{R} Chapitre Premier
Première partie
Dix-sept ans plus tard...
Je ne suis pas née là où les faux-semblants et les artifices dirigent des vies ni là où la saleté et la pauvreté règnent, même si je m'en rapproche le plus.
À travers la fenêtre, le soleil amorce enfin sa descente, entraînant avec lui des nuances flamboyantes. Chapeautant les constructions grises qui s'étendent des kilomètres plus loin, la sphère dorée se fond bientôt dans la nuit. Nous abandonnant tous dans sa noirceur.
Dans notre modeste logement, ma mère s'affaire à nous préparer le repas à mon frère Jules et moi. Le repas qui mijote dans la vieille casserole n'est autre que le fruit du labeur de notre mère, Laure. Des heures passées à servir un riche noble pour quelques légumes et un pain rassis à s'en casser les dents. Voilà ce que nous gagnons chaque jour, un service rendu, de la misère répandue.
Maman endure tout ça pour nous, nos remerciements ne seront jamais à la hauteur de ses actions. Sans elle nous ne pourrons survivre dans cet enfer, que l'on appelle "société".
Même si l'argent viendrait un jour frapper à notre porte et couler à flot dans notre salon, nous ne pourrons jamais habiter au cœur du Noyau. Le territoire, divisé en secteurs selon la rose des vent, est vaste. Nord, sud, est et ouest regroupent faiblesse tendit que le Noyau est dominé par sa richesse. Toute l'activité économique y est concentrée : quartiers d'affaire, pavillons luxueux et beaux quartiers, ainsi que le centre de commandement où siègent le Dirigeant et sa femme au palais de la Paix. La paix... Tout ça est ironique, non ?
Tout est organisé autour de cette plus petite parcelle de terre. Tous les mondains y vivent paisiblement, les autres, paysans et citadins que nous sommes, la classe moyenne, travaillons pour eux. Dans leurs champs, dans leurs usines et dans leurs propriétés nous nous démenons pour vivre ou du moins essayer de ne pas nous tuer à la tâche...
Moi ? Je ne suis rien, sans aucune éducation, je suis une fille, tout simplement. N'ayant pas le droit d'aller à l'école, ma mère essaye de m'enseigner comme elle peut ce qu'elle sait. Depuis qu'elle m'a appris à lire, je dévore chaque livre de la Grande Bibliothèque, seul endroit où je peux marcher sans que l'on me prenne de haut... J'essaye de me cultiver le plus possible. Mais aussi et surtout pour passer le temps...
Mon frère, lui, n'a pas de soucis à se faire, il peut faire des études, étudier autant qu'il le souhaite et accumuler les diplômes comme des trophées. C'est un garçon, quelqu'un d'indispensable, d'intelligent. Le Dirigeant nous qualifie comme le sexe influençable et faible, nous les femmes... Nous n'avons rien besoin de savoir. À part épouser un bon mari, lui pondre des enfants et s'en occuper, nous ne servons pas plus.
Mon père ? Mort. À ce qu'on dit... Je ne l'ai jamais connu, enfin si, mais j'étais tellement jeune. Il a disparu alors que mon frère venait de naître, pendant l'effondrement d'une mine, là où il travaillait.
Je vais bientôt atteindre la majorité, dix-sept ans. Dans une semaine je dois avoir une bague au doigt avant que j'en subisse les effets. Une fille qui ne respecte pas ça, avant d'être adulte, peut être condamnée au bagne ou pire, si elle se rebelle, à l'exécution sur la place publique.
Je n'ai plus beaucoup de temps et je dois, pour ma famille m'engager le plus vite possible. Peut-être que mon futur époux sera commerçant ou mieux, noble, mais je peux toujours rêver...
Si je stabilise ma situation, ma mère aura une meilleure place dans la société et elle pourra avoir un meilleur emploi.
Ce soir, j'ai rendez-vous avec un homme bien placé dans les échelons du monde. Si je fais bonne impression, dans deux jours tout est bouclé.
Tout cela me dégoûte affreusement mais je n'y peux rien. "Reste dans les rangs et tout ira bien pour toi." C'est la phrase que répète ma mère à longueur de journée.
Je ne m'inquiète pas pour mon frère, à quinze ans, il est déjà amoureux d'une fille de bonne famille. Il a un merveilleux avenir qui l'attend en tant qu'homme. De plus, il est premier de sa classe, s'il continue ainsi, il deviendra un grand politicien comme il le souhaite.
