Prier pour oublier.

Amen. Un mot que nous connaissions tous, que nous avions tous prononcés au moins une fois ; un mot qui horrifiait Kai Lefebvre et Liam Teyssier, ceux-ci se sentant abandonnés par le tout-puissant et rejetant la prière en guise d'opposition ; un mot dont Raphaël Leclerc se fichait, venant d'une famille athée, il ne le disait pratiquement jamais et son évocation ne provoquait rien en lui ; un mot qui aurait pu apporter du réconfort à Lucas Duchamps qui avait été croyant un jour, avant de se rendre compte qu'il ne croyait en rien ; un mot qui faisait sourire Antoine Klein, puisqu'il souriait pour un rien, bien qu'il ne fasse partie d'aucune religion ; un mot qui suscitait l'exaspération chez Henri Buffaut qui l'entendait trop de fois. Amen. Un mot qui ne nous inspirait pas vraiment. Peut-être que si nous avions reçu un de ces messages divins, nous aurions pu croire en l'existence d'un Dieu. Sauf, que rien du tout. Nous n'avions jamais rien eu du tout, rien de personne. Comment aurions-nous pu croire ? Comment aurions-nous pu avoir la foi, alors que nous ne portions nulle foi en la vie en général ?

Henri sortit de la paroisse de St Ruf, celle de son quartier, la messe du soir terminée. Il hésitait entre se réjouir de pouvoir enfin retourner chez lui pour se reposer ou se lamenter, puisque ses parents n'en avaient apparemment pas fini avec la religion. Ils discutaient tous deux, mais avec des voix tonitruantes, du serment de ce soir. Ils ne pensaient qu'à cela, toute la journée, et leurs conversations commençaient à le lasser. D'abord, parce qu'il ne croyait pas en Dieu, mais aussi parce qu'il ne l'avait jamais dit à ses géniteurs et ne comptait pas l'avouer. Ils feraient certainement un arrêt cardiaque s'ils apprenaient que leur fils était foncièrement un homme de science, qui ne détenait point de réelle conviction. Il n'était ni pour, ni contre la religion. Il souhaitait simplement que chacun soit libre d'y croire ou non, et on ne lui laissait clairement pas de choix, ce qui le mettait hors de lui.

- Père, mère, je ne rentre pas tout de suite. Je vais me promener avant.

- Mais tu travailles à temps plein demain, objecta son père sur un ton froid. Dépêche-toi pour te coucher tôt.

Et ils partirent en direction de leur maison, tandis qu'il soupira lourdement. Était-ce un conseil ou une menace ? Il aura bientôt vingt-sept ans, mais ils le traitaient toujours en gamin. Ceci aussi l'agaçait. En fait, beaucoup d'éléments concernant ses parents l'irritaient en ce moment et il préférait demeurer dehors un maximum pour éviter les disputes inutiles. Il rêvait toutes les nuits d'une famille aimante et chaleureuse, mais tous les matins lui rappelaient qu'il s'agissait d'espoirs vains.

Henri respira fortement une fois encore, puis oublia ces pensées accablantes, et se concentra sur sa promenade. Il traversa la rue et croisa un petit parc en face d'un collège privé auquel il allait plus jeune, un collège trinitaire où on lui avait développé son sens religieux qu'il avait vite négligé au lycée en voyant qu'aucun de ses camarades ne possédait de croyance. Il marcha durant quelques minutes, parcourant le boulevard de derrière chez lui, et il parvint rapidement à une aire de jeux bien plus spacieuse que la précédente. Il y pénétra. Il n'y avait presque plus personne, hormis deux ou trois couples qui venaient profiter de la belle nuit dégagée.

Il aspira un air frais, un peu à l'écart de la route. Ici, il avait l'impression de ne plus être en ville l'espace d'une poignée de secondes et son sentiment d'étouffement disparut. Il adorerait vivre à la campagne, et il y songeait de plus en plus. Le temps de trajet jusqu'à son bureau serait très long, mais il se sentirait enfin à l'aise. Et complètement indépendant de ses parents. Ce jour-là, il criera sincèrement Alléluia.

- Ce très cher Nietzsche disait qu'il considérait comme gaspillée toute journée où il n'avait pas dansé ! beugla une voix chaude et rauque, le faisant pivoter subitement. Pour une fois, ce bon philosophe et moi sommes d'accord !

Henri perçut un rire magnifique, enchanteur, tant il décuplait une joie de vivre, une joie d'être là où cet individu se trouvait. Il se rapprocha et distingua une silhouette éclairée par un réverbère. Devant lui, les couples, qu'il avait vus tout à l'heure, s'étaient arrêtés et le fixaient. Cet homme vêtu d'un jogging noir trop grand, mais de marque, d'un débardeur onéreux et d'une veste de survêtement, se disposait à côté d'une enceinte Wi-Fi. Le brun fut brusquement empoigné par son assurance et son élégance, même en tenue de sport. Ses cheveux vénitiens tombaient légèrement sur son front quelque peu humide, signe qu'il venait de suer. Mais, son sourire désarmant l'attira davantage. Il n'était pas question d'une attraction physique, puisque Henri n'éprouvait cela que pour la gent féminine, mais d'une attraction féerique. Cet homme dégageait simplement une aura si joyeuse qu'il se serait damné pour n'avoir qu'un centième de son énergie.

