Chapitre 2 : Mariez-vous qu'ils disaient...

«Y a la mariée devant l'autel

Et le marié qui court vers elle !

Elle est jolie, elle est si belle,

Il court, il court, à perdre haleine !

Le beau vieillit, quelle déveine :

Sa tronche est devenue vilaine !» Chanson populaire

Gustave, baron de la péninsule, a ses fesses confortablement enfoncées dans son nid d'oreillers qu'il ne compte pas quitter de la journée. Une couverture et un livre lui tiennent compagnie, tous deux achetés auprès du dernier messager passé en sa demeure. L'ouvrage parle d'un explorateur allant au bout du monde à bord d'un immense bateau en bois ; Gustave trouve cette histoire délicieusement absurde. Hélas, il a bien du mal à se concentrer sur sa lecture avec sa femme qui tourne en rond autour de son antre de plumes.

—Mais enfin Odette, qu'avez-vous donc à marcher ainsi sans raison ?

—Cette grossesse qui n'en finit pas m'insupporte ! Il est temps de conclure.

—Vous n'allez quand même pas sacrifier votre jeunesse, déjà bien entamée, dans le seul but de fuir le désagrément d'un ventre arrondi ?

—J'aimerais vous y voir ! Votre propre bedaine se tient bien tranquille par rapport à la mienne. Gardez vos précieux conseils pour ceux qui voudront les entendre.

—J'aimerais juste comprendre pourquoi, tout d'un coup, vous ne suivez pas la voie naturelle des choses.

—La voie naturelle ! J'ai déjà porté quatre de vos enfants en économisant mes pas, j'ai même mis plus d'un an à me débarrasser de notre fille aînée. Alors celui là je peux vous garantir qu'il va sortir en avance, et tant pis pour les rides !

—Soyez raisonnable, il ne s'agit plus que d'un ou deux mois...

—Assez ! J'ai répondu à votre question et vous n'avez rien écouté, comme d'habitude. J'ai besoin d'air, je crois même que je vais courir un petit peu.

Le baron observe, décontenancé, sa femme sortir en claquant la porte de bambou. Avisant le sourire amusé de son majordome, il rejette sa colère sur plus petit que lui :

—Toi, fonce la rattraper, elle pourrait se faire mal. Cours si nécessaire !

Le serviteur, craignant moins de vieillir que d'être puni, s'exécute aussitôt. Dans son départ précipité, il laisse la porte entrebâillée, faisant rentrer un petit vent froid plutôt désagréable. Gustave appelle pour que quelqu'un vienne la fermer, mais personne ne répond. Il se contente donc de réajuster sa couverture ; quel genre de noble se lèverait pour si peu ?

Malgré sa hâte pour rejoindre la baronne, le majordome ne la voit nulle part devant la maison. Se grattant la tête, il se demande où a bien pu filer cette dame raffinée, connue pour l'élégance de sa démarche. Bientôt, il entend comme un bruit, un souffle étrange, qui caresse le silence depuis sa droite. Tournant la tête tandis que le son se rapproche, il se trouve face à un spectacle inattendu : encombrée de chair et de tissu, sa robe relevée au dessus des chevilles, le visage rougi par l'effort, le ventre plus rond que jamais, la baronne est en train de trotter honteusement autour de la maison. L'improbable coureuse passe devant son serviteur estomaqué sans même le remarquer. Des pêcheurs, installés non loin sur la plage, tournent la tête pour profiter du spectacle; l'un d'entre eux va même jusqu'à s'approcher pour voir de plus près.

Odette ne s'arrête pas, faisant fi de son ventre qui s'agite, fi de sa respiration saccadée, fi des rires qu'elle provoque. Quand, à bout de souffle, la baronne rentre sous son toit, la première chose qu'elle demande n'est pas un verre d'eau mais son ruban de couture pour mesurer le fruit de ses efforts. Le visage encore dégoulinant de sueur, elle agite triomphante le ruban devant le nez de son mari :

—Un pouce ! Mon ventre a grossi d'un bon pouce !

—J'imagine que je dois me réjouir ?

—Vous vous réjouirez dans quelques jours, quand notre enfant viendra au monde. Pour l'heure je suis fourbue, je reprendrai ma course plus tard.

—Quoi ? Vous avez vraiment couru tel un vulgaire véloce? Et vous prévoyez de recommencer ? Quelle étrange femme ai-je épousée ! Et que vont dire nos gens...

—Peu m'importe ce qu'ils disent, leurs mots ne donnent pas de coups de pied dans mon ventre.

Odette s'effondre aux côtés de son mari dans le nid d'oreillers, tirant d'un coup sec sur la couverture pour s'en accaparer. Quand Gustave tend timidement le bras pour récupérer une part du butin, il se retrouve face deux yeux menaçants dont l'intensité est soulignée par le ventre protubérant de sa femme. Evidemment, le majordome ne parvient pas à retenir un sourire devant cette lutte inégale. Son maître, frustré et dépouillé, vocifère de plus belle :

—Que regardes-tu donc ? File plutôt me chercher une autre couverture !

L'exclamation est promptement interrompue par une tape de la baronne, qui, d'une voix sèche, informe son époux qu'elle apprécierait fort du silence pour se reposer. Dans un murmure presque inaudible, à peine plus qu'un soupir, le mari grommelle que, tout de même, il est le maître de maison; Gustave se garde bien de répéter ses propos quand sa femme hausse un sourcil à son encontre. Il n'ose pas plus tourner les bruyantes pages de son livre, et reste aussi immobile qu'un roi tandis que la respiration de la baronne vire vers les ronflements. Fixant le plafond sans bouger d'un iota, il se retrouve soudain plongé dans les ténèbres; son serviteur, l'esprit bravache, a jeté la nouvelle couverture comme un filet de pêche. Esquissant un geste afin de se libérer, le baron s'interrompt au premier grognement sur sa droite.

Il fait bon être noble, néanmoins une vie conjugale par trop prolongée ne va pas sans quelques inconvénients.


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