Le loup lunaire

Comment nous comprendre ? Nous étions destinés à être maudits, pourtant nous nous retrouvions à un peu près heureux. Liam avait aidé à payer l'opération de Raphaël, et tous deux se réjouissaient de la supposée réussite de celle-ci. Ils étaient plus proches que jamais. Le plus âgé avait de moins en moins de petits boulots, arrivant à se contenter d'être barman de onze heures du soir à six heures du matin tous les jours. Il ne se sentait plus fatigué. Et le benjamin le considérait comme un grand frère. Celui-ci ayant enfin trouvé une famille. Antoine et Lola quittaient les tumultes de la vie et plongeaient dans un fleuve tranquille, du moins ils l'espéraient. Ce calme leur plaisait grandement. Henri adorait son métier à un tel point qu'il s'y dédiait pleinement. Il rencontrait des personnes torturées et formidables, et s'épanouissait solitairement, bien qu'il ne refuse pas une rencontre avec ses amis, aussi rares soient-elles. Et Kai reprenait quelques maigres contacts avec Liam qui l'accueillait à bras ouverts. Nous pouvions presque croire à un possible bonheur, ou à une sortie du malheur. Comment nous comprendre, alors que nous suivions aucune route logique, aucun scénario traditionnel ?

Kai Lefebvre se trouvait dans le plus inattendu des endroits. Il se situait dans un lit, mais pas n'importe lequel. Dans le lit d'un autre. Adossé contre le mur, les jambes tendues. Et ce lit appartenait à un homme. Là, à nouveau, pas n'importe quel homme. Il s'agissait d'un mignon rouquin aux yeux globuleux et aux lentilles bleu roi, les oreilles parsemées de piercings et d'une paire de pendants en forme de croix. Des bottines poussiéreuses noires, un jeans troué marine, un simple t-shirt et une veste en similicuir lui donnaient une allure de véritable rockeur. Le style du bleuté s'affiliait avec le sien, ils s'accordaient bien.

Cependant, ce lieu paraissait étrange, inattendu et sordide puisque ce jeune homme n'était autre que son petit ami. Étrange ? Parce qu'il ne sortait plus avec personne, il ne volait qu'un plaisir éphémère. Inattendu ? Parce qu'il avait juré à son père qu'il abandonnait son attirance pour les hommes. Sordide ? À cause de Lucas. Depuis sa rencontre avec l'argenté, Kai ne nommait plus ses conquêtes en tant que 'petit-ami'. Il se bloquait. Mais, cette situation se révélait davantage critique, puisque cet homme n'était pas que son petit ami, il était également un tatoueur. Un tatoueur qui lui dessinait en ce moment même sur le torse, alors que ses parents le tueraient s'ils l'apprenaient.

- Si tu ne te sens pas bien, dis-le-moi, intima ce bel homme, apposant son aiguille dans sa chair.

- Je ne pourrais aller mieux.

Sa douleur physique se remplaçait par les délicates caresses d'Adam. Ils se souriaient, visiblement heureux d'être avec l'autre. Drôle d'apparence. En réalité, le tatoueur n'appréciait que les muscles plutôt agréablement taillés du bleuté et celui-ci n'en avait rien à faire de son vis-à-vis, il le regardait à peine. Ils étaient ensemble, grâce à un quelconque jeu d'alcool ; ou alors, s'étaient-ils rentrés dedans au détour d'un couloir ; ou avaient-ils dansé collés. Il ne s'en souvenait pas. Kai savait qu'ils s'étaient rencontrés lors d'une soirée arrosée, mais il n'avait aucune idée du moment ou du pourquoi ils sortaient désormais ensemble.

- Je commence à te connaître, Sweetie ! déclara Adam. Quelque chose te taraude. Confie-toi, tu ne me parles jamais de toi, de ta vie. Je t'aime beaucoup, sois-en certain.

Se confier ? Il détestait cela. Kai avait mis des mois avant d'avouer quelques éléments à Liam, encore plus à ses quatre autres amis. Il n'avait pas, clairement pas, envie de raconter quoi que ce soit à ce garçon. Toutefois, les lèvres charnues du roux se fendaient d'une moue déçue face à son silence. Le bleuté chercha alors une phrase, un mot à lui soumettre. Il lui donnait une offrande, pas pour lui faire plaisir, mais pour qu'il le laisse tranquille.

- Je me sens seulement idiot. Tout le temps. D'espérer son retour.

- Le retour de qui ?

Adam sourit gaiement. Il se concentrait sur son travail et traçait à l'encre grise un tatouage qui s'annonçait épique. Kai hésita à casser ce sourire niais avec sa réponse fracassante qui lui pendait à la bouche. Il fut saisi de cette brutale soif, un désir bestial de lui briser le moral dans la seconde. Sûrement pour l'éloigner délibérément de lui ; sûrement parce qu'il repoussait tout le monde depuis les funérailles ; sûrement parce que son subconscient ne supportait pas sa présence à ses côtés. Sûrement, car il n'était pas Lucas.

- Le retour du premier et unique homme qui m'a fait ressentir une émotion bienveillante. Mais, il est mort, il ne reviendra pas.

- Ne suis-je pas un de tes amours moi aussi ? questionna le plus jeune d'un ton aguicheur.

- Tu n'es rien de plus qu'une misérable mouche de passage dans mon existence.

