Sirène
Nous ? Un nous existait-il toujours ? Formions-nous toujours un nous ? Est-ce que toujours pouvait encore s'appliquer à nous ? Sans cesse et sans répit, nous repensions à ce que nous fûmes il y a un temps déjà. Quelques mois s'étaient écoulés et Lucas nous manquait plus que tout au monde. Nous l'aimions tellement, nous nous aimions tant. Aucun d'entre nous n'avait pardonné à la vie de nous avoir arrachés un ange, notre Ange. Lucas Duchamps était devenu une appellation maudite, interdite, les adultes ne le prononçaient plus. Ils parlaient désormais d'un fils Duchamps, ou mieux du garçon qui s'était suicidé. Les langues de vipère se donnaient d'ailleurs à cœur joie d'insulter le défunt, en le traitant de faible ; ils accusaient aussi la famille. Tantôt entendait-on des 's'ils l'avaient bien éduqué, il serait vivant à cette heure-ci' ou des 'pas étonnant qu'il soit mort, vu la fréquentation qu'il avait'. Kai, bien que personne ne l'ait revu, se trouvait dans toutes les discussions. Les serpents avaient fait courir le bruit que Lucas et lui entretenaient une relation malsaine et secrète, ils le pensaient depuis le discours du bleuté aux funérailles. Cependant, ils ne se rendaient pas compte de la fausseté de leur propos. La mort de Lucas Duchamps n'avait pas qu'entraîné la destruction du nous, mais aussi elle avait déchaîné les idiots de ce monde, révélant l'hypocrisie naturelle de l'être humain. Et, parmi toute cette désolation, une jeune femme souffrait.
Antoine soupira pour la millionième fois. Julien, dans son dos, riait à gorge déployée et tentait de cacher son hilarité comme il le pouvait. Cela faisait bientôt deux heures que son cours de danse avait débuté et il en avait déjà marre. Pourtant, il ne s'agissait que de la troisième séance. L'envie d'abandonner les métiers de l'enseignement le saisissait dès qu'il la voyait. Elle, cette créature envoyée du néant infernal, qui s'amusait à détruire son moral. Elle, aussi belle que furie, qui ne respectait aucun de ses ordres, épuisant son énergie vitale.
Lola Duchamps dansait tranquillement sur une musique qu'elle avait choisie. Jusque-là, tout pouvait sembler banal. Danser dans un studio de danse. Toutefois, elle optait pour des chansons pour le moins indécentes et qui étaient appréciées de ses camarades masculins, jalousées des adolescentes et qui lassaient considérablement le professeur. Elle ne se trémoussait que sur des airs latins, où la sensualité offrait sa place à la sexualité pure. Comme aux deux premiers cours, elle s'était vêtue d'un short étroit, et n'avait pas pris la peine de mettre un débardeur. Aujourd'hui, elle portait une simple brassière de sport qui faisait saliver les jeunes hommes.
Au premier cours, Antoine l'avait autorisée, parce qu'elle lui paraissait adorable avec sa mine tentatrice. Au second, il lui lançait des regards noirs qu'elle ignorait et il l'implorait de changer de mélodie, ce qu'elle refusait. Pour ce troisième, il se trouvait au bout de l'impasse. Elle bafouait son autorité et l'humiliait devant les autres élèves. Dès qu'il passait à une autre chanson, elle permutait pour remettre la sienne et se déhanchait au centre de la salle, encouragée par ses récents amis.
Pour résumer, il tombait de plus en plus sous son charme et cela l'irritait passablement. Il la considérait magnifique et aguicheuse, mais aussi la qualifiait de sorcière provocatrice. Un monstre prêt à l'entraîner dans les fonds marins et l'assassiner, sans défense. Heureusement que la fin des deux heures sonna, puisqu'il aurait été capable de l'étrangler, ou de l'embrasser.
- Si j'assiste à ce spectacle tous les jours, je reviendrai pour sûr ! s'exclama Julien, les larmes aux yeux, tant il avait ri. Tiens-moi au courant des horaires pour les prochains cours et appelle-moi ce soir.
Antoine avait proposé à son ami, afin de l'aider à se sortir de ses pensées sombres, de venir à ses cours. Contrairement à tous les autres élèves, le jeunot ne détenait aucune notion de danse, alors il avait décidé de lui apprendre en parallèle. Le but n'étant pas de le transformer en danseur, mais seulement de le divertir. Depuis qu'il avait consulté Henri, le grisé semblait déjà beaucoup plus en forme, il avait repris toutes ses mimiques, dont le sourire rectangulaire. Cela le réconfortait et le rassurait.
Lorsque Julien fut parti, le blond vénitien se posta à l'entrée des vestiaires pour femme et attendit que son trublion n'en sorte. Comme les dernières fois, tous quittèrent le studio un par un et il ne restait plus qu'elle. A croire qu'elle souhaitait cette confrontation à la fin du cours. À la seconde séance, il n'était pas allé la voir, car il pensait qu'elle se calmerait. Ses espoirs vains, il devait trouver un moyen pour la canaliser.
Elle daigna enfin se montrer. Lola s'était rhabillée d'un chemisier et d'un jeans sobre. Elle reprenait un statut de jeune femme sage dès qu'elle s'apprêtait à rentrer chez elle. Ceci soulagea un peu Antoine dans le sens où, au moins, elle n'imposait pas à ses parents son petit manège de rebelle. Probablement qu'elle ne voulait pas les blesser et cela prouvait qu'un cœur et qu'une âme coexistaient toujours dans son corps.
