Chapitre Soixante-huit

Je n'arrive pas à croire les mots de Morgan. C'est insensé. J'arrive même à douter de mon propre état de conscience. J'ai sûrement dû faire un malaise et tout cela n'est qu'une horrible farce de la part de mon imagination !

    Mais non. Tout cela est bien réel. Quand je revois les yeux verts du Dirigeant, sa carrure, sa mâchoire déterminée et ses cheveux bruns aux reflets dorés, je fais vite le lien entre lui et Morgan. La ressemblance est frappante mais j'ai été aveuglée par ma rage. Je l'ai catégorisé comme l'ennemi et n'ai pas plus fait attention aux autres paramètres.

    L'Élémentaire a dû rester paralysé devant ce dictateur juste à cause de leurs liens familiaux et le Dirigeant a dû s'en servir à son avantage pour le blesser. Je ne vois que cette explication et elle est affirmée par Morgan quand je lui demande. C'est horrible de traiter son fils de cette façon mais comment se fait-il... Je réfléchis un instant et n'arrive qu'à une conclusion : Anne est donc sa mère... Quand je lui expose mes réflexions, il répond par la négative :

-    Non, ma mère n'est pas sa femme. Je suis l'enfant d'une brève aventure. Mon père ne pouvait pas s'occuper de moi et je sais pourquoi maintenant. Par contre il me rendait souvent visite. Mais il venait de moins en moins souvent ces dernières années. Et depuis la mort de ma mère, je ne l'ai plus revu. Il était tellement gentil avec moi, je me souviens des journées que l'on passait ensemble, c'était magique. Quand je pense que je viens de le tuer...

    Sa voix s'abaisse sur les dernières syllabes, on y sent toute sa culpabilité.

-    Tu as pris la bonne décision. Ton père nous a tous fait du mal et à toi en premier. Dis toi que tu as sauvé tout un pays de son emprise.

-    Je sais mais je n'oublierai jamais cette journée.

-    Tu ne peux pas. Tu l'as tué, ce n'est pas quelque chose qui peut disparaître.

    Notre conversation est coupée par un cri.

La voix est toute proche. Je me relève, encore faible. Au loin, on distingue la silhouette d'une femme qui accoure vers nous.

-    Au secours !!! crie-t-elle.

    Je reconnais cette voix.

Anne arrive enfin à notre hauteur, ses cheveux sont tous emmêlés et elle porte une robe de chambre couleur crème qui traine sur le sol et tachée par quelques traces de terre.

Son visage est déformé par une terreur indescriptible.

-    Aurore ?

Je me lève et dépasse Morgan pour la saluer :

-    Oui, c'est moi Votre Majesté.

    Les mots m'écorchent la langue mais cette femme n'a rien fait, elle n'a jamais demandé un mari comme le Dirigeant.

-    Il faut partir ! Les Renégats ont envahis le Manoir !!!

-    Mais où sont vos gardes ? Vous ne devez pas être protégée dans des cas comme celui-ci.

    Je ne comprends mon erreur que bien plus tard quand le sourire d'Anne s'élargit en un rictus moqueur.

-    Diane, je te laisse l'honneur, annonce-t-elle.

     Mais que vient faire Diane dans cette histoire ? Je me retourne et vois Diane abattre un coup violent avec le pommeau de son épée sur le crâne de Morgan. Elle porte un uniforme différent de celui de la Garde. Le sien est rouge et adapté pour une femme, elle ne porte pas de béret mais ses cheveux lâches ont été remplacés par un chignon serré qui lui donne un air sévère et froid.

    Morgan tombe au sol sous le choc. Je me précipite vers lui mais des mains me retiennent en arrière. Je pivote et découvre le visage fou d'Anne, ses yeux sont remplis d'une lueur noire cruelle. Elle me barre la gorge de son bras pour ensuite le remplacer par une longue dague coincée sous son peignoir, voilà à quoi servait donc son accoutrement.

    Anne rit comme une dégénérée. Ce son guttural résonne à mes oreilles comme une marche funéraire. Serait-ce le dernier son que j'entendrai ? Aucune réponse ne me vient ,comme à chacune de mes questions, celle-ci reste éludée. Étrangement, je n'ai plus peur, je suis juste lassée. J'ai eu l'angoisse de la vie puis de la mort mais maintenant tout est différent.

    La lame s'enfonce un peu plus dans la chair blanche de mon cou. Je sens un liquide chaud s'écouler le long de ma nuque et descendre dans mon dos. L'odeur métallique me monte au nez et je manque de défaillir. Je suis déjà très faible à cause des récents événements et faire couler mon sang n'arrange rien. Des tâches blanches commencent à danser devant moi et ma vision perd en netteté. Je ne vais pas tenir très longtemps debout. Alors que je m'apprête à basculer en arrière, le bras libre de ma persécutrice s'accroche à mon buste pour m'éviter la chute. Je sens son arme se faire moins insistante, elle ne frôle presque plus mon cou.

