Le cap
Nous décelions pas à pas les secrets de la vie. Nous en dénichions les réponses et les utilisions pour nous tirer des épreuves. Comme une immense énigme. Nous étions emprisonnés dans un vaste monde ; beaucoup de terres à découvrir, des milliers de rencontres différentes par jour, des étapes critiques à passer à tous les tournants. Des phases diverses et variées de l'enfance, à l'adolescence à l'âge adulte, puis l'âge mûr. Des tonnerres de rires, d'amitié et d'amour. Plein de bonheur et de joie, des virages en catastrophe, puis de la satisfaction, bien qu'une débandade de malheurs ajoutés à l'équation. Oui, nous avions réellement mûri. La vie n'était plus haïe, ou crainte. Nous ne l'aimions pas non plus, puisque nous avions souffert et que notre douleur ne cessait jamais. Néanmoins, voici la définition que nous en proposions. Bien sûr, elle était sobre et nous la caractérisions dans ses grandes lignes. Seulement, c'est exactement ce que nous pensions de nos existences ; une suite de petits détails qui amenaient chacun leur lot de surprises. Nous nous rapprochions un peu plus de ce monde qui nous détestait. Ce satané Fatum n'était plus qu'un souvenir, qui revenait nous hanter parfois.
Liam sortait de son cher bar. Il était six heures du matin. La nuit fraîche se couchait sur ses bras découverts. Un trottoir, odorant et parsemé d'alcool séché devenu gluant, l'attendait et il s'y laissa tomber durement. Qu'importe si son jeans se salissait, puisqu'il le portait depuis une semaine déjà. Dissimulé, tout au fond d'une poche de sa veste qu'il tenait à bout de main, il saisit un vieux paquet de cigarettes rempli qui trainait là depuis quelques semaines. Il fumait beaucoup quand il croulait sous la pression. Il en avait donc consommé lorsqu'il avait aidé les parents Leclerc à payer l'opération de Raphaël. Maintenant, il allait bien.
Il allait bien jusqu'à ce matin de juillet. Il allait parfaitement bien, mais il venait d'être licencié. Ce fameux bar, où il avait passé la moitié de sa vie et pas la plus malheureuse, fermait ses portes définitivement. Liam ne travaillait plus. Il ne détenait aucune envie de reprendre ses anciens petits boulots. En réalité, nulle conviction ne le persuadait quant à son futur. Il refusait d'œuvrer pour des personnes qui le traitaient en tant que serviteur, qui ne lui accordaient ni compassion, ni remerciement. Toutefois, le pire, c'était la fermeture du bar, de ce bar. De leur bar.
Soupirant, expulsant tout air de son corps, Liam attrapa fébrilement son téléphone portable et il composa le premier numéro qui lui vint à l'esprit. Les bips angoissants de la sonnerie retentirent à ses oreilles. Il ne put retenir sa peine. Il ne voulait pas que ce lieu sacré ne disparaisse. Il détestait cette situation. Il le haïssait à un tel point que ses yeux s'embuèrent. Une perle d'eau salée s'invita même sur sa joue. Était-il malheureux pour l'endroit ou pour ce qu'il représentait ?
- Li' ? interrogea une voix profonde et endormie qui répondit à son appel.
- Salut, Hen-Henri. Hum... Est-ce que je t'ai réveillé ?
- Oui, mais mon réveil était censé sonner dans dix minutes, donc ce n'est pas grave. Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Ce n'est pas dans ton habitude de m'appeler aussi tôt. Raphaël ? Kai ?
- Non. Pour une fois, il s'agit de moi. Enfin, devrais-je dire de nous ?
Un silence plana à la suite de sa question. Ce silence n'était en rien pesant. Henri y transmettait toute sa volonté de réconfort. Il souhaiterait néanmoins pouvoir lui parler directement, le prendre dans ses bras et le réconforter, quelle que soit la cause de son chagrin. Cependant, ses patients avaient eux aussi besoin de sa présence. Il devait se rendre à son bureau, parce que le professionnel passait avant le privé.
- Le privé est bien plus essentiel que le professionnel. J'arrive.
