Chapitre 4 : Faites des enfants qu'ils disaient...
«Quoi de plus insouciant,
Que les pas d'un enfant ?
Il court au firmament,
La vie est devant lui.
De la mort il se rit;
Profite, mon petit...» Poète amateur
Hortense, fille d'Odette, s'agite dans les bras de sa nourrice, qui regrette son choix de carrière tandis qu'elle traverse de long en large la pièce à vivre : dès qu'elle s'immobilise, le bébé se met à hurler comme s'il avait un véloce aux trousses. Que de puissance dans de si petits poumons : la fillette n'est pourtant pas bien costaude, une fleur délicate dont l'innocence s'effrite dès qu'elle ouvre la bouche. Et voilà que, malgré les déambulations de la nourrice, les petits yeux se plissent, les petites mains se crispent, et les petites lèvres s'entrouvrent sur un puits de vacarme. Sa plainte emplit tant l'air que baron et baronne se déplacent pour voir de quoi il retourne.
—Quel mal ronge ma jolie Hortense pour qu'elle hurle de la sorte ?
—Je l'ignore, madame. C'est une enfant pleine de vie, vous savez.
—Tout ça parce que sa mère a préféré courir plutôt que d'attendre d'accoucher normalement.
—Ne parlez pas de moi comme si je n'étais pas là !
La nourrice s'éloigne discrètement du vieux couple qui se met à crier plus fort que leur fille; elle travaille pour eux depuis peu de temps, mais bien assez pour connaître la virulence de leurs disputes. Surtout que, en manque de sommeil, ils s'énervent de plus en plus rapidement.
—Vous m'accusez sans preuve !
—La preuve est que nos autres enfants n'étaient pas aussi bruyants.
—Comme si vous vous souveniez d'eux ! Vous avez envoyé chaque fils et chaque fille vivre chez des accointances éloignées pour savourer au mieux votre tranquillité.
—Gardez donc vos reproches : vous étiez, il me semble, aussi aise que moi de les voir partir.
—J'ai pleuré leurs départs !
—Des larmes qui ont vite séché.
—Tu n'es qu'un sans cœur !
—Et toi une véloce !
La nourrice plaque Hortense contre son giron, couvrant ses petites oreilles afin de la préserver des horreurs proférées par ses parents; des insanités indignes de leur rang, et fort peu appropriées pour une enfant. Une enfant qui hurle de concert, bouillonnant en écho de la rage de sa mère et de la colère de son père. La nourrice l'amène dehors dans l'espoir vain que ses cris stridents cessent auprès de la quiétude de l'océan. Hélas, là où un rideau peut séparer deux lieux physiques, aucune frontière de l'esprit ne permet de quitter les tourments d'un simple pas de côté. Et la nourrice marche, marche, cajolant Hortense pour éteindre peu à peu le feu qui brûle dans sa voix.
Odette se recoiffe tandis que Gustave ajuste sa tenue. L'instant de hargne est passé, néanmoins la braise couve toujours, prête à s'enflammer de nouveau dès que leur fille rugira en brisant leur sommeil. Pour l'heure, Hortense l'étincelle dort sur un épais oreiller, au côté de sa nourrice qui s'est effondrée de fatigue. La petite est si mignonne quand elle ferme les yeux que, quand ils l'aperçoivent, ses parents sont presque assez attendris pour oublier tous leurs tracas. Presque.
Se raclant timidement la gorge, le baron chuchotte une solution à sa femme:
—Nous pourrions l'envoyer quelque part... Je sais bien qu'elle est encore très jeune, mais si le voyage est assez long, elle aura un êdâge acceptable en arrivant à destination.
—Très jeune ? C'est encore un nourrisson !
—Parlez moins fort, il ne manquerait plus qu'elle se réveille.
—C'est bien la seule phrase sensée que vous ayez prononcée ce soir. Allons nous coucher nous aussi, il sera toujours temps de discuter demain; à tête reposée, vous comprendrez le ridicule de votre idée.
—Ridicule, peut-être. Nécessaire, sûrement.
Le matin les cueille enlacés dans leur nid d'oreillers. La tendresse de la nuit a apaisé leurs cœurs, mais la noirceur des cernes marque toujours leurs virages. Ils se contemplent l'un l'autre, éclairés par les modestes rayons du soleil, lors d'un moment de grâce bien vite interrompu par une cacophonie hélas trop familière. Soupirant, lentement, longuement, la baronne prend la première la parole :
—Il me semble que vous parliez hier soir d'envoyer Hortense au loin.
—Si fait, et il me semble que vous jugiez l'idée ridicule.
—Ne nous rendez pas la tâche plus difficile que nécessaire ! Je pourrais changer d'avis, vous savez.
—Excusez ma pique, et concentrons-nous plutôt sur les détails techniques de notre affaire.
—Il va de soi que je ne puis consentir à me séparer de mon petit trésor que si nous lui trouvons une place prestigieuse.
— Jamais je n'aurais osé suggérer qu'il en fût autrement. Toutefois, il est peu productif de réfléchir au où sans peser le comment.
—Le messager est passé il y a moins d'une semaine, nous ne le reverrons pas avant un bon mois. Cela nous laissera largement le temps de tout planifier.
