Ma demoiselle.
Voilà ce fameux bout du tunnel. Malgré toutes nos souffrances, nous ne nous en sortions pas si mal. Une terre se dévoilait sous nos yeux ébahis et nous, pauvres naufragés, nagions plus vite, avec plus d'ardeur. Nous recouvrions notre énergie d'antan. Notre volonté de vaincre le Fatum dominait nos êtres. Henri vivait de nouveau une vie apaisée, une vie qu'il appréciait pleinement. Il ne lui manquait qu'une femme pour remplir son quotidien morne et routinier. Liam et Raphaël se tenaient mutuellement par les épaules et nageaient d'un même souffle. Beaucoup d'éléments ne concordaient pas encore avec leur vision du bonheur, mais ils se forçaient désormais à ne plus céder à la détresse. Kai... Eh bien... Il ne donnait pas de nouvelles depuis le soir à la boîte de nuit où le barman l'avait remis à sa place. Mais, il gérait son deuil à sa guise, probablement bien. Antoine, lui, survivait sûrement le mieux. Il adorait son travail, avait arrêté de suivre les ordres de ses parents et il était de nouveau le soleil. Tout allait plus ou moins correctement. En surface, nous nous en convainquions. Nous ne pouvions nous empêcher de ressasser et regretter le passé. Ainsi, nous demeurions souffrants, incapables de nous arracher à notre malédiction.
Lola avançait difficilement dans les couloirs de l'hôpital. Elle triturait ses doigts, se rongeait parfois un ongle, tirait ses cheveux dans des gestes frénétiques, raclait son talon au sol en manquant de tomber, ne relevait pas la tête, son regard ancrait sur ses pieds ; elle se mordillait convulsivement la lèvre inférieure, ne sachant pas vraiment pourquoi elle se trouvait là. Ses parents l'avaient envoyée car ils travaillaient et qu'ils ne pouvaient pas rendre visite à Raphaël. Aujourd'hui, il se faisait enfin opérer et elle espérait de tout son cœur qu'il puisse remarcher, courir, et surtout danser. Cependant, pourquoi venait-elle ? Le benjamin n'était pas son ami, elle ne lui parlait jamais, même quand Lucas vivait toujours. A un moment de leur adolescence, il avait tenté de se rapprocher d'elle ; d'après son frère, son meilleur ami avait eu le béguin pour elle, mais ses sentiments avaient disparu depuis longtemps. Elle l'avait vu lors des funérailles, puis plus rien. Elle se sentait gênée de venir apporter le soutien de sa famille, tandis que les Duchamps et les Leclerc n'étaient plus aussi amis qu'avant. Elle s'exécutait par respect pour l'ancienne amitié de son frère envers le patient.
Et elle n'affrontait pas cette situation intimidante seule. En effet, elle était accompagnée par son cher professeur de danse. Antoine souhaitait se déplacer à Bordeaux pour Raphaël et puisqu'elle détestait conduire seule, il lui avait proposé de l'accompagner. Il ne lui ressemblait pas, ne partageait pas son embarras d'être ici ; il souriait comme à l'accoutumée, heureux de rencontrer son ami.
Entre lui et elle, rien n'avait vraiment évolué. Du moins, en apparence. Parce que, du côté de Lola, un attachement naissait grandement. Elle adorait les moqueries gentilles de son professeur durant les cours lorsqu'elle se trompait, ses regards noirs quand elle ne l'écoutait pas et qui provoquaient des frissons brusques à son échine, ses mains sur ses hanches au moment de lui enseigner un pas, et particulièrement son sourire dont elle ne se lassait plus. Elle éprouvait beaucoup pour lui, sans être capable de mettre un mot sur leur relation.
Elle l'entendit presser le pas, faisant claquer ses chaussures de ville d'une marque trop chère à son goût, et elle suivit le mouvement. Levant les yeux, elle aperçut les parents Leclerc devant une salle, une chambre de l'hôpital, et ils paraissaient inquiets. Immédiatement, ils se redressèrent en remarquant les deux jeunes et ils prirent Lola dans leurs bras, en une pulsion recherchant le réconfort. Ils n'avaient pas oublié la sœur du meilleur ami de leur fils.
- Raph' n'est pas encore remonté du bloc opératoire. Cela ne fait qu'une heure et demie qu'ils l'ont descendu.
