Le solitaire
À ce moment-là de nos existences, alors que nos vies n'avaient pas encore basculé, nous n'étions que de parfaits inconnus qui voguaient chacun sur leur chemin tout tracé, capitaines d'un navire instable. Nous ne nous étions point rencontrés, et il était peut-être mieux ainsi.
Kai Lefebvre, pauvre jeune homme qui n'avait plus rien à faire de sa vie hormis traîner dans les boîtes de nuit et boire jusqu'au trou noir, se promenait dans la ville sans se soucier de traverser au milieu de la route. Les voitures klaxonnaient à son passage, encourageant son mauvais comportement. Mentalement, il insultait ces conducteurs qui produisaient de tels bruits infâmes, et il ralentissait d'autant plus, agaçant les personnes qui avaient le malheur de croiser sa route.
Par miracle, il n'était pas ivre. Il ne détenait pas une goutte d'alcool dans le sang. Et il n'y avait qu'une seule occasion pour laquelle il se maintenait parfaitement sobre : un repas avec ses parents. Une fois, il avait débarqué à un rendez-vous, complètement saoul, et il ne recommencerait jamais. Il se souvenait encore de la gifle magistrale de son paternel qui avait quitté la table sur le champ, et le regard dédaigneux de sa mère qui ne s'était pas retenu de le juger sévèrement. Il avait apparemment tant fait pitié que le serveur lui avait offert le repas.
Aujourd'hui, Avignon accueillait un nouveau Kai.
Une meilleure version de lui-même, plus polie et lisse. Il portait un costume bleu marine qui moulait avec élégance son corps frêle, mince et d'une taille qu'il n'enviait pas. Ses cheveux mentholés étaient brossés, sa frange tombant juste au-dessus de ses yeux purifiés de tout maquillage. Parce que, oui, Kai adorait prendre soin de lui et surtout il soulignait son regard d'un fin trait d'eye-liner. Il s'était restreint sur son apparence fantasque et mis-à part sa crinière insolite, il pouvait presque prétendre à la normalité, tel l'individu lambda qu'il était autrefois.
Le Kai Lefebvre, fils à papa, avait disparu il y a des années et désormais ses relations parentales se révélaient destructrices. Il préférait les voir le moins possible, redoutant une confrontation de plus. S'il était un fardeau pour ses géniteurs, il acceptait volontiers de se détacher d'eux et de voler librement loin de tout.
Kai soupira. Il parvenait enfin au lieu de rendez-vous, un petit restaurant où les prix semblaient très élevés. Du sol aux murs, les parois se pavaient de carreaux rouges ; les tables noires en bois s'alignaient géométriquement. Des nappes et des couverts s'étaient placés de façon à ce que tout paraisse ordonné, impeccable. Ses parents choisissaient toujours un endroit chic et coûteux qui lui rappelait pour sûr ses fins de mois compliquées.
Cependant, quand il pénétra dans cette bâtisse de malheur, il ne perçut personne, aucune tête familière. Il reconnut ces pseudo-aristocrates qui mangeaient sans jamais faire grincer leur fourchette sur l'assiette, sans engendrer le moindre bruit en mastiquant. Puis, au fond de la salle, il entrevit la cravate violette de son cousin. Il ne savait rien de sa venue, mais fut soulagé d'avoir une bonne compagnie. Il amorça des pas pour le rejoindre, mais un serveur l'arrêta brusquement en lui barrant la route.
- À quel nom avez-vous réservé, Monsieur...? s'enquit-il, le jaugeant de haut en bas, comme s'il l'identifiait déjà en étranger ici.
- Je...Je n'ai pas réservé, mais j'ai rendez-vous avec...
- Si vous n'avez effectué de réservation, vous pouvez vous diriger vers la sortie, Monsieur ! trancha l'employé d'un air supérieur.
Kai soupira une seconde fois, maudissant à la centaine ses parents. Il était censé se trouver avachi sur son canapé à trinquer avec sa télévision. Il ne méritait pas de délaisser son merveilleux programme pour se faire insulter ainsi. Il craqua lorsque le serveur osa poser sa main de bourge sur son épaule pour le pousser en arrière légèrement. Il se dégagea brutalement et se contenta de lui passer devant, sous son braillement d'indignation, et de joindre la table de son cousin.
Quand celui-ci le vit, il se leva et lui serra la main, l'entraînant dans une étreinte chaleureuse. Il se sentit apprécié par un membre de sa maudite famille ; c'était rare. Un sentiment précieux. Ils s'assirent, tandis que le serveur impatient refit son apparition et vint prendre leur commande, bougonnant ; Kai hésita sur le plat car ils coûtaient tous une fortune. Son cousin lui adressa un sourire conciliant et affirma qu'il paierait pour lui. Jusqu'à ce qu'on leur rapporte leurs déjeuners, ils demeurèrent dans un silence apaisant. Ce n'est qu'en débutant leurs mets qu'ils ne purent se taire davantage. Ils avaient trop à se dire.
- Où sont-ils ? demanda Kai, sans avoir besoin d'ajouter quoi que ce soit.
- Mon oncle a refusé de te voir, répondit le cousin honnêtement, avec évidence, mais navré. Je crois que ta mère souhaitait te rencontrer. Il se peut qu'elle se sente coupable. Par ailleurs, elle évoque souvent ton nom dans la plupart de nos conversations.
Ils rirent de l'absurdité de ces paroles. Sa mère capable de remords ? Impossible ! Disons plutôt qu'elle craignait pour sa propre morale. Cette femme n'avait jamais rien fait pour lui, à part le mettre au monde, et elle considérait cela comme un effort suffisant. Le cousin reprit son sérieux et ajouta d'un ton morne :
- Elle me questionne régulièrement à ton sujet, elle croit que nous sommes proches...Tu sais, j'aimerais bien que nous le soyons. Pour tout avouer, tu me manques, camarade. Mais...
- Mais mon père renierait n'importe lequel qui tenterait de m'aider, compléta le mentholé, avant de partiellement changer de sujet. Je ne comprends pas pourquoi il paye toujours mon loyer s'il me déteste autant.
Son cousin pouffa nerveusement et baissa le regard sur sa nourriture. Kai fronça les sourcils. Se pourrait-il qu'en réalité son cousin y soit pour quelque chose ? Se pourrait-il qu'il ait un allié au sein de sa famille ? Serait-ce seulement envisageable ? Auquel cas, il remercia son cousin intérieurement.
- N'as-tu pas peur que je te contamine ? interrogea Kai, alors que son cousin eut l'air perdu. C'est pourquoi père m'a exclu du registre familial. Non ?
- Ce n'est pas parce que tu aimes les hommes qu'il t'en veut ! maugréa-t-il.
- Non, en effet. Je suis un homosexuel qui a choisi la musique pour vivre ma vie en dépit des choix de grandes carrières du paternel ! Franchement, j'ai commis les deux pires crimes de l'humanité. Je ne suis qu'un débauché, railla Kai.
Le mentholé ne reçut qu'un regard noir de son cousin qui n'aimait pas quand il parlait ainsi, quand il évoquait les paroles injustes de son oncle. Il se sentait coupable à la place de celui-ci. Néanmoins, Kai disait vrai. Son père n'avait guère hésité pour le jeter dehors lorsqu'il avait appris son orientation sexuelle, en prenant l'excuse de la musique. Ce n'était qu'un prétexte. Il refusait de reprendre son entreprise, malgré les négociations houleuses que ses parents tentaient.
Depuis, il vivait difficilement.
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