Les larmes de mon âme.

Nous croyions avoir compris qui nous étions. À l'approche des cinq ans du décès de Lucas, nous nous posions des tonnes de questions, à longueur de journées, des pensées qui alourdissaient considérablement nos esprits. À tel point que, lorsque nous rentrions chez nous, les médicaments et le lit nous attendaient. Nous nous transformions en loques, en légumes vivants, ou bien philosophes qui observaient et discutaient objectivement à propos de nos existences en soi. D'abord, nous pensions à notre passé le plus intime, c'est-à-dire notre jeunesse et jusqu'à l'âge adulte, puis nous nous remémorions nos instants tous les six ensemble. Et enfin, nous considérions avec attention ce que nous avions fait ces cinq dernières années. Pour la plupart, nous nous étions efforcés de résister et nous battre. Antoine, par exemple, ou Henri, avaient très bien vécu, comparés aux autres. Ils détenaient une vie active qui tenait le cap, et il ne leur manquait qu'une compagnie féminine. Raphaël était celui qui avait le plus souffert, de par la perte de son meilleur ami, son pilier, ainsi que de sa jambe. Mais, un espoir reprenait. La fameuse opération semblait avoir fonctionné. Liam peinait à avancer, il trébuchait sans cesse, mais se relevait toujours. Il était heureux que son ami ait pu être opéré, grâce à l'argent qu'il avait économisé, lui et les parents Leclerc. Kai, lui, semblait mort. Aussi mort que Lucas. Il pensait se cacher à la vue de tous, et de ses amis, mais il ignorait que l'un d'entre eux avait gardé une trace de lui.

Kai mordillait calmement son bâtonnet de réglisse. Il faisait face à un ciel pas tout-à-fait éclairé, plus tout-à-fait bleu. Le crépuscule dessinait de charmantes teintes d'ocre sur cette voûte légèrement nébuleuse. Allongé sur un banc délabré, à l'intérieur d'un espace verdâtre peu entretenu, il fixait le toit au-dessus de lui. Son cœur battait à une allure probablement trop lente, mais ce sentiment de plénitude remplissait son être succombant aux pressions du quotidien. Pour une fois depuis très longtemps, il se reposait véritablement.

- Je ne me suis jamais autant ressemblé qu'avec lui, prononça-t-il.

Sa voix rocailleuse s'éleva doucement dans l'air frais d'un mois de printemps. Son ton restait parfaitement posé, tandis que ses entrailles se retournèrent à la simple évocation du défunt. Nul besoin de clarifier le prénom de ce 'lui', puisque, malgré ces années de deuil, il ne s'était jamais remis du décès de Lucas et qu'il ne parlait que de lui. Ce petit être, plus jeune que lui, plus frêle aussi, avait réussi à le changer, comme personne n'y était parvenu. En sa compagnie, il était redevenu le Kai Lefebvre social, qui avait des amis et qui les aimait. En un sens, il avait eu l'envie de se reconnecter au monde, en se laissant guider par l'argenté.

- Lucas possédait cette faculté, ajouta le bleuté, ce don...extraordinaire, qui consistait à dévoiler la réelle identité des personnes qu'il croisait. Et il en usait naturellement. En fait, je crois qu'il ne s'en rendait pas compte.

Visiblement, Kai s'était assagi avec le temps. Il y a cinq ans, à la suite des funérailles, il s'était transformé en boule de nerfs à retardement, prête à bondir sur le moindre homme en quête de bagarres, sur la moindre femme en quête de plaisir éphémère. Cependant, il avait bénéficié de toutes les précieuses minutes disponibles afin de réfléchir à la situation, et à sa passion perdue. Il avait présumé que Lucas n'arborait aucune émotion, pour mettre en lumière les sentiments, les valeurs et les caractéristiques d'autrui. Ce garçon éclairait les bons et les mauvais côtés. Il sacrifiait son image pour illuminer celle des autres.

- Il a fait des merveilles sur toi, à l'époque.