Lola acquiesça et elle se recula, laissant le loisir à Antoine de se présenter. Les Leclerc s'extasièrent de sa présence : d'une part, car Raphaël leur avait parlé de lui en tant qu'ami proche et ils étaient contents de sa venue ; d'autre part, le nom d'Antoine Klein ne passait pas inaperçu, grand héritier d'une puissante famille française. Ils lui posèrent des tonnes de questions, se divertissant pendant le temps d'attente. Toutefois, la conversation se redirigea soudainement vers elle et elle dut essuyer une fourbe embuscade involontaire.
- Tu ne nous as pas donné de nouvelles depuis longtemps, Lola chérie. Ta mère m'avait avertie de tes soucis de santé le mois dernier. Est-ce que tu te bats toujours contre l'alcool et la drogue ? Je connais un centre qui pourrait t'aider, et qui est remboursé par la Sécurité sociale.
Elle ferma les paupières, tous ses muscles se raidirent et un silence de plomb chuta dans le couloir. Elle aurait aimé s'enfermer six pieds sous terre, afin de ne plus sentir ce regard brûlant dans son dos. Elle n'osa d'ailleurs pas se retourner, ni répondre. À son mutisme, la mère de Raphaël ne se risqua pas à en rajouter et comprit aisément la situation. Antoine également. Celui-ci prétexta vouloir des cafés pour attraper l'avant-bras de Lola et la tirer à sa suite, loin des deux parents.
Il la conduisit jusqu'à l'extérieur, très silencieusement. D'abord, ils s'arrêtèrent pour prendre lesdits cafés, puis ils sortirent prendre l'air. Sans un mot, il s'assit sur un banc, dans l'ombre du bâtiment, où personne ne pouvait les déranger. Il soupira bruyamment et la jeune femme eut brutalement peur de prendre place à ses côtés. Elle craignait sa colère, parce qu'elle ne l'avait jamais perçue. Il ne s'était jamais réellement énervé contre elle, hormis quelques piques acerbes. Et, il lui adressa finalement la parole. Et, elle crut qu'il lui hurlerait dessus, qu'il serait déçu d'elle et le lui ferait savoir. Et, elle n'obtint pas la réaction escomptée.
- La musique ne t'aide donc pas, souffla-t-il, désappointé de lui-même. Pourtant, l'art te permet de donner la vie à une entité pure. Oui, c'est ce que font les artistes : ils donnent naissance. Les peintres, les sculpteurs, les musiciens, les photographes, les designers, les réalisateurs, les chanteurs, les écrivains, ils créent des vies éthérées.
- Et les danseurs ? s'enquit-elle, une moue confuse aux lèvres, se tortillant sous l'incommodité.
- Nous créons un nouvel univers, au même titre que les autres artistes. Un monde où rien n'a d'importance. Rien ne compte. Danser jusqu'à l'épuisement, sans penser à ceux que nous perdons ; voilà ce que je t'ai suggéré... Je constate que je n'ai point réussi à t'enlever à tes démons. Dans ce cas, dansons jusqu'à la mort !
Lola ne pouvait comprendre cette réaction. Elle lui avait affirmé, il y a plusieurs mois, qu'elle ne prenait plus de drogues, et qu'elle buvait de moins en moins. Elle voulait arrêter ses études à sa première année d'université, cependant elle se trouvait désormais à sa cinquième. Ses notes augmentaient, puisqu'elle ne participait plus à des fêtes à répétition. Donc, en voyant qu'elle n'était pas si mauvaise étudiante, elle avait décidé de prendre son avenir en main. Elle finissait son dernier semestre de master, afin de devenir professeur d'anglais - son rêve depuis plus jeune -. Elle détenait par ailleurs de fortes chances d'être agrégée, son niveau suffisamment bon pour cela. Pour résumer, avec ses parents, la danse, et Antoine, sa vie ne déraillait plus.
Cependant, elle lui mentait. Ou, elle ne lui disait pas tout. Lors des fêtes auxquelles elle assistait, les rares, elle ne résistait pas à quelques propositions de stupéfiants, et elle buvait toujours à en perdre l'esprit. Peut-être une fois tous les deux mois, elle se mettait plus bas que terre. Mais, elle avait besoin de ce néant. Besoin de ne plus être elle, l'espace d'une poignée d'heures.
