Le compatissant
Nous n'étions personne. Chacun enfermé dans nos mondes, privés de joie quelconque. En fait, nous n'étions ni vivants, ni morts. Nous traversions simplement cette vie sordide qui nous était imposée sans rechigner, sans essayer de nous rebeller. Qu'aurions-nous pu faire de toute façon ? Les parfaits soumis du poids écrasant qui nous étranglait un peu plus au fil des jours.
Henri Buffaut rentrait tranquillement, le soleil se couchant dans son dos, mais il ne se pressait guère. Il terminait tout juste ses quelques heures de travail, aujourd'hui était sa journée la plus courte. Il ne tarderait pas à arriver à sa maison, à ses parents, car il vivait toujours avec eux, bien qu'il allait bientôt dépasser les vingt-sept ans. L'argent ne lui manquait pas, et il n'était pas question d'un attachement affectif non plus ; il y restait et supportait la présence omniprésente de ses parents parce qu'il travaillait à cinq minutes de là.
Ici, il ne pouvait ramener de filles, ou ils lui feraient passer un terrible interrogatoire. C'est pourquoi ses relations ne duraient jamais plus de deux semaines. Dès qu'il éprouvait de minces sentiments pour la demoiselle, il faisait en sorte de retourner à son célibat. Parfois, sa copine tenait le coup et s'accrochait désespéramment à lui, alors il la trompait afin qu'elle lâche prise. Il enchaînait les conquêtes, mais il n'était pas un coureur de jupons. Il cherchait simplement à combler son désir masculin de chair, mais s'écartait volontairement du plaisir de l'amour. Il n'offrirait sous aucun prétexte sa petite amie à la curiosité malsaine de ses parents.
Ceux-ci étaient des croyants, mais pas n'importe lesquels. Foncièrement catholiques pratiquants depuis toujours, tombant souvent dans l'extrême. Ils se convainquaient de l'existence d'un Être tout-puissant, ils priaient à chaque moment de la journée et assistaient à autant de messes qu'ils pouvaient. Pourquoi ceci influençait-il ses relations amoureuses ? Car ils ne permettraient aucune expérience charnelle avant le mariage. Or, il n'était clairement pas prêt à se fiancer, et encore moins à se marier.
Il évitait également d'inviter ses amis - qui se comptaient sur les doigts d'une seule de ses mains de par son isolement - ou ses collègues. Ces derniers se faisaient de plus en plus nombreux et la raison se révélait simple : au bureau, ses parents n'étaient plus penchés sur lui, sur sa vie privée ; il pouvait être lui-même et enfin entretenir des relations sociales.
Henri avait eu la chance à son jeune âge, à peine sorti de ses études, d'être recruté dans un réputé pôle médical d'Avignon en tant que psychiatre. En fait, son entretien d'embauche s'était déroulé très rapidement, puisqu'il avait effectué un de ses stages en entreprise à ce centre. Le directeur connaissait donc ses capacités et avait offert de l'employer dès ses années d'université terminées. Ses journées dorénavant se chargeaient de cas tantôt inintéressants qui ne distrayaient pas son esprit de chercheur, tantôt des patients excessifs qui lui donnaient du fil à retordre.
-Mon amour, est-ce toi ? questionna la mère de Henri lorsqu'il pénétra à l'intérieur de sa maison, claquant la porte à son passage.
Il hoqueta d'un soupir désespéré en constatant l'immensité de ce semi-manoir qui était complètement ridicule. À quoi servait autant de superficie de tapis et de rideaux en velours ? Ils n'y vivaient qu'à trois ! Il méprisait tellement le comportement hautainement bourgeois de ses parents qu'il ne supportait plus les grands espaces, sur lesquels s'étalait la richesse des propriétaires.
- Non, mère ! Ce n'est que moi ! cria en retour le fils, avant de chuchoter. Ce n'est que votre enfant...
Henri se persuadait que ses parents l'aimaient de tout leur cœur et le chérissaient, et ceci était probablement vrai, mais ils le montraient d'une manière soit invisible, soit épuisante. Sur cette pensée, il délaissa son manteau et s'avança jusqu'à la cuisine où sa mère cuisinait leur repas, bonne femme au foyer, esclave des volontés exigeantes de son époux, qui agaceraient sûrement les féministes - ou simplement la société moderne -, mais qu'elle réalisait sans se plaindre, heureuse d'être utile à son domicile. Elle semblait se complaire dans ce rôle.
- Comment s'est déroulée ta journée ? demanda-t-elle, abandonnant ses ustensiles pour se rapprocher de lui, une mine inquiète au visage. E-Est-ce que... Est-ce qu'ils sont encore venus ?
- De qui parlez-vous ? rétorqua-t-il, buvant un grand verre d'eau.
Elle lâcha son tablier et vint l'étreindre. Étonné par cet élan de gentillesse, il faillit faire tomber son verre et il s'empressa de le poser au cas où il le briserait en serrant sa poigne. Elle se détacha abruptement, planta son regard marron dans celui identique de son fils et ajouta vivement :
- Ceux que tu appelles "patients", mais qui ne sont que des criminels.
Henri avait ressenti une certaine joie à cette étreinte, qui se partageait si rarement, mais ces mots détruisirent cet instant de douceur. Il aurait dû s'y attendre. Se méfier de l'eau qui dort, comme on dit. Il comprima ses poings et sa mâchoire, puis s'éloigna de sa mère, l'énervement teintant son visage. Il obligea sa colère à s'évacuer dans un long soupir et passa ses mains dans ses cheveux bruns soyeux. Par la suite, il ne put s'empêcher de répliquer en haussant immédiatement le ton.
- Mes patients ne sont pas des criminels ! Ce sont simplement des personnes qui veulent être aidées, accompagnées dans un processus intime. Si je vous en ai parlé dans un moment d'excitation, ce n'est pas pour que vous les jugiez ainsi !
- Non, objecta-t-elle, fermement. Ce sont des progénitures infernales ! Tu as toutefois raison, admit-elle. Leurs travers ne proviennent pas d'eux, mais de ceux qui les ont élevés. Un pécheur ne peut engendrer qu'un pécheur. N'es-tu pas d'accord ? Prenons l'exemple de celui que tu as évoqué, celui qui possède des pulsions meurtrières. Que crois-tu qu'il te fera si une de ses pulsions lui monte au cerveau et que vous êtes seuls ? Il peut...
- Mes patients ! beugla-t-il. Mes patients, que je suis car je le veux, viennent me voir avec une problématique et je les aide à la résoudre. Ce sont des personnes courageuses pour effectuer le premier pas vers moi et je suis celui qui peut juger si je me retrouve en danger ou non... Je comprends votre anxiété, mère, mais ils me font confiance pour les épauler et je leur donne ma confiance en retour. Pour finir, vous ne savez pas pourquoi il fait face à ses souffrances, vous ne savez rien de son histoire. Alors, ne le jugez pas ! Je vous en conjure...
Sur ce, Henri Buffaut se dirigea nerveusement vers sa chambre, claquant la porte sous son agacement. Sa mère baissa les bras, soufflant lourdement devant l'insolence de son fils. Elle négligea la préparation du repas et alla s'enfermer dans une salle au fond de sa grande maison. Sa pièce personnelle qu'elle avait aménagée d'elle-même, où elle priait de longues minutes. Son bébé changeait au fur et à mesure des années. Il mûrissait et pourrissait également ; il ressemblait à un rebelle, se rapprochant des délinquants, ils se disputaient souvent à cause de cela.
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