- Et Diderot, lui, considérait que la danse était semblable à un poème. Effectivement, je peux vous affirmer que nous pouvons faire preuve d'autant de lyrisme avec la danse, qu'avec des mots.

Sur ces paroles, l'inconnu lança une première musique à l'aide de son téléphone qu'il jeta au sol, et se positionna. Henri ne s'étonna pas de le voir effectuer des pas de breakdance qui collaient à son style vestimentaire décontracté. Le danseur semblait glisser facilement sur la terre, ne se souciant nullement d'être sali. Il s'enfermait dans un monde de footworks, de coupoles ou de couronnes ; des termes abstraits pour le psychiatre qui admira simplement la chorégraphie à l'allure complexe.

L'extrait musical cessa de résonner dans le parc et les couples applaudirent gaiement, suivi de Henri. Certains tentèrent de donner de l'argent à cet homme pour le féliciter, pensant que c'était son but en venant danser ici, mais il le refusa fermement. Ceci étonna le brun, mais il ne fit pas de remarque, parce que le vénitien changeait de cadence.

Cette fois, il opta pour une chanson pop américaine qui conquit le public. À la première note, le danseur amorça un bond en arrière, bougeant sans arrêt ses bras et rendant ainsi une impression de voler. Ses mouvements se révélaient parfaitement en rythme, mais d'une extrême grâce. Il se déplaçait beaucoup et tournait régulièrement, afin de ne jamais ennuyer les spectateurs qui l'acclamaient désormais. Henri fut ahuri de noter qu'il se trémoussait aussi, au même rythme, tapant du pied, se déhanchant. À sa constatation, il se força à s'immobiliser jusqu'à ce que l'homme finisse sa chorégraphie, qu'il gratifie les personnes présentes de son terriblement magnifique sourire, déclinant à nouveau les propositions d'argent. La petite foule se dissipa et le brun fut saisi d'une forte volonté.

Comme si le destin désirait qu'il rencontre cet individu. Comme si son existence serait à jamais altérée par cette soirée.

- Jolies danses ! clama-t-il, peu sûr de lui.

L'inconnu fit volte-face et lui sourit grandement, une serviette sur l'épaule, se séchant ses cheveux humides. Ils s'avancèrent l'un vers l'autre, ne se retrouvant qu'à quelques mètres. Henri devenait gêné. Que pouvait-il bien lui dire ?

- Si ce n'est pour de l'argent, pourquoi êtes-vous là à vingt-et-une heure ?

Ce n'est que grâce à son trouble - il regardait de partout mis-à part vers le danseur - qu'il aperçut une affiche posée contre un arbre. Une pancarte qui faisait l'éloge d'un studio de danse à Cavaillon.

- Travaillez-vous pour cet établissement ? s'enquit-il, pressé d'établir une conversation logique.

- Non, du tout ! s'exclama le soleil, rayonnant. En fait, je prenais des cours chez eux lorsque j'étais plus jeune, mais maintenant avec la 'vie active' je n'ai plus ce loisir. Alors, de temps en temps, je me saisis de ce poster et je m'installe quelque part, je danse pour retrouver ma passion d'antan.

- Eh bien, de ce que j'ai pu voir, vous n'avez pas perdu le rythme ! Vous avez la danse dans le sang.

En effet, la danse n'était autre que son moyen personnel de prier, d'atteindre une phase d'extase. Il se contenta de sourire, toujours plus éblouissant, intimidé par le compliment. Il détailla cet homme en face de lui, habillé d'un costume serré qui traduisait une fonction plutôt importante. La montre coûteuse à son poignet l'aida à deviner qu'il était loin de la pauvreté, bien loin !

- Venez-vous souvent à ce parc ? Je ne crois pas vous avoir déjà vu, hasarda Henri.

Le danseur étira davantage ses lèvres. Était-ce possible ? Le psychiatre fronça les sourcils devant cet énergumène heureux. Il ne l'avait pas été depuis si longtemps et il ne côtoyait tellement pas de personnes gaies qu'il oubliait à quoi ressemblait le bonheur. Il soupira discrètement. Cet homme lui rappelait qui il était autrefois, jeune et insouciant, mais cette époque était révolue.

- J'habite à l'autre bout d'Avignon, mais, vu que je suis passé devant, j'ai voulu danser un moment. Cet endroit est parfait... Je propose que nous cessions de nous vouvoyer, si cela ne te dérange pas. Je pense que nous avons le même âge.

- Aucun problème. Henri Buffaut ! se présenta-t-il, en tendant sa main.

- Antoine Klein !

Tous deux connaissaient le prénom de l'autre. Le premier provenait d'une famille aisée qui travaillait dans l'événementiel et qui était plutôt réputée ; le deuxième était l'héritier d'une chaîne hôtelière, d'où les rendez-vous arrangés dans un hôtel bourgeois. Ils comprirent dans le regard de l'autre qu'ils n'étaient plus de simples étrangers et ils pouffèrent franchement de cette plaisante coïncidence.

- Alors, dis-moi, Henri, pourquoi ne pas me faire visiter ton quartier ? interrogea Antoine, en passant son bras sur les épaules du brun. Connaitrais-tu, par hasard, un bar à la mode ? Ou quelque chose qui y ressemble ?

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