- Je fais croire à tout le monde que je vais mieux, déclara-t-elle, en s'asseyant près de lui.
- Dis-moi, murmura Antoine, saisissant sur-le-champ une mèche de ses cheveux encore violets - il avait voulu qu'elle reprenne une couleur plus classique, moins provocante, mais il redoutait un rejet vexé de sa part -. Je te demande une fois de plus et j'exige, Lola, une réponse sincère : est-ce que ça va ? Tu peux te confier, tu le sais très bien. Tu as le droit de te reposer sur quelqu'un et je n'aspire qu'à être cette personne.
- Je me suis piégée dans ma propre illusion. Comme Lucas qui s'imaginait être en pleine forme malgré sa santé déficiente, nous souffrions, et je souffre encore... Je-J'en suis fatiguée, Antoine.
Sans attendre, il glissa ses bras autour de ses épaules et la coucha contre son torse. Il souhaitait que sa chaleur corporelle l'atteigne et qu'elle la réchauffe un peu, qu'elle l'apaise. Une de ses mains caressa son cuir chevelu et la seconde serpenta jusqu'en bas de ses hanches. Il avait noté qu'elle appréciait les contacts à ces endroits, sûrement ses points sensibles. Elle ne pleura pas, elle ne pleurait jamais, mais elle trembla. Petit être frêle bercé par son corps d'homme. Elle aimait cette sensation. Bien trop pour que leur relation ne se résume qu'à une élève et son professeur.
- Cela fait plus de quatre ans... Mais, je ne parviens guère à oublier quoi que ce soit... J'ai l'impression de me noyer, avoua Lola, faiblement. Le serpent tentateur m'étouffe, et je demeure sa proie. Je me perds. On me tue.
Il détestait ces paroles prononcées avec une douleur indescriptible. Évidemment que son frère lui manquait désespéramment, mais il avait tout tenté pour lui remonter le moral. Antoine se persuadait qu'il avait réussi, mais son échec ne pouvait être plus lamentable. Saisi d'une pulsion de remords, sa main remonta sur sa douce joue légèrement rebondie qu'il encercla, et il tourna son visage vers le sien. Délicatement, ses lèvres vinrent effleurer sa tempe. Elle tremblait, mais cette fois de tension. Sa poitrine se comprima dans un élan de pression écrasante. Elle adorait ce tendre geste, elle le rêvait toutes ses nuits, l'exaltation la posséda. Elle désira tant déposer langoureusement, le plus suavement possible, sa bouche tout contre la sienne et les secouer dans un baiser déboussolant. Toutefois, elle devait d'abord faire les choses dans le bon ordre. Elle devait se confesser.
- Ce n'est plus de musique dont j'ai besoin... Antoine,...sauve-moi. Mon tourment ne connait aucune fin, il ne m'autorise nul répit, et ne me quittera jamais. Seulement, ses terribles maux ne se taisent qu'en ta présence aveuglante. Si je ne peux m'en défaire, s'il refuse de me libérer de ses chaînes, si je ne peux plus fuir car j'arrive au bout de mes limites, sors-moi de mon enfer, Antoine.
Une phrase essaya de s'échapper. Qu'est-ce que cela signifiait ? Il s'en interrogeait. Mais, elle ne le laissa pas parler. Elle réalisa un acte qu'il n'aurait soupçonné d'elle, qui le retourna, qui lui brisa le cœur, mais qui le réjouissait également. Il aurait néanmoins lui aussi préféré un baiser, mais elle ne lui en offrit guère. Non, elle choisit de prouver sa confession, avec la plus belle et naturelle assurance. Une larme se versa et ses lèvres s'étirèrent. Elle ne montrait jamais sa tristesse ainsi et elle n'illustrait jamais sa joie de cette manière. Elle pleurait et lui souriait.
- Je pense que je suis tombée en amour pour toi.
Bien entendu, elle n'attendit pas de réponse. Elle se doutait bien qu'il serait incapable de répliquer quoi que ce soit. Et puis, une réflexion était nécessaire. Lola se contenta de sécher sa perle humide et se leva simplement, épousseta sa jupe, pour retourner à l'intérieur. Antoine l'admira partir. Il pensait également être tombé pour elle. Du plus délicat amour qu'il n'ait connu.
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