    Pourquoi ne me tue-t-elle pas tout de suite ? Que me veut-elle ?

Je retrouve peu à peu ma vue. Mes yeux tombent sur la crinière dorée de mon ancienne coéquipière. Son regard est malsain, dangereux. Je ne la savais pas aussi sanguinaire ni prête à poignarder ses amis dans leur dos. Diane a très bien réussi son boulot. Je suis sûre qu'elle est avec Anne depuis le début. Maintenant que je les vois côte à côte, ça semble irréel et pourtant on observe bien leur complicité. Mais pour quelles raisons ? Pourquoi Diane est-t-elle passée du côté de cette femme manipulatrice ?

    Je me rends compte alors que je ne connais pas du tout la jeune femme qui m'a accompagné pendant presque tout mon périple. Diane aurait fait semblant tout au long de cette aventure ? On peut dire que je me suis bien fait avoir. En même temps, c'était le but.

-    Alors ma petite Katelynn, la vaillante, on ne tient plus sur ses jambes ? me susurre Anne.

-    Elle a toujours été faible ! fait remarquer Diane.

    Si j'étais en état, mon poing aurait fini depuis longtemps dans son faux visage d'ange ! Ses yeux éclatant sondent ma réaction. Je sers la mâchoire. Puis Anne se met à rire en constatant tout le mal qu'elle me fait.

    Les gens comme elle ne devraient pas exister. L'atrocité de leur comportement et de leurs actions me blessent. Ces deux-là contrôlent parfaitement leurs gestes et leurs mots, elles ont tout prévu.

-    Tu te demandes peut-être pourquoi je suis là ? commence Anne.

    Je ne réponds pas. C'est une question réthorique, elle ne parle que pour la forme.

-    Katelynn ! Réponds à Sa Majesté ! me hurle Diane.

    Je suis tellement surprise que je sursaute et ma joue rencontre le couteau d'Anne.

Un picotement me chatouille la peau et le mince liquide rougeâtre s'écoule doucement le long de mon visage.

La figure de la blonde est envahie par la folie. Ses yeux sont vides à en faire peur. Leur couleur orangée est remplacée par un noir dévorant. Je ne la reconnais plus mais l'ai-je déjà connu ?

Non, il n'y a aucun doute. Je n'ai pas affaire à la fausse Diane, celle qui se fait passer pour gentille et serviable, non, la fille qui est en face de moi n'en ai plus une, c'est une bête sauvage.

    Les mots franchissent mes lèvres sans mon accord :

-    Que lui avez-vous fait ?

-    À qui ? Diane, votre chère et tendre amie ? C'est cela ? Elle n'a pas changé, cette petite a toujours été comme ça, me répond-t-elle d'un air lasse.

-    Non.

-    Non ? répète-t-elle, choquée.

-    Vous l'avez manipulé comme moi et tous les autres.

-    C'est qu'il y en a dans cette petite tête !

    Elle me donne une claque sur le crâne autant pour illustrer ses propos que pour me punir de mon insolence. Une autre douleur qui vient s'ajouter à la pile...

-    Tiens, vous avez changé de coupe de cheveux ! Oh ça ne vous va pas du tout, on dirait un homme, quoique c'est accordé à votre tenue.

    J'avais oublié que je portais les vêtements de Morgan ou en tout cas un uniforme de la Garde. Il n'a pas vraiment réussi à me l'enfiler correctement : la chemise blanche dépasse de la veste noire et le pantalon pend sur mes hanches à moitié boutonné. Mais grâce à ça je ne suis pas complètement nue et j'ai moins froid. En pensant à lui, je dirige mon regard vers son corps. Sauf qu'au moment où mon regard se pose sur le carré d'herbe, je n'y vois rien. Ma vision me jouerait-elle des tours ? Non.

    Comme Morgan était un peu camouflé par un buisson quelques minutes avant, il se peut qu'il se soit retiré derrière celui-ci pour s'enfuir sans être vu. Mais pourquoi m'avoir laissée tomber dans un moment pareil ? Je suis encore plus inquiète à son sujet qu'au mien alors que j'ai une lame sous la gorge.

    Comment a-t-il fait pour supporter le coup de Diane, ça ne m'aurait pas étonné s'il avait eu une commotion ?!

    Les questions volent dans ma tête sans jamais se poser accompagnée d'une réponse concrète. Je cesse les interrogations pour me concentrer sur les deux femmes qui me fixent.