À la perspective de subir tout un mois les cris de son enfant, Gustave grimace d'horreur. Patienter serait assurément la solution la plus avisée, hélas les nuits trop courtes ont déjà rongé toute sa patience. Il lui faut trouver une échappatoire, vite, avant que son silence ne soit pris pour de l'assentiment. Le baron ouvre la bouche sans rien avoir à dire, espérant une quelconque illumination divine pour lui donner les mots :
— Euh, oui, c'est-à-dire, voilà, voyez-vous... nous pourrions embaucher un coursier !
—Un coursier ? Au prix que ça coûte ?
— Qu'importe la dépense si c'est pour ma petite Hortense.
—N'allez pas faire croire que c'est pour elle ! Assumez au moins votre goût pour la quiétude.
—Il est vrai que ces dispositions me profiteront autant qu'elles profiteront à notre fille adorée.
—Puisque vous l'adorez, je viens d'avoir une idée toute simple : envoyons la vivre au village quelque temps avec sa nourrice, jusqu'à ce qu'elle soit en êdâge de s'exprimer autrement que par des cris.
Gustave ne peut que reconnaître l'efficacité de cette solution afin de régler leur problème immédiat. Toutefois, si certains de ses actes ont pu entraîner des grossesses chez sa femme, le but recherché n'était pas d'avoir des enfants à la maison. Il craint qu'Odette veuille garder Hortense auprès d'eux; déjà qu'elle ne s'était séparée du cadet qu'à contre-cœur. Désemparé, à court d'arguments, le père mal aimant ne voit qu'une destinée pour détourner la mère de la vie de famille :
—Et si nous envoyons Hortense chez le roi ?
Ce simple mot de trois lettres allume des lumières dans les yeux de la baronne.
—Le roi ? Oh, ce serait magnifique, extraordinaire, fabuleux.
Sa mine s'assombrit aussi vite qu'elle s'est éclairée.
— Hélas, mon époux, auriez-vous oublié ? Il nous a fallu invoquer mille faveurs pour donner à notre aînée sa place de conteuse royale. Alors que notre Charline a un don pour les mots !
—Je me souviens, bien évidemment, puisque c'est moi qui ai tout arrangé.
—En ce cas, comment pouvez-vous croire que le roi acceptera d'Hortense ? Quel talent pouvons nous vanter chez ce nourrisson qui ne fait que hurler ?
—Le chant ?
—Cessez de vous moquer ! Vous me faites miroiter un futur impossible... Il me semble que le plus simple et le plus sage serait de garder notre fille auprès de nous.
La panique gagne Gustave : sa femme est arrivée à la pire conclusion possible. Son cerveau se gorge d'adrénaline, fonctionnant à plein régime pour sortir de l'impasse :
—Attendez ! Hortense est un nourrisson, certes, mais c'est là notre carte maîtresse.
—Je ne vous suis pas.
Le baron se lève et va chercher lui-même une carte du royaume, s'usant de pas évitables tant son esprit bouillonne dans tous les sens. Il déroule fébrilement le parchemin sous les yeux d'Odette, puis poursuit ses explications :
—Entre le galop du coursier pour rallier la prochaine étape du messager, puis toute la distance à parcourir le long des circuits qui mènent au roi, notre Hortense sera une fillette en arrivant au palais.
Gustave, exalté, pointe du doigt sur la carte chaque étape du voyage hypothétique. Mais Odette reste perplexe :
—Je ne vois pas le rapport avec l'acceptation d'Hortense à la cour.
—Il ne s'agit pas tant qu'elle soit acceptée, mais plutôt qu'elle ne soit pas refusée. Quel genre de monarque renverrait à ses parents une enfant d'êdâge trop supérieur à son âge ?
—Quel genre de parents feraient subir un tel sort à leur enfant ? Et ferait un pari aussi risqué sur la décision du roi Alaric? Je ne supporterai pas de voir mon Hortense revenir adolescente sans plus d'esprit qu'un bébé.
—Vous n'avez pas entièrement tort...
—Et ?
Et le baron ignore quoi répondre. Il n'est qu'un simple humain, après tout. Incapable de savoir si le destin suivra la voie qu'il a imaginé. Seuls les dieux comprennent les intrications de la trame des possibles. Alors, en ultime recours, Gustave leur abandonne l'avenir d'Hortense.
—Ma très chère épouse, je mentirais en vous assurant que tout se passera comme je l'ai prévu. Je n'en sais rien. Mais, avant d'enterrer mon idée, priez Krogi, maître du temps : laissons lui le dernier mot.
Bien qu'elle ait déjà décidé du dernier mot, la baronne ne voit aucun mal à joindre ses mains vite fait bien fait. Elle regarde derrière, devant et à ses pieds avant de marmonner tout bas :
—Ô Krogi, seigneur d'hier, de demain et d'aujourd'hui, dois-je suivre le plan stupide de mon mari ?
Surprenament, la prière bâclée reçoit une réponse. Un «oui» éthéré, murmuré dans l'intimité de son esprit. La baronne croit un instant à une farce de son époux, qui lui aurait chuchoté ce «oui» improbable au creux de l'oreille; le vaurien est bien capable de blasphémer en usurpant la voix d'un dieu. Néanmoins, elle ressent dans son âme que le mot entendu, vécu, n'est pas du plan terrestre. Un assentiment divin, certes concis, mais terriblement clair.
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