Cette phrase résonna dans l'esprit de Kai. Il ne prit pas la peine de se retourner. Il savait pertinemment qu'un regard appuyé sur sa personne le dévisageait, chagriné. Liam s'était assis au banc d'en face. Ils n'avaient pas besoin de hausser le ton pour se faire entendre, les sièges étant proches, l'allée du parc étroite. Ils souhaitaient se rencontrer dans un lieu public, au cas où ils se battraient à nouveau. Quelques passants se baladaient entre eux. Jusqu'à l'intervention de Kai, aucun ne s'était risqué à parler, alors qu'ils se trouvaient ici depuis plusieurs longues minutes. Quoi de mieux pour débuter une conversation que Lucas ? S'ils ne s'étaient pas attirés l'un l'autre ce fameux soir, ils n'auraient jamais entretenu une telle amitié.

- Je ressens encore son influence, avoua Kai, son cœur se serrant. J'essaye de la repousser, mais elle est systématiquement présente... Tout comme la douleur, qui me lacère continuellement...

- Comment t'en es-tu sorti, après notre dispute ? s'enquit Liam, anxieux pour l'homme qu'il jugeait être son ami. Il me semble que tu as démissionné.

Le pianiste soupira. Il n'était guère nécessaire de répondre. Le blond cendré connaissait déjà l'essentiel, puisqu'il espionnait littéralement le bleuté. Il avait bel et bien quitté son travail au magasin de musique, pour commencer une formation auprès de ses parents. Le but étant de reprendre leur société de management. Il continuait néanmoins à proposer ses services de professeur de piano, non pas pour l'argent, mais pour son confort personnel. Il collectionnait les conquêtes, afin de ne pas trop se sentir seul. Il faisait par ailleurs croire à sa famille qu'il aimait réellement les femmes, et uniquement elles, mais c'était évidemment faux.

- Je désirais effacer les souvenirs de cette nuit où nous nous sommes découverts, répliqua Kai. Plus les jours passent, plus je m'éloigne de ce séduisant gamin, et moins je me ressemble. J'ai peur de ne plus être véritablement moi, sans lui.

Ce fut au tour de Liam de soupirer. Bien sûr que Kai souffrait. Malgré ses dires, il appréciait plus qu'il ne le fallait Lucas, et ne parvenait à l'arracher de son esprit. Ils avaient été beaux ensemble, et auraient mérité une fin plus clémente. Le bleuté tentait de rassurer son palpitant en se convainquant qu'il n'avait éprouvé qu'une obsession malsaine pour le corps divin de l'argenté, une attirance intéressée. Toutefois, il s'agissait de plus, de bien plus. Il n'en avait pas 'rien à faire', même s'il se répétait ces termes inlassablement.

- Je me surprends à haïr pour des broutilles, et regretter mes comportements... Mes parents ne me comprennent pas, vous à peine. Lucas saisissait chaque détail, ainsi que ceux que je cachais le mieux. Il savait qui j'étais... Je me fais peur. Je suis dangereux lorsque je suis faible - et avec l'alcool, je le suis souvent - , et je suis faible lorsque je suis dangereux. C'est un cercle vicieux.

La peine de Kai touchait la sensibilité de Liam, encore plus car ils étaient amis. Le plus âgé couvait une détresse indéniable. Et cela le faisait souffrir, parce qu'il avait au préalable connu le bonheur, puis qu'il lui avait été enlevé brutalement. Il avait rencontré cet homme parfait, qui ne peut logiquement pas exister, car rien n'est parfait ; mais Kai avait réussi à le rencontrer. Et il l'avait sauvagement perdu. Privé par la main du destin. Liam s'oppressait de remords ; il avait rejeté et abandonné son ami dans ses pires instants, il aurait dû l'aider.

- Je prends tout ce que tu viens de dire pour des excuses, rétorqua-t-il. Je te pardonne et je souhaite que tu ne t'enfuies plus jamais !

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