Notre ère heureuse
Comment aurions-nous pu passer à côté de cette amitié en or, alors que nous étions si pareils, et pourtant si différents ? Nous nous ressemblions, parce que nous connaissions tous la définition du mot souffrance ; chacun à notre façon, nous l'avions expérimenté. Nous nous opposions, parce que nous marchions tous sur des chemins bien éloignés; sauf que nous nous étions perdus et nos pas hasardeux nous ont menés jusqu'à ce bar. Cette boîte de nuit à la clientèle dépravée que nous chérissions désormais. Ce club où nous nous étions retrouvés de nouveau, deux semaines après notre rencontre. Cette fois, ce fut Raphaël qui nous appela, mais il avait secrètement murmuré que le réel instigateur de ces retrouvailles était Lucas, qui se languissait de son beau mentholé.
Ils connaissaient une grande partie de la vie des autres, dans ses détails les plus minimes. Certains s'étaient même risqués à dévoiler ses secrets intimes. Henri, sans une once d'hésitation, avait raconté ses relations compliquées avec ses parents et son lien complexe avec la religion. Cela avait par ailleurs intéressé ses nouveaux amis, puisqu'ils lui avaient posé tout un tas de questions à ce sujet. Au final, Kai avait nonchalamment proposé qu'il se confesse à ses géniteurs, au moins il ne serait plus obligé de supporter les messes tous les soirs. Liam avait proposé de l'héberger un temps si la discussion tournait mal. Et Henri fut certain à ce moment que ces personnes n'étaient que bienveillances et qu'il pouvait se reposer sur eux.
- Quels sont vos plus obscurs fantasmes ? questionna Antoine, un verre d'alcool à la main, et les autres pensèrent qu'il était trop saoul pour avoir posé une telle question. Enfin, quand je dis fantasme, je veux dire par là vos désirs. Voilà ! quels sont vos désirs les plus mystérieux, ceux que vous n'avouez jamais ?
- Des frites ! hurla pittoresquement Raphaël, qui reçut les rires ivres des autres clients du bar. De la mauvaise nourriture en général ! Des pizzas, des hamburgers, des...
Il ne put continuer sa liste, Lucas lui attrapa la nuque et lui plaqua une main sur sa bouche dans un soupir nerveux. Il marmonna quelques insultes dans ses barbes. Les quatre compagnons ignoraient s'ils devaient rire, ou s'interroger sur cette intervention plus que saugrenue. Néanmoins, l'argenté se tourna vers eux et les éclaira en un soufflement épuisé :
- Raph' et moi suivons une espèce de régime alimentaire qui exclut cruellement tout type de mauvaise nutrition. Je crois que nous ne sommes plus entrés dans un fast-food depuis des années.
À cette annonce, Liam crut défaillir. Il ne se nourrissait pratiquement que dans ce genre de restauration. Il n'avait pas à craindre pour son poids, puisqu'il bougeait dans tous les sens toute la journée, il éliminait rapidement. Kai jeta une œillade ardente sur le corps de son voisin de siège, pour qui il éprouvait encore une lourde attirance. Il comprenait pourquoi il était si maigre, la peau collait aux os de ses bras. Il n'était que muscles. Le mentholé se rendit aussi compte de la minceur du benjamin, auquel il ne prêtait pas une grande attention.
- Pour ma part, continua Lucas, je ne sais pas vraiment quel est mon désir...Peut-être ?... Pouvoir danser et pratiquer la danse comme mon métier, sans entraves... En fait, pouvoir vivre ma vie, sans contrainte extérieure.
Les événements du concours lui pesaient toujours un peu, bien que ses amis s'étaient tous mis d'accord pour tout faire afin qu'il se sente mieux. Raphaël leur avait dit pour l'école de Nantes, mais il avait résisté pour ne pas donner la raison de son échec. Ils savaient simplement que Lucas s'en retrouvait extrêmement peiné. Alors, le plus souvent possible, ils s'amusaient à valser avec lui, ils lui demandaient de leur apprendre quelques pas, et il oubliait son désarroi l'espace d'heures magiques.
