Mon frère

Quelques années étaient passées depuis ces instants douloureux. Peu d'éléments avaient évolué en fait... Nous ne saurions même pas dire le nombre de mois exacts... Cependant, nous n'étions certains que d'une seule date clef : les cinq ans de la mort de Lucas approchaient. Déjà... A cette époque de nos vies, nous commencions progressivement à nous relever. Le trépas de Lucas avait été notre naufrage. Nous nagions en eaux troubles, essoufflés, exsangues, cherchant la terre ferme. Des requins, effrayants carnivores, nous tournaient autour, prêt à nous dévorer au moindre de nos faux pas. Nous nous battions contre les flots de nos peines, contre les bourrasques de nos colères. Aucun d'entre nous ne voulait abandonner néanmoins ; nos existences partaient en lambeaux, mais nous résistions aux bas-fonds qui nous appelaient. Il nous manquait beaucoup, mais nous regrettions le plus notre amitié. Sans cesse, nous nous questionnions. Pourquoi ne devrions-nous pas nous revoir ? Sans Lucas, devions-nous tirer un trait sur cette merveilleuse relation ? De plus en plus, nous éprouvions le désir profond et tenace de nous retrouver. Parfois, nous nous rencontrions en duo, ou trio, mais nous ne nous rencontrions jamais en bande entière... Nous céderons bientôt.

Finalement, Raphaël avait refusé l'opération. Il savait pertinemment que ses parents ne pourraient jamais payer les frais. Par ailleurs, son père disputait sa mère à ce sujet. Il tentait de lui faire entendre raison, elle devait admettre qu'ils ne seraient pas capables de payer. Mais, elle ne perdait pas espoir. De plus, le benjamin repoussait constamment l'aide financière de Liam. Celui-ci peinait déjà difficilement à vivre sa propre existence, il ne dépenserait pas un centime pour lui. Du moins, c'est ce qu'il avait dit autrefois.

Aujourd'hui, Raphaël entrait à l'hôpital. Il était confortablement installé sur son lit, une couverture le recouvrait, le plateau de nourriture posé sur la table, son dossier relevé. Sur ses mains, un cathéter ne l'entravait pas encore dans ses mouvements. Par contre, il portait déjà un bracelet où figuraient son nom, sa date de naissance et son genre. Il dînait tranquillement, tandis que deux personnes lui faisaient face, installées dans des sièges durs comme de la pierre.

Liam et Henri. Tous deux l'avaient rejoint à Bordeaux, afin de le voir une dernière fois avant l'opération. Celle-ci avait été décidée à l'improviste. Le noiraud avait vécu sans utiliser une de ses jambes durant plus de quatre années, avait abandonné la danse et les activités sportives qu'il chérissait tant. Il avait au moins bénéficié d'une compensation : ses parents lui offraient un abonnement annuel à la salle de musculation où il essayait péniblement d'entretenir son corps. Les séances de kinésithérapie ne donnaient rien. Jusqu'à ce que Liam eût contacté secrètement sa famille.

- C'est bon, Madame. Le calvaire de votre fils va s'achever. J'ai réussi.

Pendant ce long laps de temps, le barman avait effectué des dizaines de petits boulots qui ne payaient pas beaucoup séparément, mais, les sommes ajoutées, il parvenait à un bon revenu. Suffisant pour avoir économisé. Raphaël avait cru lui arracher les yeux quand il l'avait appris. Il appréciait grandement le geste, mais son ami avait failli se détruire afin de lui reconstruire une vie plaisante. Les médecins n'avaient pas critiqué ce choix et ils pensaient toujours que l'opération pourrait être une réussite. Alors, le voici, un des patients de Bordeaux.

Henri fixait le plus jeune d'un œil mi-chaleureux, mi-curieux. Ce gosse avait quelque chose de gros qui pesait sur sa conscience actuellement et il s'apprêtait à se faire opérer l'esprit chargé de chagrin. Il devait parler et, en psychiatre reconnu, il le guiderait. Tout naturellement, il attendit la fin de son repas et le passage des infirmières, puis il lui posa une simple question. Une question qui déclencha une tirade qu'aucun ne présageait, pas même Raphaël.

- As-tu reçu une invitation pour les cinq ans de la mort de Lucas ? Il paraît que ses parents veulent lui rendre derechef hommage.

- Oui, j'ai entendu cela, ma mère me l'a annoncé. Lucas mérite que l'on s'y rende, mais j'ai peur.

- Pourquoi ? s'enquit le professionnel.

Raphaël sembla réfléchir sérieusement, soupesant toutes ses idées. Il devait être précis dans ses termes. Dès qu'il s'agissait de son meilleur ami, il devenait systématiquement très rigoureux. Nulle erreur ne devait être prononcée. Il désirait trouver les mots parfaits pour parler de lui. Mais, cette fois, il n'y arrivait pas. Il se plongea alors dans ses souvenirs et s'affaira à retranscrire ses vagues pensées.

