Chapitre 15 : Sleep club
«Que dit un bordiard quand une vague effleure son orteil ?
Oh là là, on va tous mourir !» blague centrîloise.
Ignacio, danseur étoile des centrîlois, se tient debout face à Basilio, son super assistant. Tous deux tapent du pied sur le sol, en rythme mou et désordonné, mais nul ne pourra se plaindre qu'ils ne dansent pas.
—C'est parti, soupire le chef malgré lui, dis moi ce qu'il y a à l'ordre du jour.
—Et bien, on a reçu un message des pavdois : leurs plages recommencent à se fondre dans l'eau...
—Laisse-moi deviner : leurs danseurs sont vraiment trop fatigués ? Ils ont bobo aux jambes ?
—On les laisse se démerder? hésite Basilio.
—Pour qu'on nous reproche encore de pas être solidaire ? Déniche donc quelques désœuvrés, et envoie-les se dandiner sur place, si ça peut faire plaisir à nos voisins.
—J'ignore où trouver des volontaires...
—Oblige-les ! Qu'est ce qu'ils vont faire ? Ne pas me réélire ?
Ignacio s'esclaffe : sa devise de campagne est «Ne votez pas pour moi». Pourtant, chaque année, il obtient la majorité des voix; ou la minorité si on tient compte de celles des abstentionnistes. Il faut dire que danseur étoile est certes une position honorable, mais lourdement chargée de travail.
—En parlant de volontaires, enchaîne le super assistant, il y a de moins en moins de centrîlois qui accomplissent leur devoir de danse nocturne. Les rares présents sont d'origine bordiarde.
—Et alors ? Je ne sais pas quelle première danseuse a instauré cette règle stupide...
—C'était Pya l'ascendante, monsieur.
—Peu importe ! Je ne vais pas priver mes bons concitoyens de sommeil pour une marotte sans intérêt.
—Du coup on ne fait rien ?
—Hum, hésite Ignacio, accroche donc quelques affiches pour rappeler aux gens leur devoir civique. Mais rien de trop véhément ! Et pas à des endroits trop visibles.
—Nous avons déjà fait ça il y a quelques mois, soupire Basilio.
—Ah bon ? Et les affiches sont encore en bon état ?
—Est-ce qu'à moitié déchirées, et détrempées par la pluie, c'est en bon état ?
—Je pense que ça fera l'affaire. C'est tout pour aujourd'hui ?
—Il nous reste juste à régler l'organisation du grand concours de danse.
—Encore ? Pourquoi c'est toujours nous qui nous en occupons ?
—Parce que nous sommes au centre de la tortîle, monsieur.
—Je le sais bien, idiot, mais j'ai quand même le droit de râler, non ?
—À quoi bon râler, ça ne changera rien de toute façon.
—Tu n'as pas tort, mon cher Basilio. Bon, on va faire simple : tu reprends le bazar de l'an dernier et tu refais tout à l'identique.
—Comme d'habitude, quoi.
—Pourquoi changer une formule qui marche ?
Sur ce, Ignacio s'en va se reposer, mais se retourne au bout de quelques pas mollassons :
—J'allais oublier : cette fois, pense à actualiser les dates sur les banderoles. J'ai subi bien des moqueries de mes confrœurs à cause de l'imprécision de l'an passé.
—On fabrique de nouvelles banderoles du coup ?
—Au prix que ça coûte ? Contente toi de réécrire par dessus les anciennes, ça ira très bien.
—Il sera fait ainsi, monsieur. Une dernière petite chose...
—Oui ? s'agace Ignacio.
—Les têtois ont inscrit une certaine Flora pour le concours, et elle aura besoin d'un poteau d'ascendanse.
—C'est eux qui l'amènent ?
—Non, monsieur, l'installation est à notre charge.
—Comment ? Quelle dépense inadmissible !
—À vrai dire, nous touchons un tribut des bordiards pour financer ce genre de choses.
—C'est donc ça l'argent qu'ils me donnent toujours à cette période de l'année ! Moi qui croyais qu'il s'agissait de cadeaux de bon voisinage.
—Mais, s'étonne Basilio, vous n'avez jamais fait le moindre cadeau à vos confrœurs.
—C'est que, contrairement à eux, nous avons quand même six voisins.
—Monsieur Ignacio, je me dois de demander, où rangez-vous les tributs depuis tout ce temps ?
—Je ne sais plus, moi, s'énerve le danseur étoile. File faire ton travail au lieu de poser des questions ridicules.
Le super assistant s'éloigne sans demander son reste, quoique bien décidé à vérifier les livres de compte plus tard. Dans la rue, il passe devant un reliquat d'affiche censée représenter une farandole sous le ciel étoilé. Basilio essaie de lire le message au-dessus du dessin effacé mais, même en plissant les yeux, il ne distingue que «Av z vo o bl é es d nse s n ct r e ?». Tout en se murmurant, sans trop y croire, que c'est toujours mieux que rien, il sort un bout de charbon de sa poche afin de retracer les lettres manquantes.
Après avoir récupéré les banderoles du concours, vieilles de deux ans et attaquées par les mites, Basilio les dépose chez sa tante, couturière à ses heures perdues. Un passe-temps pour lequel elle manque cruellement de talent, et pourtant son neveu fait toujours appel à ses services pour les affaires officielles; tant que le montant est raisonnable, Ignacio signe les factures sans sourciller. Le danseur étoile a demandé que soient recouvertes les dates obsolètes, et elles le seront, certes par des broderies médiocres, mais elles le seront.
Le super assistant légèrement malhonnête achève sa journée de labeur par une tournée des tavernes, dans le seul but, évidemment, de recruter des jambes à envoyer aux pavdois. À la première gargote que Basilio visite, il n'obtient rien d'autre qu'une vessie pleine d'avoir bu trop de bière, malgré la bonne fréquentation du lieu. Menaces et promesses restent sans effet, les buveurs faisant tous mine de ne pas l'entendre parler. En même temps, peut-on s'attendre à trouver autre chose que les pires fainéants dans un lieu qui propose des sièges pour s'asseoir ?
Très sérieux, Basilio continue ses recherches. Il repère une enseigne prometteuse : «Buvez, dansez, dans l'ordre qui vous plaît ». Point de fâcheux sièges ici, et un trio aviné l'invite à rejoindre leur cercle. Les soiffards titubent plus qu'ils ne dansent, se tenant par la main uniquement pour s'éviter de s'affaler sur le sol. Basilio se murmure que c'est toujours mieux que rien, avant de prendre un verre avec eux. Amicalement imbibés, ils l'écoutent mollement. Hélas, leurs grimaces se synchronisent quand il annonce la couleur. Enchaînant carotte et bâton, il rappelle que les pavdois organiseront un festin bien arrosé pour remercier leurs sauveurs, et qu'ici Ignacio cherche précisément trois lascards pour accomplir les danses nocturnes durant tout un mois.
—Eh, mais nous sommes précisément trois ! balbutie le poivrot du milieu.
Lentement, les connexions se font dans leur cerveau.
—Les pavdois font un super alcool de coco, s'exclame le poivrot de droite.
—Et on a besoin de nos douze heures de sommeil, renchérit celui de gauche.
Grâce à ces trois figurants, nul ne pourra se plaindre que les centrîlois n'aident pas leurs voisins.
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