La couleur de nos cheveux
Les aiguilles de l'horloge nous échappèrent abruptement. Le temps s'enfuyait. Nous nous côtoyions désormais depuis une petite année, onze mois et trois jours pour être bien précis. Cependant, nous ne nous lassions pas les uns des autres. Cette rencontre dans cette boîte de nuit, lieu qui était devenu notre temple, nous la ressassions systématiquement et nous y songions lors de nos plus belles nuits. Nous étions foncièrement intimes et complices, intimement complices de notre affection. Un an de pur bonheur, durant lequel nous avions tous évolué à notre manière. Par exemple, Raphaël se trouvait au quatrième semestre de l'université et Lucas terminait son sixième. Ils grandissaient à vue d'œil du point de vue des quatre autres qui vivaient déjà dans le monde du travail. Antoine ne participait plus aux rencards arrangés de ses parents, Henri avait déménagé et allait leur rendre visite que peu de fois, Liam se démenait toujours avec ses petits boulots et Kai réalisait de courtes apparitions dans des bars pour montrer ses talents de pianiste. Tout se déroulait parfaitement bien à cette époque.
- Tu ne vas pas en revenir ! s'exclama gaiement Raphaël, en sautillant et en tapant joyeusement dans ses mains. Je ne te l'ai pas dit parce que cela aurait gâché la surprise, mais, en réalité, je ne suis pas allé chez le coiffeur seul.
- Et de qui étais-tu accompagné ? Si tu me l'avais proposé, je serais venu.
- Oui, mais je voulais te faire la surprise ! répéta le benjamin, tout en souriant. Je ne t'en dévoile pas davantage, mais tu vas tomber des nues dans quelques minutes !
Lucas haussa ses épaules, d'un air apathique, mais il s'impatientait de découvrir cette fameuse surprise. L'anciennement châtain s'était rendu confidentiellement chez le coiffeur. Ses cheveux gardaient des reflets encore bruns, mais prenaient désormais une teinte ébène. Il s'agissait de sa couleur d'origine, celle qui lui seyait le mieux parmi toutes les autres qu'il avait testées. L'argenté, qui se plaisait dans sa nuance de gris, détacha ses chaussures qu'il prit à la main, suivi de son meilleur ami, et ils marchèrent sur le sable jaune et tiède de la plage. Aujourd'hui, ils avaient décidé de se rendre aux Saintes-Marie-de-la-Mer. Bien que le mistral et le vent de la mer se bataillent en Camargue, ils étaient venus profiter du soleil.
- C'est le moment de lever tes yeux, Lulu' ! chuchota avec un empressement non-dissimulé Raphaël.
En dépit du surnom complètement niais qu'il ne releva pas, ledit Lulu' s'exécuta et il faillit s'embroncher dans le vide, tant son ahurissement fut puissant. Devant lui, à quelques dizaines de pas, tous ses amis installaient leur serviette en riant sous les blagues vieillottes de Henri et sous les moqueries d'Antoine. Sauf que l'un d'entre eux avait changé sa coupe de cheveux. Kai avait opté pour une coupe au bol souple qui voletait sur son front au gré du vent, mais la couleur choisie le désarma brusquement. Ses cheveux se basaient sur du brun, mais étaient parsemés d'une coloration bleu nuit. Cela rendait son regard encore plus sombre, son visage plus mystérieux, son aura plus séduisante.
- Je crois qu'il est amoureux ! brailla Antoine, faisant rire tous les autres, sauf Lucas qui ne s'en remettait pas et Kai qui le fixait passionnément.
Dans sa démarche nonchalante pour autrui, mais féline pour Lucas, il s'approcha de lui, jusqu'à se retrouver en face, et il lui saisit le bout de ses doigts, jouant avec. Cette constante timidité s'empara du plus jeune et l'aîné en fut comme d'habitude attendri. Il vint pour lui serrer la main, puis il se risqua à trois bises qui laissèrent des traînées humides sur ses joues rebondies, et enfin il l'étreignit délicatement. L'argenté ne broncha pas, hypnotisé par tous ces gestes langoureux.
- Accepterais-tu que nous nous éloignions un instant ? s'enquit Kai, de son ton doucereux. Je souhaiterais ne t'avoir rien que pour moi.