Sa voix glaciale et sans appel ne reflétait que sa colère dirigée contre cet être devant lui. Cet être qui se permettait de le draguer, tandis qu'il évoquait le décès d'une personne chère. Ne pouvait-il pas respecter son aveu en l'écoutant sagement et se taire ? Il bouillonnait de l'intérieur, haïssant et maudissant le rouquin médiocrement attirant. Qui ne se doutait pas une microseconde de l'irritation montante de son copain. Adam oublia rapidement l'insulte à peine dissimulée, et fit mine de ne pas se vexer. S'il connaissait un fait sur Kai, ce serait son caractère méprisant.

- Sweetie, les mouches vont et se destinent à la crasse.

Adam pensait le piéger et le faire revenir sur ses précédents mots, il souhaitait une excuse, mais Kai utilisait ses paroles parfaitement comme il le voulait. Son petit ami était un insecte, une mouche à jeter dehors ; et il ne faisait que se dévaloriser depuis toujours, une crasse, il l'avait toujours été. Une tâche dans le paysage. Il était la honte de sa famille et celle de ses amis, il n'avait pas sa place dans cet univers.

- Oui, tout-à-fait ! rétorqua froidement le bleuté.

Le tatoueur terminait son œuvre, la mâchoire serrée. Le bleuté l'avait pris à son propre jeu. Il ne supportait plus vraiment ce comportement, mais il s'était réellement attaché au pianiste. Il tentait de comprendre pourquoi une telle haine à son égard. Le roux l'interrogea d'un regard attristé. Depuis qu'ils s'étaient rencontrés, il agissait en bon compagnon, il plaisantait avec lui, se pliait à toutes ses décisions, il essayait de l'aimer du mieux qu'il le pouvait. Et Adam n'avait pas eu une vie facile non plus. Il espérait trouver du réconfort auprès de Kai. Il se fourvoyait visiblement.

- À l'époque, approfondit l'aîné, afin de répondre à sa question muette, nous étions tous si innocents, c'est ce qui nous a tués... Tu peux plonger ta main dans ma cage thoracique, tu n'y toucheras rien que du vide. Aucun cœur à séduire, ni à détruire. Rien... Avant, je possédais la chaleur, les flammes, l'incendie qui animait la fougue de la jeunesse et de la passion... Maintenant, je n'aime pas, je ne le peux plus.

- Aimer ? répéta son compagnon, à la limite de s'outrer. Tu peux, mais tu ne veux pas. Tu refuses de tomber amoureux, mais tu ne maîtrises pas ce genre d'entité. Tu te tiens toi-même à l'écart.

- Le vide est préférable, contredit sobrement le bleuté.

Adam recouvra son nouveau tatouage dans un film transparent de protection et se leva pour récupérer une crème qu'il tendit à son petit ami. Il l'aida à remettre son haut large. Son torse le tiraillait, mais Kai ne le fit pas savoir. Trop de fierté l'entravait pour qu'il gémisse d'inconfort. Il semblait brûler, mais il ne l'admit pas. Il se contenta de souffler un bon coup et de se redresser. Le rockeur l'observa marcher, se mouvoir tel un tigre noir, sublime prédateur. Ils avaient pleinement conscience qu'une fois que le pianiste sera parti, leur couple prendrait fin sur-le-champ. Une tristesse l'assaillit ; le roux avait fait confiance en cet homme mystérieux, il lui avait offert sa première expérience sexuelle et des tas d'autres premières ; il l'appréciait malgré sa nonchalance constante.

- Pourquoi t'empêtres-tu dans ta léthargie ? soupira-t-il.

L'interpellé, qui était sur le point de sortir, se retourna et fixa, apathique, le tatoueur. Il ne voyait pas l'intérêt de lui répondre, puisque sa réponse lui paraissait évidemment logique. Mais, ce garçon ne lui souhaitait aucun malheur. Il n'aspirait qu'à être aimé, et réciproquement. Le pianiste ne désirait profondément pas le blesser. Au fond de lui, il ne le détestait pas véritablement. Alors, il daigna sérieusement songer à la question. Il en profita pour saisir une poignée de billets et les déposa sur la table de chevet.

- Je suis d'accord avec ma douleur. Je l'autorise à entrer volontiers, à m'anéantir à sa guise... Parce que, même avec le mal-être et l'absence de mon cœur, la souffrance prouve qu'il a un jour battu... Tant que l'on tente de dompter la peine, elle nous contrôle toujours. Il faut l'accepter, lui accorder une place en nous.

- Pour résumer, tu es en train de me larguer sous prétexte que tu aimes un mort ! cracha Adam, chagriné et vexé.

- Je n'aimais pas Lucas ! rit nerveusement Kai. Du moins, je ne sais pas trop aujourd'hui ce que j'ai éprouvé hier.

Sur ce, il tourna les talons et ferma la porte derrière lui. Adam demeura un instant figé, pris dans la glace, dans sa chambre d'étudiant. Il déglutit difficilement, contractant sa mâchoire. En moins de deux semaines, il avait appris à aimer cet homme sarcastique et sombre. Heureusement, il n'était pas tombé amoureux, mais il aurait pu. Une image s'imposa à son attention : le dessin que lui avait montré Kai pour qu'il réalise le tatouage. Un magnifique loup argenté aux iris bleu azur, mystique, angélique. Une lune se tenait derrière lui, pleine, ronde, parfaite ; mais, le loup brillait plus qu'elle. Il brillerait pour l'éternité, là-haut dans le ciel. Lucas aussi. 

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