Similaire

Qui étions-nous pour mériter le bonheur ? Voilà ce que semblait nous demander la vie. Pourquoi serions-nous plus susceptibles que d'autres d'obtenir cette notion abstraite qui pouvait changer la vision des choses ? À un moment, nous y avons cru, nous avions pensé être heureux et ce fut notre meilleure année. Désormais, la fatalité nous écrasait. Nous étions voués à être malheureux. Malgré tout l'acharnement qui planait sur nos existences navrantes, nous nous battions, nous nous défendions contre le Fatum, nous le repoussions autant que nous le pouvions. Sauf que nous nous sommes rapidement retrouvés à bout de forces. Le décès de Lucas Duchamps invita définitivement la tragédie chez nous. Peu importe à quel point nous résistions, peu importe l'énergie que nous fournissions, le fantôme de l'argenté nous hantait. Comment l'oublier, alors qu'il symbolisait notre amitié ? Ou plutôt, notre amitié perdue. Pourquoi l'oublier, alors qu'il formait un tout pour nous quelques semaines auparavant ? Un mois environ s'était déroulé dans la peine du deuil, mais nous ne parvenions pas encore à nous en remettre. Nous nous laissions du temps, nous pensions que la souffrance disparaîtra. Évidemment, elle ne s'envolera jamais, pour l'éternité notre ombre.

- Pour notre première séance, je vous propose de faire connaissance. D'abord, présentons-nous, et ensuite vous me parlerez du pourquoi vous êtes ici.

Henri déclara de sa fameuse voix douce qui apaisait et domptait ses patients. Ceux-ci se déridaient immédiatement en l'entendant. Puis, une aura de bienveillance embaumait le bureau. Les personnes qui pénétraient dans cette pièce à l'odeur d'encens savaient qu'ils pouvaient se livrer tranquillement, qu'ils ne devaient avoir peur d'un quelconque jugement. Le psychiatre n'émettait guère d'opinion face à ses patients, il préférait tout noter et exerçait une thérapie qui ne blessera sous aucun prétexte l'individu. Il les étudiait silencieusement, les mettant à l'aise avec ses minces sourires et sa retenue détendue.

Cependant, l'homme en face de lui n'osa prendre la parole. Il paraissait jeune encore, la vingtaine, peut-être moins, donc plus jeune que lui. Henri remarqua sur-le-champ ses manies les plus apparentes, telles que triturer ses doigts, mordre ses ongles, passer ses mains dans ses cheveux, fixer le sol, et surtout fuir son regard. Il tremblait aussi. Le châtain soupira imperceptiblement, il comprenait peu à peu sa présence dans son bureau et craignait de tomber sur un cas comme celui-là. Sans certitude néanmoins, il présuma une anxiété frénétique, un manque de confiance en soi, complexe d'infériorité...

- Je vais commencer ! lança-t-il, afin de le mettre davantage à son aise. Je suis le Docteur Buffaut, comme vous le savez déjà, mais appelez--moi Henri. Je trône déjà sur mes vingt-sept ans et j'ai terminé mes études récemment. En fait, cela doit faire deux ans que je suis dans le métier... J'ai toujours été attiré par celui-ci. Aider les gens, les guider, leur montrer leur valeur et qualité qu'ils négligent. Mais, pour être honnête, je m'épaule également. En désignant le chemin à suivre, je me rappelle à moi-même les bonnes mentalités à adopter, les bonnes pensées. Celles qui font du bien... J'étais destiné à devenir psychiatre. Surtout avec la famille que j'ai ! Tous des cas, qui me nécessiteraient des années pour les analyser convenablement !

La boutade sembla relaxer l'homme qui ricana discrètement. Henri maintint ensuite un silence qui chutait peu à peu dans le pesant. Le presque trentenaire hésitait. Apparemment, son patient n'avait clairement pas envie d'être là. Toutes les dix secondes, ses yeux se dirigeaient vers la porte de sortie. Toutefois, comme tous les autres avant lui, il se rendit compte que le psychiatre ne lui voulait aucun mal et qu'il pouvait se confier.

- Je m'appelle Julien et... Je hais ma vie. Je pense que c'est une raison suffisante pour être venu vous voir.

- En effet, vous avez bien fait, concéda Henri.

- Et vous vous apprêtez sûrement à m'apprendre à aimer la vie et à ne plus avoir de telles idées à l'esprit.

Le professionnel ressentit l'envie de rire, et il autorisa un maigre gloussement à résonner dans la pièce. Il reconnaissait aisément ce genre de personnage : le sceptique. Celui qui consultait, mais qui ne croyait pas à un résultat satisfaisant. Celui qui verra des sous-entendus inexistants dans toutes ses phrases et qui voudra prouver son 'hypocrisie', parce qu'il pense le psychiatre faux et incapable de comprendre avec compassion ses patients, les traitant seulement comme des cas, des mystères à élucider.

- Sincèrement désolé de vous décevoir, railla Henri, mais ce n'est pas ce qui est prévu. Vous démontrer que vous avez tort n'est pas ma priorité. D'ailleurs, vous n'avez pas tort. Vous détenez encore ce droit de haïr votre vie, je suppose que vous subissez des infortunes qui vous ont conduit à cette haine... Je vais en revanche m'atteler à comprendre pourquoi et à voir ce que nous pouvons faire afin d'aller à l'encontre de la colère. Je m'intéresse à ce qu'on peut prendre de bon, et minimiser le mauvais... Ce programme vous convient-il ?

- Docteur Buffaut,... Henri,... Ou qui que vous soyez,... Vos méthodes me plaisent beaucoup !

- Heureux de l'entendre !

Ils rirent, pour calmer l'atmosphère de méfiance, et Henri patienta une poignée de minutes supplémentaires. Il ne forçait pas les patients à parler, il préférait que les mots sortent d'eux-mêmes. Il l'observa donc, lui et ses manies. Et contre toute attente, le jeunot lui adressa un sourire rectangulaire comme il n'en avait jamais vu. Un sourire d'enfant, joyeux, qui reflétait une vie énergique et dynamique. Un souvenir l'attaqua. Ce garçon...

- ...Lucas.

Sans quitter son sourire géométrique, Julien fronça les sourcils. Ce n'est que maintenant que la réalité sauta aux yeux de Henri, qui perdit immédiatement tout son professionnalisme. Il constata enfin ses cheveux ni blonds, ni bruns, mais d'une couleur délavée qui remémorait le gris du défunt ; ses yeux clairs également qui lui donnaient un regard de fauve ; il portait des vêtements élégants, mais il les accompagnait d'un bandeau de sport qui témoignait ainsi de son goût pour les activités sportives. Et il souriait, vivant, mais se dévoilait rongé par une douleur profonde au cœur et à l'âme, mort. Un portrait semblable à celui de...

- Pourquoi 'Lucas' ? Qui est-ce ?

- P-Pardon. Pardonnez-moi ! Il est un ami... Était.

Henri se racla la gorge, se redressa sur son siège et saisit son cahier des rendez-vous. Il annonça la fin de la séance et Julien le scruta avidement, probablement attisé dans sa curiosité. Ils décidèrent d'une prochaine date et se saluèrent. Une fois qu'il fut parti, le psychiatre effectua des exercices de respiration. Cela faisait un mois depuis le jour tragique et il se refusait toujours de flancher. À croire qu'il y avait réellement un début à tout.

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