Scindé

Nos vies stagnaient dans la souffrance. Nous arrivions presque à un point où nous ne réagissions plus lorsque l'univers nous assénait un coup de plus. Pourquoi devrions-nous nous battre encore, si tous nos efforts se révélaient vains ? Qui étions-nous pour oser rétorquer à des forces qui nous dépassaient ? Nous étions maudits, voués à haïr nos existences, à ne jamais trouver nos places, à se défendre pour rien, aucun résultat concluant. Nous ne voulions plus vivre sur cette terre, mais le souvenir de notre amitié déchue nous animait, nous donnait l'énergie nécessaire pour la bataille que nous menions quotidiennement. Pourtant, lorsque nous avions appris pour Raphaël, nos nouveaux espoirs se détruisirent également. Nous ne cessions de nous interroger : pourquoi un tel acharnement sur nous ? Avions-nous fait de mauvaises actions dans nos vies antérieures ? Méritions-nous réellement d'endurer tout cela ?

Liam parcourait désespéramment les corridors, à la recherche de la 'chambre 125, côté porte', déambulant dans les couloirs de l'hôpital Henri Duffaut. Ce nom lui fit vivement penser à Henri Buffaut, duquel il apprécierait obtenir des nouvelles. Il l'avait toujours beaucoup admiré pour son savoir-vivre, son élégance en toutes circonstances et son calme infaillible. Bien que l'aîné détienne un métier stable dans un bon pôle médical, et que lui-même ne parvenait à garder un boulot fixe, ils se ressemblaient considérablement. Ils faisaient partie des plus âgés de la bande et ils s'étaient occupés d'incarner les figures parentales.

Liam se dévoilait plutôt strict, voire sévère et autoritaire, quand il s'agissait de prendre soin de ses proches. Il se souvint des coups qu'il avait portés à Kai récemment. Il le regrettait bien sûr, mais espérait que le bleuté ait réagi et qu'il reprenne une existence saine. Henri, quant à lui, avait été une véritable mère poule. Il cuisinait pour eux des petits plats diététiques, s'inquiétait lorsqu'ils buvaient trop ou rentraient tard chez eux. Il imposait ses règles d'hygiène et les grondait s'ils ne l'écoutaient pas. Il avait même instauré une punition. Ridicule, mais elle avait le mérite de les maintenir sages et dociles. Cent pompes. Aucun, à part Raphaël et ses muscles bien bâtis, ne s'y était risqué. Le benjamin avait réussi, mais il lui avait fallu une longue demi-heure de souffrance.

- Excusez-moi, Monsieur ! l'interpella une aide-soignante. Est-ce que vous cherchez quelque chose ?

- Euh, o-oui, balbutia-t-il, honteux. La chambre 125, côté porte, s'il vous plaît.

- Vous êtes déjà passé devant, Monsieur, suivez-moi.

L'aimable demoiselle le conduisit jusqu'à la fameuse pièce, qui se trouvait effectivement dans un couloir qu'il avait fouillé. Se sentant gêné de son erreur, il la remercia, la tête baissée et les mains jointes, et attendit qu'elle soit définitivement partie. Hormis plongé dans son travail, il était très maladroit. Il cassait plusieurs objets dans la journée, perdait des éléments essentiels tels que sa carte vitale ou ses clefs, oubliait de nourrir son chien ou de fermer la porte de son taudis.

Il se racla la gorge. Liam haïssait les centres hospitaliers. Successivement, il avait vu mourir sa mère d'une infection, son grand-père d'une pneumonie, sa grand-mère d'un accident et son père d'un arrêt cardiaque. Des morts soudaines qui s'étaient toutes prononcées soit dans un secteur de l'hôpital, soit aux urgences. Les odeurs le répugnaient. Dès qu'il pénétrait dans un lieu lié à la médecine, il angoissait ; sa gorge le grattait, il respirait mal. C'est pourquoi, en ce moment, il effectuait des exercices respiratoires pour rassembler ses idées.

Il tendit la main pour toquer et entrer, mais, les pièces étant mal insonorisées, il entendit une voix aiguë qui appartenait à la mère de Raphaël qu'il avait déjà rencontrée auparavant. Le jeune avait finalement atterri à Avignon, mais il était possible qu'il soit transporté à Marseille ou Béziers, nul n'avait encore pris la décision. Une seconde voix plus grave l'intrigua. À l'entente des mots, il se douta que cet individu était un médecin. Curieux, et hésitant, il écouta la conversation.

- ...pas certains. Nous pensons que Bordeaux serait la meilleure option.

- Mais que peuvent-ils faire ? La solution que vous envisagez, est-elle assurée ? s'enquit la mère, nerveuse.

- Oui, il existe un fort pourcentage de réussite pour ce type d'opération et le centre hospitalier de Bordeaux est le plus approprié.

- Et..., parut-elle osciller... Vous aviez évoqué un prix plutôt conséquent pour l'opération...

