Chapitre 6 : La mule au pré mâchant.

«Ma carriole vaut tout, ma vie ne vaut rien.» crédo des messagers

Vivien le messager, comme la plupart de ses confrères, est un vieillard au regard vif et aux cheveux gris; sa dernière mèche brune a disparu peu après sa visite au baron du lac. Son coude craque quand il gratouille sa fidèle mule entre les oreilles; déjà trois ans qu'ils font route ensemble. La bourrique reste indifférente au geste d'affection, continuant de brouter nonchalamment.

—Ignore-moi, vas-y, soupire Vivien. Mais viens-t-y pas t'étonner si je te brosse pas ce soir.

—Hiii haaan.

Le braiement peut aussi bien être des excuses qu'une insulte : jamais l'homme n'a compris l'animal, et pourtant ils se parlent bien souvent durant leurs pérégrinations solitaires. Les longues oreilles poilues font de piètres confidentes, mais ce n'est pas comme si le messager avait des amis humains avec qui discuter. Seule sa mère lui adresse encore la parole, sa mère malade pour qui

Vivien s'est résigné à sacrifier sa jeunesse... Il n'y a guère que les désespérés pour accepter de se tuer au labeur en voyageant aux quatre coins du royaume.

Vivien tapote le flanc de sa mule qui reste toujours aussi flegmatique. Elle aussi est usée par la marche, et son poil est devenu rêche malgré les brossages quotidiens.

—Bouge-t-y pas de là ma vieille, je vais voir où qu'en est Lysiane.

Péniblement, il claudique jusqu'à la bâtisse où l'intendante est en train d'établir la liste de toutes les choses qu'il a amenées et de celles qu'il va transporter; une simple formalité bien sûr, mais qui évite aux transporteurs la tentation de perdre des biens en chemin. Lysiane est responsable de ce relais des messagers depuis fort longtemps : elle était déjà une femme d'êdâge mûr quand Vivien l'a rencontrée pour la première fois.

Sa mule et lui débutaient sur les routes, chargés de la carriole en bois valant plus que leur vies réunies. Vivien possédait alors un corps de jouvenceau, avec ses avantages et ses inconvénients, un corps plein de pulsions qui n'ont pas su résister aux charmes assurés de Lysiane. Fier de son physique, hardie par sa fougue printanière, le galant a tenté de séduire la belle, espérant mêler ses cheveux bruns à sa crinière rousse; elle l'a repoussé sans prendre de pincette, lui opposant son jeune êdâge pour le remettre à sa place.

Plus têtu qu'autre chose, Vivien a simplement attendu d'être mûri par la route avant de réitérer sa proposition : d'un «oui», d'une étreinte, Lysianne a réchauffé le corps du voyageur le temps de quelques haltes. Hélas, elle savait cette chaleur destinée à s'éteindre aux glaces de la vieillesse : son amant, trop usé par ses errances, s'est un jour résigné à ne plus allonger ses cheveux gris aux côtés des cheveux de feu de la bienheureuse sédentaire.

Souvenir après souvenir, claudication après claudication, Vivien arrive lentement mais sûrement au seuil du relais des messagers.

—Tu es toujours aussi belle, murmure-t-il d'un souffle d'amertume.

—Hum, tu as dit quelque chose ? répond distraitement Lysiane.

—Non, rien...

—J'ai bientôt fini, on vérifie juste l'état de ton chariot et tu es bon pour repartir.

—Pas comme si j'y pouvais rester.

Lysiane regarde le messager d'un air compatissant. Elle ne connaît que trop bien la cruauté de ce métier; elle a vu passer par son relais tant de de jeunots devenus vieillards. Rares sont celleux à avoir tissé des liens intimes avec la belle intemporelle, mais, pour elleux, l'inévitable est deux fois plus tragique.

L'intendante a protégé son cœur d'une carapace de cynisme, de pragmatisme, afin de ne plus pleurer toutes ses vies dérobées sous ses yeux. Esquivant le désarroi de son ancien amant, elle lui répond de manière purement pratique :

— Il est temps de changer ta mule, celle-ci ne survivra pas à un tour de plus.

—Nani ! C'est-y une bête vaillante ma Bertie.

—J'avais oublié que tu lui avais donnée un nom...

—Lui en fallait-il s'y bien un nom pour qu'on cause.

—Ces messagers et leur monture ! Mais je persiste : tu dois en prendre une nouvelle.

—Va pas te corner le pied ! Fais-t-y moi confiance, on se coltine un dernier voyage et après à nous la vie de casaniers.

—Nous ? Tu comptes t'installer avec ta mule ?

—Eh ! Tu crois-t-y pas que j'abandonnerai ma Bertie ? Et puis, qui que voudrait de moi...

Lysianne ignore ces derniers mots, ne cherchant pas à savoir s'ils sont adressés à elle ou au destin. L'intendante se cantonne à son rôle : elle inspecte l'état de la carriole, à la recherche de fissures dans le pourtour de chêne; tout en priant les dieux qu'il n'y en ait pas. Ensuite, par précaution, mais aussi pour vider son esprit de pensées parasites, elle refait tous les nœuds des baluchons qui pendent le long des bambous placés en quinconce au centre de l'ouvrage.

Le messager vient l'assister dans sa tâche, même si son aide ne s'avère guère efficace : ses doigts ne sont plus aussi agiles qu'auparavant, et Vivien se sent aussi maladroit que quand il était un jeune sot inexpérimenté. Honteux, il bredouille des mots d'excuses après avoir fait tomber un baluchon; Lysiane, sans se soucier de ramasser les objets éparpillés sur le sol, attrape les mains fripées du vieillard et dépose un baiser sur chacune d'entre elles. Un baiser de compassion, de tendresse, de regrets, un baiser qui a su traverser la carapace de Lysiane pour laisser, un instant, son cœur s'exprimer.

Ils se tiennent plus immobiles qu'un roi, nul n'osant regarder l'autre dans les yeux. Plongés dans un doux silence, ils ne savent que dire, ou, plutôt, ils craignent de prononcer des mots qu'ils jugent préférables de taire. Inexorablement, la carapace se referme, et l'intendante cache ses émotions derrière des paroles de rien :

—Je vais finir ici, va donc préparer Bertie pour son dernier voyage.

Le messager ne répond rien, se contentant d'hocher la tête avant de rejoindre sa mule; il sourit en songeant que, pour la première fois, Lysiane a appelé Bertie par son nom.

Peu après, alors que Vivien s'installe dans son siège de toile à l'avant de la carriole, il voit à l'horizon quelque chose approcher à vive allure; instinctivement, il attrape la fronde à sa ceinture.


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