Chapitre Vingt-neuf

Un astre lumineux me demande de sortir de mon sommeil agité. Ses doux rayons me réchauffent et finalement je me rends compte qu'il n'y a aucun soleil, comme je le croyais. Quand mes paupières se lèvent encore une fois, j'aperçois une lune blanche, tranquille, flottant au-dessus des arbres leur offrant ses tendres rayons argentés. Elle reste dans le ciel comme pour me saluer de sa lumière apaisante. La chaleur qui m'avait fait tant penser au soleil est celle de Morgan qui me tient dans ses bras. Son souffle frôle mon cou. Doux comme une brise et chaud comme le feu. Je sens son pouls serein contre son torse où ma joue est appuyée. Lui aussi avait besoin de soutien. Nous nous sommes mutuellement apporté une aide nécessaire. Il en avait besoin tout autant que moi et sans y faire attention, j'ai eu le même effet sur lui qu'il a eu sur moi. Il m'a réconforté. Il est celui qui a renforcé mes pauvres membres qui ne pouvaient plus supporter la douleur. Il a posé un pansement sur chacune de mes écorchures qui se sont approfondies avec le temps. Ce n'est pas encore suffisant pour qu'elles cicatrisent mais c'est un début. J'ai passé de la pommade sur ses bleus pour les soulager, pour atténuer les coups comme un coussin le ferait. Je suis l'oreiller de plumes, faible, mince et isolant qui retient sa tête. Lui est la colle qui essaye de soutenir tous les morceaux du vase brisé qui me sert de cœur. Un tandem, comme je le disais. Ne pouvant fonctionner sans l'autre, la souffrance nous lie infiniment. Je n'aime pas ça mais que faire ? Impossible de changer quelque chose d'indélébile, l'encre ne part pas sous le savon et l'eau laissant sa trace marquante dans chacun de nos êtres. Je fixe cette sphère lunaire et lui chuchote comme pour un secret inavouable :

- Pourquoi ?

Son immobilité me donne la réponse que je n'attendais pas. Elle est là comme pour me dire que c'est tout à fait normal, qu'il n'y a aucune raison apparente et que je n'ai pas à avoir peur.

Je devrais prendre note sur son calme dans lequel chacun se retrouve. Sa surface lisse est la dernière chose que je voie avant de m'endormir.

Une secousse me réveille. Mes yeux, collées par les larmes qui ont coulées après ma discussion silencieuse avec la lune, s'ouvrent avec difficulté. J'ai encore cauchemardé mais aucun cadavre n'a peuplé mes rêves. Je revivais sans cesse la chute de ma mère : elle se dirigeait au bord du précipice en me souriant et me demandait de continuer. Mais continuer quoi maman ? lui disais-je. Pour toute réponse, elle plongeait dans le vide sans même un au revoir. J'ai vécu ça en boucle sans jamais y trouver un sens.

Le soleil me brûle la rétine et je vois flou pendant quelques instants. Une fois ma vue stabilisée, je regarde autour de moi. Morgan m'enjoint de me lever, ce que je fais sans discuter.

Il râle une fois de plus pour avoir dormi à la belle étoile en rappelant que nous aurions pu payer pour une chambre d'hôtel. Je préfère qu'il parle de ça quand nous remballons nos affaires plutôt que de cette nuit. Pas seulement le fait de coucher à même le sol mais surtout de ce qu'il a fait. Il ne m'a pas répondu hier et ne le fera sans doute jamais. Je suis presque sûre qu'il a oublié mon "merci". Je reste silencieuse pendant toute notre marche.

Nous entrons dans un bourg vers dix-huit heures d'après la position du soleil. Ses petites maisons pittoresques avec leur colombage de bois sombre me dépaysent. La ville n'a jamais été comme ça. Les habitations n'étaient que des blocs grisâtres serrés les uns contre les autres avec leurs ridicules fenêtres barrées de fer. On aurait dit des prisons mais pour les petites gens que nous étions c'était un luxe que d'avoir un toit sur la tête. Je ne m'étais jamais plainte et en voyant ces si belles chaumières campagnardes je ne regrette pas d'être partie. La Capitale me faisait trop penser à tout ce que j'y avais perdu. Les souvenirs douloureux reviennent en force pour attaquer mon esprit déjà tourmenté. Je me calme et respire à la façon d'une méditation rapide. Il n'y a que ça pour me sauver, ainsi que Morgan... Mais je n'arrive pas totalement à l'avouer. Certes il est là, mais pour encore combien de temps ?

Je respire une ultime fois cette air rural frais et pur. Nous avançons sur les pavés noirâtres et repérons une petite enseigne, celle d'une auberge.

Morgan se précipite presque en la voyant. Il m'amuse. Nous avons tous les deux besoin d'une bonne nuit de sommeil, lui plus que moi en tout cas. En ce qui me concerne une douche serait la bienvenue. Cela fait quelques jours, je crois, que je n'en ai pas prise. Je ne sais plus. Le temps me passe au dessus de la tête sans me prévenir. Je ne le vois même plus me narguer de sa vitesse surprenante.

Nous passons le seuil de la petite maison aussi accueillante d'extérieur que d'intérieur : des tapis moelleux recouvrent le parquet ancien. Du lambris décoré par divers tableaux de paysages et des étagères remplies de livres, sûrement pour les réservations, recouvrent le mur du fond. Un petit salon est aménagé dans un coin avec des coussins dépareillés et des canapés sombres qui invitent à s'assoir. Une lueur agréable émane de vieux lustres au plafond. Derrière le comptoir en pin, un homme attend. Il impose de par sa haute stature et son tour de taille mais une petite moustache ridicule pour son visage énorme l'adoucit quelque peu. Ses petits yeux noirs mais bienveillants nous suivent et un sourire ne tarde pas à naître sur ses fines lèvres. Il tape sur son ventre proéminent et nous souhaite la bienvenue puis continue :

- Qu'est ce qui vous amène ici les enfants ?