Je suis heureuse pour lui, il aura la vie dont il rêve ! Même en pensant à cela, je ne peux pas m'empêcher de songer à l'injustice que subissent les femmes. Pourquoi est-ce ainsi, pourquoi tant d'inégalités ? Les belles existences sont-elles faites pour nous ? En aurais-je une, avec l'homme que je vois dans une heure ? Sûrement pas. Je ne souhaite pas me marier et encore moins être aux ordres de mon époux jusqu'à la fin de mes jours. Non ! Je ne pourrai pas. Je me suis toujours imaginée comme l'aventurière de mes romans, parcourant le monde sur un cheval pur-sang ! La cascadeuse qui grimpe aux arbres ! La militante qui change le monde ! La guerrière qui bat ses ennemis d'un coup d'épée ! Mais je ne suis pas dans mes fictions lues à la Grande Bibliothèque. Malheureusement... Et je n'oserais pas défier tout ce qui m'attend. Non, je n'ai pas le cran.
Pourquoi vivre comme l'ombre de soi-même ? Autant être morte ce serait du pareil au même.
Parfois des idées de fuites s'insinuent dans mon esprit et soudain des images affreuses de la Garde effacent tout. J'habite à la périphérie du Noyau, dans une ville près de la Capitale. Là où tout est fortement contrôlé. Je ne peux pas sortir sans me faire arrêter deux ou trois fois par les soldats. Je leur montre ma carte de résidente à chaque fois. J'ai eu l'idée de l'accrocher à un cordon pour ne pas la perdre et éviter l'emprisonnement pour manquement au code.
Après le repas, j'aide mon frère à laver la vaisselle. Il se moque toujours de moi parce que je manque toujours de casser une assiette. Je suis très maladroite, je n'ai jamais été très douée de mes mains. Je suis plutôt calée sur le mental que sur les choses manuelles. C'est un de mes gros défauts. Tout le monde me le reproche même si ma mère me comprend et me dit toujours que je lui rappelle mon père. Apparement il avait les même problèmes. Ma mère... Une femme d'une beauté irrésistible avec son carré de cheveux blond-roux qui entourent son beau visage et ses doux yeux marron. On peut dire que mon frère est son portrait craché alors que moi j'en suis le contraire. Des yeux variant entre le gris et le bleu, affublée de cheveux ternes et presque trop grande, je ne suis pas une gravure de mode. Je voudrai bien faire cinq centimètres de moins et ne pas mesurer mon bon mètre soixante-quinze. Je me retire de ces pensées futiles lorsque mon regard flotte en arrière, apercevant ma mère qui nettoie la table. Maman est peut-être très belle ça ne lui retire en aucun cas son mal-être. Depuis la mort de mon père, elle est triste. Je l'ai toujours connue avec ce chagrin qui l'accable. Avant, elle se forçait à oublier ses problèmes pour ne pas gâcher notre enfance, à Jules et moi, mais depuis l'entrée en école de mon frère, la douleur s'est ravivée. Comme un feu jamais éteint, attendant calmement sous ses cendres rougeoyantes, de pouvoir enfin se libérer et tout brûler sur son passage.
La distance qui s'est créée, ces derniers années, entre ses deux enfants n'a fait qu'accentuer ses pleurs. Elle voudrait qu'ils s'entendent et rejettent toute la faute sur elle, au lieu de porter tout ça sur leur petites épaules, elle, qui n'a pas réussit à les élever dans l'amour. Un sentiment qui a disparu, il y a bien longtemps. Laure avait beau faire des efforts elle n'arrivait pas à oublier et pleurait presque toutes les nuits...
Je dois me marier pour elle, pour lui apporter un bonheur qu'il l'a quitté bien avant. Cela la rendrait tellement heureuse que sa fille réussisse sa vie. Malheureusement, je doute encore et ne pense pas y arriver...
Je rattrape un verre de peu, avant qu'il ne percute le fond de l'évier, et déjà mon frère se moque de moi.
Jules cesse de rire et me questionne :
- Alors, comme ça, on sort ce soir?
- Oui... Je ne réponds que par politesse, comme je le suis obligée face au sexe masculin. Jules le sait en plus.
- Essaye de ne pas renverser ton assiette sur lui. Je le plains vraiment ce garçon...
Et il continue sur un rire moqueur, comme il sait si bien le faire.
Je ne dirai pas que Jules est méchant, il est juste inconscient mais sûr de lui. On lui a toujours appris à se comporter comme ça avec les filles, sauf celles qu'il courtise. Sinon mon frère a un bon fond. On rigolait, enfants, mais depuis ses dix ans, l'âge où il a intégré l'école, il a changé de comportement, comme on le lui oblige.
Je comprends son attitude, mais je regrette le temps d'avant. Tous nos câlins joueurs ou nos réveils en pleine nuit quand on se réfugiait chacun dans le lit de l'autre ou alors nos batailles de nourriture qui faisait crier notre mère suivit de longues rigolades. Mais les choses changent et s'adapter est primordial.