Elle continua son chemin et l'ignora superbement, instaurant une sorte de rituel entre eux. Elle lui passait devant, il suivait docilement. Un sourire prit possession du visage rayonnant de l'homme. Elle n'avait pas encore compris que ce jeu lui plaisait et qu'elle échouait à l'ennuyer ; ou plutôt, le savait-elle et en jouait-elle. Il marcha dans ses pas quelques secondes et glissa ses longs doigts autour de son avant-bras, et ils atterrirent finalement à son poignet sur lequel il tira. Elle s'arrêta et ne pivota que la tête. Cette scène lui disait étrangement quelque chose.
- Je suis pressée aujourd'hui, Monsieur, l'informa-t-elle, ayant l'air sincère. Je n'ai pas le temps.
- Prenez ce temps dans ce cas, Madame Duchamps, c'est important.
Elle baissa immédiatement les armes. Tous ses muscles se détendirent subitement, se libérant de la tension. Malgré ses actions durant la séance, ses forces s'envolèrent ; vidée, elle tenait à peine sur ses jambes. Ses yeux se dessinaient en des couleurs ternes, une aquarelle de sentiments négatifs. Son pigment azur se brisait. Son flegme s'effritait, elle perdait de son éclat. Qui lui arrivait-il ?
- Je vous prierais de ne pas danser à votre bon vouloir et de m'écouter quand je vous demande de cesser vos caprices, ainsi que de ne pas marmonner dans votre coin. Je suis là pour vous enseigner les techniques, les interprétations et aussi l'histoire de la danse, de la musique. Seulement, je ne pourrais remplir ma fonction que si vous vous rangez auprès de vos camarades, sans plus agir à votre guise. De plus,...
- Je suis pressée, Monsieur ! cingla-t-elle. Alors, Monsieur me permettra de sortir afin de ne pas manquer mon bus. Au revoir, Monsieur.
Il ne saisissait pas du tout ce qui se produisait à cet instant. Il ressentait presque sa détresse parcourir son échine. Antoine crut la laisser partir, présageant qu'une confrontation maintenant ne servirait à rien. Cependant, le genou de la violette vacilla et il craignait qu'elle s'écroule. Promptement, Antoine se rua sur elle, mais elle se stoppa en même temps, et il dut freiner pour ne pas la heurter. D'un mouvement protecteur et automatique, il posa ses mains contre ses épaules, prêt à la soutenir si elle tombait.
- Je ne veux pas, Monsieur... Je désirais tant, bien plus que la nana grincheuse et cynique que je suis... Monsieur, je ne veux plus être moi.
- Qu'est-ce ? Qu'y a-t-il, Lola ? Dites-moi ce qui vous tracasse. Vous pouvez me faire confiance.
Le souffle de ce dernier mot s'écrasa sur sa nuque et elle frémit violemment. Lola ne put se contraindre et elle ne chercha pas à s'interrompre ; elle se retourna complètement et apporta ses mains dans les cheveux soyeux du blond. Son visage regardant son torse, elle releva son regard qu'elle ancra dans le sien. Quant au professeur, son toucher se déposa sur ses hanches qu'il caressa tendrement de ses pouces. Leurs souffles se mélangèrent, cette position pouvait porter à confusion. En effet, ils ressemblaient à deux amants, enlacés, un jeune enseignant et une élève quasi-mature ; une histoire clichée, mais qui recelait un passé sauvage et féroce. Toutefois, ce moment se dévoilait plus pur et innocent, sans aucun doute.
- Je ne veux plus vivre en étant moi. Mes parents vous ont recommandé, parce qu'ils savent dorénavant. Je ne prétends plus à aimer la vie, et je ne redoute pas la mort non plus. Ils sont effrayés à l'idée que je suive le même chemin que Lucas. Mais, je resterai sur cette terre jusqu'à la fin. Parce que, c'est mon devoir... Il n'y a que moi qui puisse m'aider, vous ne le pourrez...Virez-moi de vos cours, vous vous épargnerez de cette façon !
Elle se détacha et regretta brusquement la chaleur de son étreinte. Ils avaient parfaitement conscience tous deux qu'elle reviendra et qu'il l'accueillera. Une folle envie de retourner l'embrasser doucement à la commissure des lèvres, taquine, lui traversa l'esprit, Léna sourit et sortit néanmoins de l'établissement. C'était trop tôt. Il n'était pas tout-à-fait préparé à recevoir son suave baiser mortel. Et puis, leur relation commençait tout juste, elle ne la détruirait pas de suite.
Or, elle s'illusionnait ; elle éprouvait déjà une brutale passion envers Antoine, ou son corps fin et élancé, aux courbes joliment exploitées dans son pantalon serré, et aux sourires pulvérisateurs, sans oublier sa joie qu'il répandait telle une traînée de poudre. Elle ne tarderait pas à céder à son désir.
Le jeune homme soupira derechef. Il l'observa partir d'une démarche assurée. Elle représentait toute la souffrance que Lucas n'avait jamais évoquée. Lola se révélait en réalité très sensible. La drogue, les fêtes, les mauvaises fréquentations ; elle se dissimulait derrière cette mascarade qui éclatait au grand jour. Il se prenait davantage d'affection pour Miss Violette et se jetait volontiers dans sa mission qui visait à l'épauler. Il l'enverrait bien à Henri, mais elle refusera de partager ses pensées profondes avec le psychiatre. Il ne pouvait endosser le rôle d'un ami, ni celui d'un petit ami pour la raison qu'ils se comprennaient trop, bien qu'ils se connaissaient peu. Que devait-il être ? Quoi qu'il advienne, il se promit - au nom de Lucas, afin de préserver cette colombe - qu'il l'aiderait à confronter ses démons.
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