- Avant mes treize ans, je n'étais rien, je n'étais personne. Je n'avais rien, aucune passion pour égayer mes journées solitaires. Seul le goût de mon amitié avec Lucas me maintenait vivace, constamment piégé dans une forme d'euphorie incomplète. Lucas m'a introduit à la danse, il m'a aussi aidé à prendre de l'assurance. Je pouvais alors m'aimer... Car, j'ai toujours pensé que la danse m'avait appris la confiance en soi, l'amour de soi, mais j'avais tort. C'était Lucas... Il y a dix ans, je n'étais que Raph', le pote sympathique, mais effacé, de Lucas Duchamps. Mais, il m'a porté et m'a créé. Raphaël Leclerc, le danseur fier, audacieux, séduisant et qui n'a pas froid aux yeux, bien qu'il reste timide au possible. Il m'a bâti une image. Je suis devenu moi... Je priais pour souffrir à sa place, je priais pour qu'il n'ait plus à supporter sa vie de douleur. Cela n'aurait rien changé - que je prenne sa souffrance -, puisque je souffrais avec lui. Je pleurais avec lui aussi... Avec vous, avec notre amitié, Lucas a paru revivre et j'ai été réanimé également ; lorsque son cœur s'était remis à palpiter de joie, le mien battait de soulagement. Vous l'avez sauvé dans ses derniers moments ; il s'est éteint, mais il n'avait jamais été aussi lumineux... Maintenant qu'il est mort, je suis mort... J'ai peur. J'ai peur de confronter ce passé atroce. J'ai tellement peur. Seulement, je dois à Lucas toutes les peines du monde.

Henri opina du chef. Il saisissait parfaitement ces paroles remplies de sens, il possédait aisément les mêmes. Il était évidemment effrayé par ce rassemblement. Il lui avait fallu pratiquement cinq ans pour se redresser et avancer, il ne voulait pas regarder en arrière et être happé dans ce tourbillon de malheur. Toutefois, il ferait tout pour Lucas. Quitte à s'anéantir, à céder sous ce deuil éternellement présent, il y assisterait. Il sera là afin de rendre hommage à son jeune ami et à soutenir les autres. Il espérait vraiment que Kai vienne. Il ne savait pas s'il habitait toujours à Avignon, mais il ne travaillait plus au magasin de piano. Le patron de la boutique l'avait informé que son salarié avait changé de lieu de travail. Apparemment, il ne souhaitait plus être trouvé.

Le psychiatre soupira. Comment avaient-ils terminé ainsi ? Raphaël dans un lit d'hôpital, Liam sans un sou la moitié du temps, Kai introuvable. Heureusement qu'Antoine et lui s'en tiraient plutôt bien. L'univers ne leur offrait réellement aucune aide et ils devaient se débrouiller seuls.

Les heures de visite furent dépassées, Henri et Liam devaient revenir à Avignon. Ils repasseraient bien entendu après l'opération de leur benjamin. Ils partirent en fermant la porte, cloîtrant le noiraud dans une nouvelle solitude. Il s'obligeait à ne pas penser à demain, à ne pas angoisser quant à la réussite de l'intervention chirurgicale. Puisque rien ne se déroulait convenablement dans sa vie, il pariait qu'elle échouerait. Mais, au lieu de songer à cela, un sourire se dessina dans le noir. Pas le sien. Des yeux limpides, cristallins se tracèrent dans la pénombre. Pas les siens. Une chevelure coiffée magnifiquement et à l'éclat argenté éclaira la chambre. Pas la sienne.

- Je suis persuadé que tu redeviendras le jeune homme puissant et splendide que j'ai connu. Tu seras le danseur le plus célèbre de France, ou du monde, et tu entreras dans cette fichue école nantaise. Peu importe que tu sois désormais trop vieux ! Ils ne pourront rien te refuser.

Raphaël sourit grandement. Il souriait au vide. Vraisemblablement, personne n'avait parlé dans cette pièce. Pas pour lui. Non, selon lui, Lucas venait de prendre la parole et il riait allègrement devant lui. Ses dents blanches brillèrent d'un éclat heureux, paisible. A bien y regarder, son argenté était entouré d'une fine pellicule de lumière, qui parvenait à peine à faiblement éclairer le coin de la pièce où il se trouvait. Le benjamin n'y croyait pas, il se rendait compte qu'il hallucinait, mais le jeunot ne chercha pas à s'extirper de son illusion.

- Es-tu un rêve, Lulu' ? Ou un mirage ?

Lucas rit une fois de plus. Il savait que cette vision était erronée, parce que Lucas ne riait pas de cette manière. Il s'imaginait son meilleur ami dans sa plus belle et attirante apparence, mais il ne pouvait l'approuver. L'argenté saisit son menton entre son index et son pouce et médita sur la question. Il s'interrogeait autant que Raphaël s'interrogea. Le brun comprit finalement, répondant à sa propre réflexion, mais l'illusion répliqua à sa place.

- Un rêve, c'est une conception imaginaire de notre esprit qui s'appuie sur nos désirs, nos fantasmes. Un mirage, c'est une tromperie de l'œil. Parce qu'il n'y a rien que tu puisses confondre avec mon corps, je ne peux pas être un mirage. J'incarne donc ton rêve le plus intime et intouchable : pouvoir me reparler un jour.

- Je t'aime, Lulu'.

L'argenté énonçait une vérité bien trop vraie, avec des paroles qu'il jugerait de scientifiquement blessantes. Il ne voulait pas croire à ces pensées, il ne voulait pas que Lucas disparaisse. Une larme roula sur sa joue. Une larme qu'il essuya. Et, en même temps qu'il estompait cette marque humide, son rêve s'évanouit dans les tréfonds de son être. Sa solitude revint au galop. Il avait présumé pouvoir vivre une existence inédite, sans plus de douleur. Mais, il se fourvoyait, comme d'habitude. Lucas n'était plus et il en souffrait toujours autant.

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