Une fois ma tâche finie, je m'enferme dans la salle de bain exiguë constituée d'une pauvre douche, d'un lavabo surmonté d'un miroir fêlé sur le coin en bas à gauche. Juste avant, j'ai pris le soin de me composer une tenue.
Enfin ma douche terminée, j'enfile mes sous-vêtements et passe ma robe bleu sombre cintrée de noir me descendant juste au dessus des genoux. Certes, elle est trop petite mais c'est ma plus belle toilette. Je me coiffe d'une natte sur le côté et glisse mes pieds dans les escarpins noirs de ma mère. Qui a pu inventer pareil instrument de torture ? Je ne sens même plus mes orteils.
Le taxi vient d'arriver. Avant de monter dans le véhicule, ma mère m'arrête :
- Fais nous honneur ma fille. Allez, fais le tomber par terre avec ton charme et épouse le !
- Oui, maman je ferai de mon mieux.
Nous rions face à ces propos puis elle m'embrasse et je referme la porte de mon carrosse. Je ne la crois pas quand elle parle de mon charme. Tout le monde sait que je suis plus longiligne avec mes grandes jambes et ma taille de guêpe que belle avec des formes avantageuses. Ma beauté est passe-partout, un nez droit légèrement en trompette, des lèvres banales, des yeux d'un bleu-gris triste et une crinière blonde indomptable. On ne peut pas dire que je prends soin de moi. Même si la pauvreté pourrait être la cause, elle ne l'est pas. Je m'importe peu de mon apparence, tous mes efforts ce soir sont recommandés pour plaire et je ne le fais que pour l'aspect pratique. Tout ce qui a de l'importance pour moi se trouve dans ma tête, mes souvenirs, mes connaissances, mes réflexions... Je suis une fille ennuyeuse, tout le temps le nez dans les bouquins, et asociale. Ai-je déjà songé à me faire des amies ? Non, cela ne m'intéresse pas. Introvertie est une de mes facettes, je n'ai connu que l'isolement. Personne ne voudrait s'intéresser à une muette. J'avoue, je n'ai pas une grande loquacité mais c'est certainement dû à mon environnement. Si, comme Jules, j'avais fréquenté l'école, j'aurai rencontré du monde... Rien ne tourne rond. Je suis à la traîne et essaye de rattraper mon retard face aux autres mais à chacun de mes pas, je recule. Penser à ce que serait ma vie si j'étais un garçon est une chose que je fais souvent. Je pourrais faire tant de choses ! Sortir, apprendre, rire, parler, m'amuser...
L'arrêt brutal de la voiture stoppe le fil de mes pensées. Quand j'en sors, je me retrouve devant un restaurant avec une belle enseigne illuminée. J'entre, les voix fusent de toutes parts. Des femmes arborant de magnifiques bijoux, échangent autour d'un thé, à une autre table, des hommes discutent affaires et plus loin des enfants courent à travers le restaurant pendant que leur mère les sermonne. Cet endroit est si vivant ! Ce que cela me change du silence morne de la maison et de la Grande Bibliothèque ! Je me sens déjà mieux et la peur de me ridiculiser devant l'homme s'envole un peu.
Un maître d'hôtel m'accompagne à une table où un jeune homme se redresse à mon arrivée, il porte un élégant costume noir assortit à un nœud papillon de la même teinte. Il me fait asseoir comme jamais on ne l'a fait. J'ai l'impression d'être une reine. C'est la première fois que je pénètre dans un tel endroit, si beau, si chic, si cher...
- Morgan Dorsett, dit-il, avec un ton poli mais froid.
- Katelynn Wilson, monsieur.
- Bien, voulez vous que je commande pour vous ?
Les mots restent en travers de ma gorge et je finis par hocher la tête. Il s'exécute auprès du serveur. La façon dont il me parle me glace le sang, il me fait peur : avec ce regard perçant et cette grimace amère qu'il arbore. Il n'est pas très bon acteur, n'importe qui saurait qu'il est obligé de dîner avec moi. Ses parents ont dû organiser cette sortie, je suppose. Mais pourquoi moi ? Une classe inférieure ? Est-il dans le même cas que moi ? Ce qui veut dire qu'il n'a plus le temps et donc plus le choix. Mais je raye cette hypothèse très vite car les hommes peuvent ou pas se marier, il n'y a pas de règles pour eux. Alors pourquoi ? Ce serait tellement déplacé de demander mais j'ose quand même le faire.
- Pourquoi dînez-vous avec moi, monsieur Dorsett ? Je vois bien que cela vous déplaît.