Lucas acquiesça et le nouvellement bleuté l'entraîna plus loin sur la plage, faisant un vif signe à leurs amis pour qu'ils comprennent de ne surtout pas venir les importuner. Ils s'assirent à l'abri des regards indiscrets, derrière quelques rochers. Ils baignèrent leurs pieds dans la mer glacée, et cela atténuait la chaleur qui empoignait leur visage. Ils étaient proches de l'autre et cette proximité les déboussolait. Kai ne parvenait plus à se retenir en sa présence.
- Le bleu te convient très bien, murmura Lucas, tête baissée et en triturant ses doigts. Mon vœu le plus cher serait de te ressembler, d'avoir ta force de caractère, ton aptitude à transformer ta vie en un pas, de désirer qui je veux et ce que je veux sans craindre le jugement extérieur... D'être moi, autant que tu es toi.
- En un an, je me suis régulièrement demandé si tu ne remarquais pas mes tentatives, ou si tu jouais à l'aveugle. Je présume qu'il s'agit de la deuxième solution. Tu fais exprès de ne pas comprendre que je te veux, toi tout entier et seulement toi.
- Je suis désolé.
Leurs gorges se nouèrent. Kai respira profondément, l'émotion lui montant. Il avait tellement attendu pour obtenir cette réponse. Au début, il pensait mal s'y prendre, il redoutait que son benjamin ne doute de ses intentions, qu'il le croit pervers narcissique et hautain ; mais, en fait, Lucas savait ce que souhaitait son aîné, et il adorerait le combler. Toutefois, il découvrait peu à peu ses pulsions homosexuelles, ou du moins Kaisexuelles, et il avait peur de se déclarer au monde.
- Je ne t'en veux pas, soupira le bleuté. Lorsque j'ai effectué mon coming-out, mes parents m'ont jeté à la rue... S'assumer, ce n'est pas qu'une question de confiance en soi, c'est un choix de vie. Si tu le caches, tu n'es pas pour autant un criminel, tu n'es pas non plus dans le déni, tu ne te cherches plus. Si tu le caches, c'est parce que tu ne peux pas t'empêcher d'imaginer un futur où la situation déraperait... Ne t'inquiète pas, je comprends, et je ne te le reprocherais jamais...
Une larme roula sur les joues pleines de Lucas. Il resserra ses jambes à son torse et frissonnait non pas de fraicheur, mais sous les paroles terriblement vraies de son vis-à-vis. Il l'aimait pourtant. Puisqu'il avait été l'unique à lui faire ressentir des émotions et à les faire surgir. Pour ses gestes remplis d'affection, pour ses paroles compréhensives, il l'appréciait trop. Et il ne pouvait douter des sentiments de Kai. Après tout, il s'était accroché. En un an, il n'avait plus touché le corps de quiconque, il buvait de moins en moins et reprenait sa vie en main, afin de lui prouver qu'il était capable de sérieux.
- Nous ne devrions plus jamais nous approcher l'un de l'autre, souffla l'argenté. Au moins, nous ne serons pas tentés. Qu'en dis-tu ?
Lucas pivota vers son aîné, un espoir de sortir de cette attirance brillait dans ses yeux d'azur, mais Kai ne vit pas les choses ainsi. Sa proposition l'énerva brutalement et toutes ses barrières se fissurèrent. Il lui bondit littéralement dessus, agrippant ses hanches de ses longues mains et le plaquant contre le sable. Surtout pour que le jeunot ne le repousse pas, il s'allongea sur son corps musclé et, saisissant ses poignets, il les amena au-dessus de sa tête. Le vent caressait leurs chairs frémissantes.
L'argenté se mit à rougir rapidement et il abaissa les yeux timidement. Le pianiste ne tarda pas à l'embrasser furtivement et d'une chasteté extrême, mais cela suffit pour que leurs regards se replongent dans l'autre. Kai emprisonna les jambes de son ami entre les siennes dans un roulement de hanches précis qui accrût la haute température. Ils se dévisagèrent, fiévreux. Lucas ne tenta rien lorsqu'il se pencha et passa ses lèvres sur sa mâchoire, descendant sur son cou et s'arrêtant pour baisoter ses clavicules. Il glissa même sa main dans ses mèches nocturnes, en signe d'approbation. Il gémit férocement quand une langue électrisa sa pomme d'Adam et fut parcouru d'immenses bouffées de chaleur.
- Je t'en supplie...