- Je ne vous cache pas que cette opération demande un matériel adapté, des chirurgiens très talentueux, rajoutez à cela les frais d'hôpital, l'hôtel que vous prendrez sur place, etc. Le tout reviendra à une somme d'argent élevée... Cela va-t-il poser problème, Madame Leclerc ? Cette opération est probablement l'unique solution en France dont nous disposons...

- D-D'accord... No-Nous nous débrouillerons... Mer-Merci, Docteur.

Ledit médecin salua la femme et le jeune homme, puis sortit de la pièce. Liam était déjà venu rendre visite à son patient, alors il lui serra la main, avant de partir vers une autre chambre. Le barman présuma qu'il ne devait pas entrer immédiatement. Il voulut même s'en aller pour revenir plus tard, mais la mère ouvrit brusquement la porte. Ils sursautèrent tous deux, ne s'attendant pas à se voir ; elle semblait au bord des larmes et ne prit pas le temps de lui adresser un bonjour, elle s'enfuit rapidement.

Liam soupira et pénétra dans la chambre d'hôpital, lugubre, avec des fenêtres qui ne pouvaient être ouvertes pour aérer. Le benjamin avait eu une chance supplémentaire, puisqu'il se retrouvait seul dans sa chambre. Sa mère pleurait souvent, son père s'agaçait contre les médecins, il préférait donc que personne en face de lui ait à subir cela également. Le blond cendré s'assit sur le lit, prenant soin à ne pas le blesser. Il saisit de son sac à dos une bouteille de soda qu'il décapsula, ainsi qu'un paquet de gâteaux, puis les lui offrit. Le noiraud le remercia grandement d'une voix cassée. Celui-ci ne sanglotait pas. Mais, ses parents ne comprenaient pas pourquoi sa voix était à ce point brisée. Son ami avait compris. Il avait entendu les infirmiers parler d'un garçon qui hurlait toute la nuit, de rage et de désarroi.

- Je reconnais ce regard, chuchota Raphaël. Tu as pitié... Je suppose que tu écoutais la discussion avec le docteur.

- Oui. Je présageais que tu ne me l'avouerais pas. Il vaut mieux que je ne m'informe pas mes propres moyens.

- Je ne te l'aurais pas dit, confirma-t-il. Parce qu'au moins, tu ne me fixerais pas avec cette expression d'apitoiement. Je ne peux m'en prendre qu'à moi-même... J'ai été un vrai idiot, un crétin qui a foutu sa vie en l'air en moins d'une minute. Je peux deviner ta réponse : ce n'était pas de ta faute, tu étais ivre, on t'a poussé, tu es tombé. Mais, j'étais ivre. J'ai pris la décision de ne plus être maître de mes mouvements. Je me suis rendu à cette fête volontairement. Pourquoi en ai-je ressenti le besoin ? Parce que Lucas me manque, comme s'il me manquait un poumon ! Alors, quoi ?! Est-ce qu'on remet la faute sur Lucas ?

Vigoureusement, Liam attrapa sa nuque, se pencha et l'enlaça, ferme. Raphaël s'accrocha à son sur-vêtement, sa bouée de sauvetage. Il crut pleurer pour la première fois depuis son accident, mais il fournit toute l'énergie nécessaire pour se restreindre. Il suffoqua violemment, ne parvenant plus à respirer, toussant ; il paniquait. Le plus âgé l'étreignit plus délicatement, appelant sa tendresse. Il lui caressa doucement les cheveux, les malmenant légèrement, l'obligeant à reprendre son sang-froid.

Évidemment, ce n'était pas la faute de Raphaël. S'il était tombé de lui-même, ayant bu jusqu'à outrance, sans avoir été poussé, peut-être qu'il aurait pu s'accuser. Sauf qu'il était compressé dans un deuil immense, n'ayant qu'à peine bu, et quelqu'un avait entraîné sa chute, il ne devait pas se pointer du doigt en tant que fautif. Il ne méritait pas de s'infliger une douleur de plus. Lucas n'y était pour rien non plus. Pourquoi devrions-nous condamner un mort ? Il n'était en réalité question que du destin tragique qui ne les lâchait plus.

- Peu importe les obstacles, tu ne demeureras pas paralysé à vie. Apparemment, il y a un moyen afin de sauver ta jambe, et nous ne pouvons pas passer à côté... Je...J-J'aiderai tes parents... Raph', soit tranquille...Je paierai également tes frais d'opération... S'il y en a un qui doit s'en sortir d'entre nous tous, c'est toi, mon bébé national.

Et toutes les larmes retenues jusqu'à présent, toutes les peines concentrées en lui, Raphaël ouvrit les vannes. Tout s'écoula subitement. Une mort instantanée de sa modération. Il brailla à nouveau, s'en déchirant les cordes vocales, s'arrachant la trachée et éclatant leurs tympans. Liam le contint difficilement sur place, devant gérer un jeune homme fractionné en un million de particules souffrantes.

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