- Cela ne vous regarde aucunement.
Je baisse la tête, insatisfaite de sa réponse. Tout cela est très étrange... Le repas continue dans un silence pesant et Morgan ne daigne poser les yeux sur moi. J'avais pensé à autre chose pour mon premier rendez-vous. Je prends l'initiative et parle:
- D'où venez vous ?
- Du Noyau, tout comme vous, rétorque-t-il avec le même ton distant.
Cela me surprend.
- Que connaissez vous de moi ?
- Ce que votre mère m'a fait parvenir.
- Comment ?
- Je voudrai que vous me parliez avec plus de respect.
Je dis au revoir aux conventions et bonjour à la curiosité.
- Ma mère, vous êtes sûr ?!
Je crie presque.
- Je viens de vous le dire.
- Mais comment ce fait-il ?
- J'aime connaître un minimum les gens que je rencontre.
- Cela veut dire que vous avez un dossier sur moi ?
- Plus au moins.
Je ne l'aime pas. Avec sa voix glacée et ses manières rustres. Les hommes peuvent demander ce genre d'informations ? Je me renseignerai auprès de ma mère, ce soir, en rentrant. Je pensais que maman me l'aurait dit. Mais apparemment elle ne l'a pas fait...
Le dîner se prolonge et plus aucun son ne franchit les lèvres de personne. Le bruit environnant comble quelque peu le vide. L'ennui me gagne et je m'endors presque mais à présent Morgan scrute le moindre de mes faits et gestes alors j'essaye d'être le moins gauche possible. Malheureusement, la salière se renverse et en voulant réparer ma bêtise je percute la carafe d'eau qui se renverse sur mon hôte. J'ai presque envie de rire, le voir, ce jeune homme si hautain, misérable face à de l'eau, s'éponger avec une serviette. Il s'est levé et son regard me brûle. Je réalise maintenant que je viens de compromettre toutes mes chances de trouver un mari dans la semaine. Trop honteuse, je ne relève pas les yeux.
- Serveur, s'il vous plait, l'addition !
Morgan hurle, touché dans sa virilité, comme tout ceux de son espèce, macho jusque dans l'âme. De l'eau peut tuer, c'est connu. Quel réaction d'enfant ! S'en est choquant. Je retiens un rire.
Le garçon arrive tout penaud avec la note et se répand en excuse face à son client.
- Ce n'est rien, articule ce dernier les mâchoires serrées.
Son regard me transperce littéralement. Il dépose des billets dans la petite soucoupe prévue à cet effet. Morgan me prend le bras et m'emmène hors du restaurant. Devant tout le monde, je ne dis rien mais hors de l'établissement, je lui demande avec le plus de respect de me lâcher mais au lieu de ça il resserre sa prise. Je proteste encore et il répond :
- Taisez vous !
- Lâchez moi !
Sa main disponible se plaque sur ma bouche et me contraint au silence. Je tente de le mordre pour qu'il me libère, en vain. Nous remontons une rue, tournons et pénétrons dans un bois, sombre à cette heure. De plus, les rayons de lune peinent à transpercer le feuillage dense.
Il me laisse enfin mais maintient sa prise sur mon bras droit :
- Nous voilà arrivés, c'est que vous n'êtes pas facile à maîtriser, se plaint-il.
- Qu'allez-vous me faire ?! paniqué-je.
Je m'imagine tous les scénarios possibles et ceux-ci font redoublés ma peur grandissante.
- Rien de ce à quoi vous pensez, calmez vous.
Son ton beaucoup plus calme, ne fait qu'augmenter mes craintes. C'est sûr ! C'est un tueur en série ou quelque chose qui s'en rapproche.
- Non !
Je réussis à m'extraire de son emprise et porte une main instinctive à ma chaussure.
Le talon aiguille en avant pour me défendre.
- Posez ça!
Je refuse de me plier à lui, même si je pourrai finir en prison à cause de ça. Il n'attend pas et, de sa main ferme et agile, s'empare de la chaussure et la jette au loin. En une fraction de seconde, je me retrouve avec son bras sous ma gorge et plaquée contre un arbre. Le choc me blesse au dos.
- Je vous avais prévenue, dit-il doucement. Morgan me lie les mains avec une sorte de fine corde, sûrement sortie d'une de ses poches, et la serre au maximum. Avec une pression sur mon épaule, il me fait asseoir vulgairement par terre.
Il contourne un buisson et j'entends le bruit familier d'un mécanisme. Le sol tremble et... s'ouvre ? Une plaque s'abaisse laissant apparaître un escalier caché.
- Qu'est ce que...
- Chut, me coupe-t-il, puis m'emmène à l'intérieur.
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