Il nous dévisage puis inspecte nos vêtements mais je ne lis aucun dégoût seulement un étrange éclat de curiosité au fond de ses iris cendrés.

Morgan présente notre requête et l'homme demande :

- Un lit double ?

- Non ! Enfin si c'est possible..., me rattrapé-je.

Mon compagnon a les yeux rivés au sol et ceux de notre hôte se moquent gentiment de la situation. Il nous tend les clés, après versement d'un acompte acceptable, avec un clin d'œil :

- Une chambre avec des lits jumeaux.

Je devance Morgan et attrape le trousseau :

- Merci monsieur.

- Appelez moi Jean, ma p'tite !

Je rectifie donc :

- Merci, Jean.

Après indications nous montons les escaliers. Ma sacoche bat contre ma cuisse comme un second cœur. Notre chambre se trouve dans un couloir lambrissé recouvert d'une moquette prune. Je tourne la clé dans la serrure et ouvre sur une pièce avec deux petits lits drapés de blanc séparés par une minuscule table de chevet surmontée d'une lampe à abat-jour jaunis. La chambre neutre donne sur une fenêtre rectangulaire laissant voir une forêt magnifique. Tout ce vert me remonte le moral. Le bracelet commence à me chatouiller mais je le calme, c'est devenu une habitude. Je dépose mon fardeau près de la baie vitrée et visite un peu ce maigre espace qui est tout de même accompagné d'une modeste pièce munie d'un bac à douche.

Tout cela a dû coûter une fortune à Morgan mais je ne veux pas entrer sur ce terrain avec lui. Il ne réagirait pas de la meilleure façon si je commençais à en parler.

Je n'attends pas et enlève mes chaussures crottées par le voyage pour me faufiler sous la douche. L'eau n'est pas à la meilleure température mais je m'en fiche. Un savon tout neuf attend à côté d'une paire de serviette. Je me frotte frénétiquement le corps pour enlever toutes traces de ces derniers jours. Tout ce sang et cette saleté incrustée. La senteur fleurie du savon m'emplit le nez. Enfin un parfum qui ne me fait pas froncer le nez ! Je mets du temps à tout enlever et le savon peut confirmer, il a certainement diminué après un lavage aussi minutieux. Un rinçage et je sors en attrapant une serviette. Elle n'est pas de meilleure qualité mais mieux que celle que j'avais à la maison.

La maison.

Elle fait partie du passé à présent. Je refoule toutes les tristes sensations avant qu'elles me gagnent. Je dois à tout prix garder les idées claires.

Mon regard rencontre le miroir. Le reflet qu'il me renvoie est différent. Une grande fille à la chevelure dégoulinante d'eau me fait face. Ses yeux, d'une teinte bleue profonde, me scrutent.
Les tâches de rousseur se sont multipliées sur mon nez et mes pommettes sont maintenant plus saillantes. J'ai minci mais pas jusqu'à la maigreur. Le peu de graisse que j'avais s'est transformée en muscles et encore... J'ai l'impression de voir une autre personne. Une autre Katelynn. Non, Kate. Je préfère. C'est un nouveau nom. Je ne peux plus utiliser l'ancien, il me fait trop penser aux appels de ma mère : "Katelynn ! À table !". Ou alors à mon ancienne vie.

Je serre les dents et jette un dernier regard à la glace. Mon apparence a changé en même temps que moi. J'ai l'allure d'une sportive trop grande à l'étroit dans son corps avec des cheveux tout emmêlés. Ils sont tout abîmés. Leur teinte blonde s'est accentuée avec le soleil imitant les taches de son. Une idée me traverse soudain l'esprit.

Je passe la serviette autour de mon corps mouillé et sors. Je fouille dans mon sac espérant trouver ce que je cherche. Ses lames brillent sous le soleil couchant. Je les empoigne et regagne la salle de bains. Je pince une mèche blonde entre mon pouce et mon index et approche les ciseaux. Le claquement se fait entendre laissant tomber les cheveux dans le lavabo comme des petites plumes dans le vent. Je répète l'action jusqu'à ce que mes cheveux m'arrivent un peu au-dessus des épaules. Leur coupe asymétrique apporte un peu de douceur à mon visage durcit par les épreuves. Le carré coiffé-décoiffé me plaît. Je les ébouriffe un peu accentuant les boucles qui les finissent. J'essaye d'enlever les éventuels nœuds avec mes doigts mais n'y arrivant pas je finis par nettoyer le lavabo. L'eau coule pour faire disparaître un peu des vestiges de mon passé. Depuis mon enfance, mes cheveux ont toujours été à ma taille, en ce moment ils frôlent mon menton. Une nouvelle coupe pour un nouveau départ. Remarquant mes cernes noirs souligner mes yeux, je décide de m'habiller décontracté : un t-shirt déformé par le temps ainsi qu'un short piqué à mon frère, pour me fondre dans le matelas afin de m'oublier dans les bras de Morphée.

Je m'apprête à fermer les yeux alors qu'une voix m'interrompt :

- Qu'as-tu tu fais à tes cheveux ?

- Je les ai coupé. Je croyais que ça ce voyait.

Je romps la conversation avec ironie et souris bêtement, contente de mon action sur ces derniers. Les couper était une première étape mais elle me procure un grand plaisir. Je vais enfin réussir à changer, à effacer mes souvenirs...

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