Il ne lui fallut qu'une demi-heure pour trouver Liam. Ce dernier était aisément localisable, à cette heure-ci. Henri débarqua ainsi face au bar qu'il n'avait plus affronté depuis plusieurs années. Il souffla en l'apercevant. Le bâtiment lui avait manqué. Autant que l'âme de l'amitié qui s'en dégageait. Le psychiatre perçut un homme, assis non loin, caché par la pénombre de la nuit, recroquevillé sur lui-même. Il buvait une bière, tout en fumant. Ni une, ni deux, ni une réflexion ordonnée à propos de ce qu'il voyait, Henri attrapa la bouteille et, dans sa plus grande amabilité, la jeta dans une benne à ordures derrière eux ; il prit la cigarette, l'écrasa et la poussa dans les égouts.
- Li', je ne suis pas venu pour retrouver une loque humaine. Debout ! Et plus vite que cela !
Malgré un grognement plaintif, Liam s'exécuta. Il se leva et pivota vers le bar auquel il adressa ses sincères adieux. Pendant cet instant solennel, Henri appela sa secrétaire qui avait dû s'installer au bureau et lui intima d'annuler les rendez-vous du matin. Puis, en jugeant l'état du barman, il supprima même l'intégralité des heures de sa journée. Après avoir raccroché, il entraîna Liam pour une petite marche, qui lui apporterait un peu d'air frais et ainsi oxygènera son cerveau. L'aîné avait deviné le sort du bar avec le comportement de son ami et partageait les mêmes regrets que le blond, si ce n'est qu'il n'y travaillait pas et qu'il s'en retrouvait automatiquement moins touché.
- Que prévois-tu de faire maintenant ? questionna le brun. Je sais que tu dormais au bar, car tu ne pouvais plus payer ton studio. Viens à la maison, tu y resteras le temps qu'il te faudra.
- J'ai économisé au cas où, murmura le cendré. Seulement, je... J'hésitais. Entre utiliser ces économies pour m'acheter un nouveau studio, ou...pour reprendre mes études... J'ai tellement prêté attention à l'argent cette dernière décennie que je suis prêt, financièrement parlant, à me payer une école qui permettrait d'obtenir un diplôme tel que la licence ou le master, pour ceux qui auraient manqués le train de l'université.
Henri en était abasourdi. Premièrement, il apprenait ce changement brutal de la part de son ami. Celui-ci n'avait jamais rien évoqué à propos de ce désir d'étudier, d'être diplômé. Il ne l'avait connu qu'en salarié acharné. Deuxièmement, durant près de huit ans, Liam s'était privé de tout, des biens matériels et immatériels superflus afin d'économiser pour ses études et pour Raphaël dans la même période. Cet homme ne vivait pas pour son présent, il faisait table rase du passé et se concentrait sur l'avenir.
- J'ai couru, déclara le désormais sans emploi. J'ai couru, encore et encore, derrière le temps, l'argent, l'amour et le bonheur. Je n'ai rien trouvé au travers de ma course effrénée, mais je persévère. Je me suis déchiré la peau des genoux à force de tomber, mes mains sont devenues affreusement rugueuses tant elles ont été plongées dans la javel, à nettoyer pour autrui, à effectuer les basses taches. Mon palpitant explose à chaque échec, et ils sont nombreux... Même si j'ai toujours tout perdu, je vais bien. Je suis blasé, équipé pour la moindre égratignure, alors je ne suis plus blessé. Le temps n'est qu'un carcan, l'argent n'est qu'une invention stupidement humaine, l'amour est un merveilleux mensonge et le bonheur n'est qu'illusoire.
- Si tu n'es plus blessé, hasarda Henri, c'est de la sueur qui coule parfois de tes yeux, au lieu de douloureuses larmes. N'est-ce pas ?
- Le temps, nous devons l'apprivoiser, car il ne mord qu'à sa fin ; l'argent ne doit pas être notre ennemi, mais notre collègue de travail ; l'amour, je lui fais entièrement confiance, il est compliqué, mais il frappera un jour à ma porte - si je suis assez chanceux pour avoir une porte - ; le bonheur, il viendra. Regarde. Regarde, Henri ! Il nous pointe déjà de son doigt.
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