Chapitre 20 : Bambou and furious
«En silence le blé dort,
Immobile il fait le mort.
Mais le vent rugit si fort
Que le blé chante avec lui.
La blé danse, le blé reluit
Au beau milieu de la nuit.» Poème ancestral
Le grand dadais se tient toujours agenouillé face au baron de la péninsule. Farfouillant dans son riche manteau, Gustave lui lâche le paiement dû; mais la bourse bien remplie n'a pas le temps de toucher le sol que déjà Lucien s'en est saisi avec la célérité d'un véloce. L'enfant-homme n'essaie aucunement de reprendre le pactole à son père, ne comprenant pas vraiment l'intérêt de l'argent : ça ne se mange pas, ce n'est pas très joli et ça ne vaut rien pour faire de la musique.
Sa mère l'attrape par les épaules afin de le ramener à leur maison, l'œil humide : son petit chéri a tellement vieilli dans cette affaire ! Lucien leur emboîte le pas, comptant en chemin chacune des piécettes durement gagnées par son fils. Quand il a fini d'apprécier sa fortune, il ébouriffe la tignasse abondamment sauvage du grand dadais :
—Brave p'tit gars, va.
Et l'innocent sacrifié, détroussé, sourit du geste d'affection de son père. Une fois tous rentrés, Lucienne emprunte la serpe de son mari pour trancher les cheveux indisciplinés; le résultat n'est guère esthétique, mais fonctionnel. Pendant ce temps, le père part acheter une belle volaille pour fêter le retour de son fils adoré.
Après le festin inhabituel pour leur modeste chaumière, le grand dadais attrape sa besace et en sort deux gâteaux de Lysianne; il s'est privé de les manger, les gardant précieusement pour ses parents. Quoiqu'un peu écrabouillée, cette offrande est des plus généreuses. L'émoi jusque-là contenu dans sa mère déborde, et elle verse bien des larmes en murmurant merci; quant au père, il gobe le sien avant de roter sans retenue.
Lorsque le grand dadais, suçant son pouce, s'endort enroulé sur lui-même, Lucienne caresse tendrement son front, un sourire doux au visage. Puis elle se tourne vers son mari, les sourcils froncés, les yeux déterminés, et elle lui Lucienne fait signe de la suivre dehors pour avoir une petite conversation :
—C'est-y pas bien ce qu'on a fait.
—T'exagère ! Le petit y va bien.
—Y est plus petit du tout ! Et tout ça pour de l'argent...
—Tu t'y es pas plainte devant la dinde.
—J'allais pas cracher dessus ! Mais on y doit pas recommencer.
—Pourquoi ? Il a adoré ce boulot.
—T'y sais pourquoi ! Faut arrêter de tricher avec son êdâge.
—Très bien, dès demain il y bossera plus qu'aux champs avec moi.
—Non !
—Quoi que non ?
—J'y veux pas qu'il te crapahute derrière sans arrêt.
—T'y veux quoi à la fin ?
—Qu'il cesse de vieillir !
—Nous y sommes pas des nobliaux.
—J'm'en moque. Trouve lui un travail pépère où il bougera pas son cul d'la journée.
—Crois t'y que c'est si facile ?
—J'crois pas, non. Mais t'y va arriver.
Lucienne sort la bourse du baron de son corset et l'agite sous les yeux estomaqués de son mari, qui se demande quand cette bonne femme a récupéré son argent. Puis elle range son butin dans son abri de tissus et de chair.
—T'y reverras les sous quand t'auras réussi.
Elle retourne dans la maison en tirant le rideau d'entrée derrière elle, maigre séparation physique mais grande barrière morale. Lucien peste et se traîne jusqu'à la taverne, où il dénichera bien une solution à son problème autour d'un verre ou deux. Le soiffard n'a pas un sous vaillant en poche, mais Roger, l'aubergiste, accepte de mettre la bière sur son ardoise; non sans le taquiner au passage :
—Ben Lucien, elles-y sont où les pièces du baron ?
—Euh...j'les ai oubliées chez moi.
—À d'autres ! Je parie que c'est-y Lucienne qui les a.
—Mais pas du tout !
Ses bafouillements et ses oreilles rouges trahissent la vérité. Roger rigole un bon coup, puis écoute les malheurs de son habitué. Le père honteux raconte la situation délicate de son fils, pestant contre sa femme qui exige l'impossible.
—Si tu veux, réponds l'aubergiste, y a Bernard qu'a libéré une place aux bambous.
—Le vieux Bernard ? Il lui est arrivé quoi ?
—Il est mort... annonce Roger d'un air grave.
—Mort ? s'étonne Lucien.
—Mort d'ennnui ! s'esclaffe le mauvais blagueur.
—En tout cas, reprend-t-il, c'est-y là le boulot parfait pour ton idiot de fils.
Lucien se caresse le menton, l'air songeur, avant d'acquiescer :
—Sûr que même mon grand dadais y saura secouer des bambous... Et il peut le faire assis, comme veut sa fichue mère. Merci Roger !
Après un dernier verre pour trinquer avec son sauveur, Lucien titube jusqu'à ses pénates. Lucienne manque d'enthousiasme pour la superbe solution de son mari, rappelant le très maigre salaire des secoueurs de bambous; néanmoins, elle doit admettre que leur fils limité n'est pas capable de mieux.
Le lendemain, le grand dadais suit son père jusqu'à l'étang où poussent les bambous. Le contremaître lui confie une corde, en expliquant les ficelles du métier :
—Les bambous verts tu les laisses, ils sont souples et le vent il les fera pousser. Toi t'y cherches les bambous presque rigides, pour les rendre durs et épais comme une...
Une bourrasque soudaine couvre ses derniers mots. Le contremaître pointe du doigt un bosquet prometteur, puis montre au nouveau comment attacher sa corde autour des bambous, pas au ras du sol mais pas trop haut non plus. Enfin, le grand dadais s'assoit; tirant encore et encore sur sa corde, il secoue les bambous.
Bien vite, le temps lui semble long : la danse des bambous, d'abord amusante, est devenue lassante. Il regarde les chevaux qui trottent alentour en se remémorant l'ivresse du galop. Hélas, son père lui a ordonné de rester assis sans bouger; même si le grand dadais ne comprend pas le pourquoi de cet ordre, il obéit sagement.
Désœuvré, il se tourne vers ce compagnon de toujours qu'il a toujours ignoré : ses pensées.
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