-    Où étiez vous Katelynn ? C'est très mal de ne pas écouter ces interlocuteurs !

    Sa voix est emplie de rage, elle a beau avoir prévu tout un plan, je vois bien qu'elle n'est pas stable. Ce qui peut-être à mon avantage...

La dague touche maintenant ma blessure. Si je dérape encore une fois, c'en est fini de ma vie.

-     Je n'aime pas qu'on se moque de moi, crache-t-elle.

    Je suis pétrifiée par son regard. Il reflète une rage inhumaine et vengeresse. Que lui ai-je fait ? J'ai faillit tuer son mari mais elle n'est peut-être pas encore au courant. Sinon j'ai été la plus serviable pendant les quelques jours que j'ai passé en sa compagnie. Je décide de lui poser la question pour clarifier les choses :

-    Que me reprochez vous ?

-    Oh ma petite, tu ne le sais pas encore ? Mais tu es la nièce de cette catin ! Et ton père en qui je croyais m'a mentit ! Toi, tu les as aidé, ces affreux renégats, à envahir ma maison, mes murs et à prendre mes biens et mon pantin !

    J'ai vraiment l'impression d'avoir affaire à une folle. Elle a dû subir un choc ou je ne sais quoi pour être aussi dérangée ! Mais en ce moment, je ne rigole pas trop sur ça. Ce n'est pas une blague, elle est réellement dangereuse. Je frissonne quand son souffle se rapproche de mon oreille :

-    Tu n'es qu'une salle vermine, tu es comme lui, à vouloir du bien ! Quand mon imbécile de mari s'est pris d'amour pour la petite scientifique, j'étais en colère ! Il était à moi, lui et son pays ! Il n'avait pas le droit ! Je le contrôlais et finalement il m'a écouté et a tué cette sale putain ! La seconde fois, je l'ai dissuadé de continuer son aventure en tuant son enfant mais ça n'a pas marché, ce petit a survécu au sérum ! Émeric a continué à leur rendre visite mais heureusement que lors de sa transformation il a tué sa mère ! À cause de ton père, ce spécimen a été libéré de sa prison. C'est à cause de Marc et de sa pseudo-résistance qu'il détruit tout ! Moi, qui l'avais promu au poste de chef des Élémentaires ! Il ne m'a même pas remerciée ! Moi, qui a été gentille avec tout le monde, moi qui voulait vous aider, vous m'avez trompée !

       Anne déblatère son discours comme si elle se parlait à elle-même, c'en est effrayant. Ses iris ne révélant qu'un néant sentimental et pourtant sa voix est très expressive. Je perçois toute sa souffrance. Je pourrais presque ressentir de la culpabilité voir de la compassion pour cette femme, mais non, il ne faut pas. Elle vient d'avouer des crimes impensables. Elle manipulait le Dirigeant. Je n'arrive pas à me rentrer cette idée en tête. Cet homme si sûr de lui, droit et au regard si profond rempli de toutes sortes d'horreurs n'était qu'une pauvre poupée de chiffon, une marionnette, le pauvre jouet d'une aliénée.

Le dégoût est amer sur ma langue, mon estomac se tord. Mon imagination n'était pas faite pour prévoir tout ça, je me refuse de penser à leur méfaits, surtout à ceux d'Anne. Elle a dressé son mari comme un animal en cage, elle a voulu le pouvoir et l'a obtenu. Mais ça ne lui a pas rendu service. Je suis sûre qu'un jour elle a été saine d'esprit, douée de sincérité et d'amour mais aujourd'hui elle n'est plus que l'ombre d'un souvenir.

    Je devrais être terrorisée après ces aveux, elle a dû ôter de nombreuses vies, massacrer des rêves et envies, empoisonner les existences de milliers de personnes et contrôler un pays, mais malgré tout ça, la peur n'est pas présente. Je suis même plutôt sûre de moi. Je sais maintenant le fond du problème même s'il m'est encore difficile d'imaginer cette femme en apparence si honnête au dessus du berceau de Morgan en lui injectant ce fameux sérum.

Mon imaginaire matérialise une seringue, des yeux verts passent si vite devant moi qu'ils en sont presque imperceptibles, un nourrisson respirant la santé, un sourire béat sur ses petites lèvres. Une main sur le bord de sa couchette, puis les ongles de cette dernière, qui ne sont bientôt plus qu'une paire de serre, appuie sur le piston de la seringue. Je secoue la tête. C'est à cause d'elle que je pense à ça. Elle ne doit pas réussir à me déstabiliser. Morgan a bien survécu à son poison mortel alors je peux sûrement contrecarrer ses plans. Je peux la vaincre, il faut juste trouver la faille qui me le permettra.