Kai ignorait s'il devait continuer ou cesser ses actes qui les rendaient fébriles, mais il ne répliqua rien, se contentant de l'embrasser ardemment pour le faire taire. Ils se fascinaient de la vitesse à laquelle leur bon sens partait en fuyant. Celui du dessus mordilla les lèvres charnues de son docile amant, qui prirent une teinte rougeâtre. Pour dissimuler sa gêne, Lucas les rapprocha, mais ce ne fit qu'aggraver leur cas. Les baisers fusèrent par dizaines, ils en négligeaient la respiration et oubliaient leur palpitant prêt à rompre.
Tandis que, quelques mètres plus loin, les quatre autres compagnons devinaient aisément ce qui pouvait bien se produire entre le couple-pas-encore-en-couple-mais-c'était-pour-bientôt. Ils discutaient joyeusement de cette relation qu'ils apercevaient évoluer ou stagner au fil des mois et ils se ravissaient d'un possible rapprochement.
- Li' et moi avons lu un article intéressant hier midi ! s'exclama Raphaël, en repensant à sa récente lecture.
- Oh ! réagit subitement Liam, le visage éclairé par la gaieté. Je m'en souviens, il évoquait la théorie des couleurs de cheveux.
- Apparemment, votre coloration peut témoigner de votre caractère ou état d'âme du moment, rajouta le benjamin. Par exemple, les bruns seraient fiables. Henri et moi représentons le soutien, la protection, nous donnons un sentiment d'apaisement et de stabilité. Le noir, plus précisément, serait la couleur du mystère, de l'inconnu. Sinon, c'est également quelqu'un qui est réfléchi dans ses relations, nous primons la logique... Il est vrai que ces derniers temps, je fais un tri parmi mes connaissances et que je dois me trouver un bon chemin pour l'avenir... Mais, trouvez-vous que je fasse si mystérieux ?
Il fit mine de se cacher sous le peu de cheveux sur son crâne, ce qui provoqua un rire tendre chez ses compères. Liam sortit son téléphone, alors que Henri servait du thé - pour une fois, ils étaient privés d'alcool - à ses amis. Le barman lut brièvement certains mots-clefs de l'article, afin de se le remettre en mémoire, et s'attela à rendre son rapport.
- Le blond, donc en ce qui me concerne, mettrait ses émotions de côté et privilégierait son esprit. L'audace et la franchise dominent chez nous. Ce portrait me symbolise plutôt bien !
- Seulement, c'est Antoine qui s'associe le mieux avec la description de l'article, précisa le noiraud.
Le rayon de soleil s'agita sur sa serviette, impatient de connaître la spiritualité de sa coloration. Liam tendit son téléphone à Raphaël pour qu'il puisse lire et à peine eut-il prononcé les premiers mots qu'Antoine s'esclaffa bruyamment, tellement il se reconnaissait. Le blond vénitien était sa couleur favorite, il se trouvait radieux avec. Et puis, elle servait à créer l'effet 'soleil'.
- Extravagants, chaleureux, amicaux et flamboyants, les rouquins - puisque tes cheveux blonds vénitiens se tendent davantage sur le roux que le blond - évoquent un fort sens de passion et de luxure, d'amour aussi. Les autres les voient tel le phare au milieu de l'océan, ils sont des boules d'énergies positives.
En une poignée de phrases, Raphaël venait de résumer la mentalité de leur ami, qui riait aux éclats. Il se surprenait de l'exactitude de ce portrait, cette parfaite couleur s'alliait sublimement bien à sa personnalité. Par ailleurs, seulement pour Henri et lui, il ne s'agissait pas de coloration, mais de leur nuance d'origine. Cette teinte se dévoilait être son droit de naissance.
- Et pour Lulu' et Kai ? interrogea doucement Henri, discret comme à son habitude.
- L'argenté, reprit Liam, est une couleur sans sentiment, qui n'attirera pas forcément l'attention d'autrui. Modernes et élégants, ils souhaitent rester à l'écart.
- Du pur Lucas ! commenta Raphaël.
- Quant à Kai, il était d'abord mentholé, puis bleuté. Le vert est la couleur de l'espoir, elle met le cœur et l'esprit en parallèle. Bien qu'il ait toujours eu une existence compliquée, il refusait de baisser les bras, c'est pourquoi il avait choisi cette couleur. L'espoir d'un renouveau meilleur.
- Et il a trouvé son renouveau, compléta Henri.
- En nous, intervint Raphaël.
- En Lucas ! railla Antoine.
- Maintenant, le bleu signifie une volonté d'établir une relation sérieuse. La couleur du ciel, et par conséquent du paradis, la couleur qui aspire au bonheur, et à l'amour heureux.
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