écoutai, pris quelques inspirations et expirations. Je fermai les paupières, je soupirai une dernière fois, je refermai mes mains et sentis de nouveau un frisson glacé me parcourir.
En rouvrant les yeux, plus aucune lueur dans la pièce. Je fixai, incrédule, mes mains, attendant une explication rationnelle à ce qu'il venait de se passer. Le doigt de Gilmer se glissa sous mon menton pour le relever, n'ayant plus de force, je ne résistai pas. Mon regard en revanche ne remonta pas, il demeura dans le vide. Mon cœur n'était plus dans un étau, mais mon cerveau n'était plus en état de fonctionner.
— Eira, je t'en prie, regarde-moi. Je comprends que tu sois bouleversée, je le suis tout autant. Mais on va trouver une explication, je t'en fais la promesse. Reste à savoir si tu peux recommencer, tu peux essayer. Le pire serait que ça arrive au mauvais endroit au mauvais moment.
— Je peux tester...
Peu convaincue, je fermai les yeux, essayant de revivre ce qui avait déclenché l'apparition de cette flamme au creux de ma paume. Je pensai à l'amour de mon frère envers moi. Notre confiance mutuelle. Nos vingt ans d'existence, liés l'un à l'autre. Rien. Je ne sentis pas de nouvelle chaleur.
— Ça ne marche pas. On a peut-être rêvé, on est fatigués.
Il me regarda, sceptique. Il fixa ses mains, prit un air concentré et, rien. Je le vis prendre un air sérieux, j'observai les rouages de son système nerveux s'enclencher à vive allure. Je le reconnaissais bien là, toujours à vouloir comprendre et trouver des solutions. Une minuscule lueur finit par surgir au creux de celles-ci. Je sautai du lit, couvrant ma bouche pour étouffer le cri qui venait instinctivement.
— Gil ! Tu... toi aussi ? Tu as fait comment ? Ça t'est déjà arrivé ?
Il me regarda incrédule et secoua la tête pour confirmer ce que j'appréhendais. Sa flamme vacilla et mourut quelques instants plus tard.
— Comment as-tu fait ? Pour faire apparaître la flamme.
— J'ai essayé de me représenter le feu, sa chaleur. J'ai pensé à la cheminée en bas. Et voilà.
— Comment tu peux être aussi calme ? Gil !
— Parle moins fort, Eira ! me dit-il en plaquant sa main sur ma bouche. Il faut bien que l'un de nous garde la tête froide et je sais pertinemment que ce ne sera pas toi. Retente, si tu ne les maîtrises pas rapidement, qui sait comment réagira tout le monde ? Tu veux nous voir expulsés de l'autre côté de la forêt d'Eagal ? On ne tiendrait pas une journée.
Toujours avec sa paume contre mes lèvres, je hochai la tête. Ses épaules s'affaissèrent et il souffla de soulagement. Il finit par me lâcher et attendit que je m'exécute. Je me concentrai aussi fort que je le pus, suivis les conseils de Gilmer qui réussit encore et encore, faisant grandir sa flamme. De la taille d'un ongle, elle devint aussi grande qu'un poing. D'accord, un petit poing d'enfant mais c'était déjà incroyable. Après plusieurs échecs consécutifs, j'étais épuisée et voulus juste dormir.
Nous décidâmes de nous coucher. Une fois allongés, nous nous regardâmes et sans prononcer un mot, nous sûmes que nous devions garder ce qu'il s'était passé pour nous.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top