    J'efface les visions de mort et de massacre qui me viennent en voyant son visage. Elle a dû voir le voile de terreur qui a traversé brièvement mon regard. La joie, une joie morbide la prend et elle ouvre la bouche pour en sortir un rire sordide, un cri aigu partant dans les graves par moment. Un rire fou. Les petits sursauts de son corps font balancer le couteau près de ma gorge, je sens le fin centimètre d'air qui me protège de cette lame. Je déglutis et fait face encore quelques secondes à ce supplice avant de reprendre ma respiration calmement. Il ne faut pas que je me déconcentre. Anne ne va pas m'avoir. Je détourne le regard et rencontre celui de Diane. La jeune femme est contaminée par la démence de la rousse. J'en suis presque navrée pour elle. Mais j'étouffe ce sentiment. Si je plains mes ennemis je ne pourrais jamais gagner.

-    Alors comme ça tu ne dis rien. Ça ne te fais pas peur. Je peux te conter d'autres des choses que j'ai pu accomplir au cours de ma vie. C'est tellement intéressant, je suis sûre que ça te plaira !

    Je tremble malgré moi et une goutte de sueur descend le long de mon front pour venir se loger dans mon sourcil. Il faut que j'agisse vite. Je ne pourrais pas tenir longtemps. J'ai beau avoir chasser la peur, j'ai toujours le sentiment dérangeant de savoir qu'elle peut en finir de moi en un seul mouvement. Il y a quelques heures, je voulais me noyer dans la mort, et maintenant ce que je veux à tout prix, c'est pourvoir respirer cet air en dehors de l'eau sombre des ténèbres, je veux inspirer le plus de vie possible. Mon heure viendra un jour mais pas maintenant, c'est certain.

    Il me faut un plan, pendant qu'Anne décrit des scènes à en faire pleurer mes tympans, j'essaye d'élaborer une échappatoire. Je ferme mon ouïe, je ne dois pas entendre ce qu'elle dit.

Je lève les yeux vers le buisson, un pied en ressort puis se volatilise. Morgan est toujours là ! Il ne m'a pas laissée ! Rien qu'à cette pensée tout s'éclaire. Il faut que je détourne l'attention de Diane pour qu'il puisse partir. S'il arrive jusqu'aux hommes de Marc, on pourra s'en sortir !

J'abats ma dernière carte en priant pour que ça marche :

-    Alors comme ça vous m'avez drogué la fois où je vous ai rendu visite ? Très astucieux de le mélanger à la pâte à biscuit.

-    Oui, c'est vrai que cette fois là, j'avais innové ! N'est-ce pas Diane ?

-    Oui, Majesté, vous avez été majestueusement ingénieuse ce jour là.

    Flatter son ego a fonctionné pour le premier round mais on au deuxième dois-je recommencer ?

Je n'ai pas le temps d'y réfléchir plus longtemps qu'Anne reprend déjà la parole :

-    Oh, merci Diane ! Tu as, toi aussi, été utile ! C'est tout de même elle qui t'as transporté jusqu'à la cave !

    La cave ? Était aussi une cave, là où j'étais tout-à-l'heure ? Le sous-sol où sont retenus les prisonniers ou alors existe-t-il plusieurs autres endroits de ce genre dans le Manoir ?

Je ne peux pas lui poser la question, cela poserait trop de doute. Je sais que ce que je prévois de faire est insensé, mais qui ne tente rien n'a rien.

-    Je suis certaine que vous êtes incapable de me tuer.

Je la sens se crisper contre moi. Elle se racle la gorge avant de reprendre :

-    Incapable, moi ? Après tout ce que j'ai accomplie, ce n'est pas une pauvre fille comme toi qui va me faire peur. Je peux te tuer en une seule seconde, ou alors faire durer la souffrance. La deuxième option me fait plus envie. Qu'en penses-tu Diane ?

-    Oui, oui, très bonne idée Votre Majesté !

    La blonde hoche la tête frénétiquement. Son regard dorée emplit d'admiration pour mon bourreau me fait froid dans le dos. Que lui a-t-elle fait pour la réduire à cela ?

    Je n'ai pas le temps de finir ma réflexion qu'une forte détonation retentit. Le sol tremble et nous manquons toutes de tomber. La dague s'échappe des mains d'Anne. C'est ma chance. J'essaye de la rattraper mais je suis cueillie par le poing de la rousse. Diane s'empare de mes poignets derrière moi et me les coince dans le dos. J'ai l'impression d'avoir du fer sur les bras.

    Une ombre passe devant nous. Les mains qui me tenaient disparaissent et je tombe à plat sur le dos. Et puis soudain le noir complet.

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