- Ne plus avoir à travailler sans cesse pour seulement gagner de quoi me nourrir et payer mes factures. Obtenir un peu d'argent pour m'acheter de beaux vêtements, comme ceux que vous portez, une multitude de livres que je dévorerais la nuit, lors de mes insomnies, des outils informatiques performants, et des produits ménagers qui m'éviteraient de faire la vaisselle à la main, d'étendre mon linge dehors. Partir en vacances dans des lieux paradisiaques dont je rêve, Edimbourg, Helsinki, ou Tahiti, la Corée du Sud pourquoi pas.
- Trinquons au pouvoir d'achat ! beugla Antoine, complètement à l'ouest.
Ce cri les fit bien rire, soulageant la tension qui s'installait. Mais, n'était-ce pas le but d'Antoine ? Il aimait jouer aux idiots, ou se faire passer pour bien éméché ; il ne cherchait qu'un moyen d'agir en tant que soleil de la bande. Et il réussissait très bien. Liam frotta brièvement ses yeux humides et chassa activement sa peine. Il retenait son désarroi depuis trop longtemps, il ne parlait jamais de ses ressentis. Le barman avait douloureusement besoin de se confier et il remerciait ses amis d'être présents pour l'écouter ce soir. Le blond vénitien lui sourit gaiement, aspirant à lui remonter le moral, et il déclara très sérieusement :
- Dire zut à mes parents ! Flûte ! Fichtre !
Les cinq autres ne parvenaient plus à respirer, Antoine était trop hilarant à hurler ses mots dans un club à minuit, trois verres de gin tonic plus tard. En revanche, ils ne connaissaient pas son aptitude à tenir l'alcool, ou du moins à demeurer maître de lui-même. Antoine sourit tendrement en constatant son œuvre. Ses amis s'étaient immédiatement détendus, négligeant leurs problèmes un instant. Les rires hystériques calmés, Henri répondit à la question principale, mais la surprise ne parcourut point ses compagnons.
- Avouer à mes parents que je ne crois pas en leur Dieu et que je souhaiterais qu'ils me laissent tranquille.
Tous pivotèrent vers Kai, le dernier qui devait se prononcer. Mollement, il tendit sa main vers le comptoir et réclama silencieusement un énième verre. Liam soupira mi-désespéré, mi-amusé, mais il prépara son alcool, puis le lui donna. Placidement, il l'apporta à sa bouche étroite et sensuelle, et Lucas observa le liquide couler entre ses lèvres, descendre dans sa trachée, remuant sa pomme d'Adam. Il déglutit difficilement, se séparant de cette vision séduisante.
- Mon désir le plus profond, le plus obscur, celui que je veux de toute mon âme, ne se trouve pas loin.
La bande pensa d'abord à l'alcool, parce qu'il en buvait allègrement nuit et jour. Sauf que Kai se leva, sautant de son tabouret, et se dirigea dans une démarche féline vers un de ses vis-à-vis. Personne ne s'étonna de le voir avancer vers Lucas, qui tenait toujours sa tête baissée. Il sentait ses pas se rapprocher, mais il n'osait lever son regard. Le mentholé glissa ses fins et longs doigts sur le bas de ses cuisses et les écarta légèrement pour se planter entre elles. Lucas ne respirait plus qu'à moitié. Son cerveau tirait la sonnette d'alarme, il paniquait totalement car il se savait incapable de soutenir l'attirance qui les pulvérisait.
Le pianiste passa délicatement son index sous son menton et le releva lentement pour ne pas le brusquer. Lucas avait tout le temps et les occasions de se détacher, mais il ne les saisissait. Les quatre amis, se sentant de trop, détournèrent les yeux et entamèrent une discussion entre eux. L'argenté frémit violemment lorsque des lèvres vinrent frôler les siennes charnues. Comme une requête, Kai patienta pour l'invitation, qui ne tarda pas. Le danseur caressa une des mains présentes sur sa cuisse, regardant dans toutes les directions, hormis celle de son amant. Ce dernier ne se gêna pas à attendre davantage. Il l'embrassa à pleine bouche, brutalement, langoureusement, mais toujours avec cette douceur passionnée qui les caractérisait.
En se séparant, les lèvres produisirent un bruit de succion qui fit grandement sourire le plus âgé. Lucas ne savait jamais comment réagir. Alors, pour une fois, il rejoignit son sourire chaleureux et il l'enlaça, probablement pour se cacher dans sa nuque. Kai répondit finalement à la question du début.
- Lucas Duchamps.
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