La chute des Anges Rebelles
Qui étions-nous désormais ? Nous étions six êtres complémentaires, et sa mort sonnait tel le triste pressentiment de notre déséquilibre. Nous ne tournions pas autour de lui. Ou peut-être que c'était le cas, après tout. Nous nous perdions sans lui. Parce que Kai ne nous appelait plus, et nous ne nous retrouvions plus tous les soirs. Parce que Raphaël refusait tout contact avec nous. Il ne nous supportait plus, puisque nous lui remémorions trop son meilleur ami. Antoine essayait sans cesse de nous rassembler. Notre amitié lui était nécessaire, car il pouvait y briller à son aise. Sans nous, il ne souhaitait plus être le soleil. Henri continuait son travail, conversant avec ses patients qui ne se doutaient pas le moins du monde de ce qu'il vivait. Et Liam était désormais injoignable. Parfois, il envoyait un message au benjamin - il s'était attaché à lui, comme à un petit frère -, mais il ne répondait pas, et le barman ne donnait aucune autre nouvelle. La mort de Lucas Duchamps provoqua la désintégration de notre groupe. Nous devions être soit six, soit rien.
Kai sortit de son appartement, qui était miraculeusement toujours payé par ses parents. Ceux-ci avaient souhaité le voir. Il y a un an, son cousin visait juste : sa mère se rongeait les ongles à longueur de journée en songeant à son fils, et pour sa conscience personnelle, elle devait s'assurer qu'il se portait bien. Elle l'avait appelé plusieurs fois, et il avait reçu des dizaines de messages. Il leur épargna évidemment de vivre avec le poids de leur culpabilité et renvoya un mail cinglant à son paternel. Qu'il lui coupe les vivres ou non, il s'en fichait royalement. Il était parvenu à économiser suffisamment d'argent pour devenir indépendant.
Il entra dans sa voiture, l'alluma et démarra. Moins d'une semaine après les funérailles, le bleuté était tombé dans une violente folie. Il avait bu jusqu'à s'endormir dans les sanitaires d'un appartement inconnu, puis s'était réveillé, avait bu de nouveau, et sa carte bleue en avait pâti. Lorsqu'il fut revenu à un état de sobriété convaincant, il s'était acheté une belle voiture, qu'il désirait depuis longtemps, des vêtements élégants aussi. Ces derniers ressemblaient étrangement aux habits de Lucas, mais il ne l'avait même pas remarqué. En fait, il dilapidait ses euros sur des objets superficiels en souvenir inconscient du seul homme dont il était amoureux.
Cependant, Kai avait réussi à se sortir de cette phase. Désormais, deux semaines étaient passées et il se dirigeait vers son magasin de musique. L'horloge l'avertit qu'il arriverait un peu en retard, mais il n'en tint pas compte. Son patron ne savait pas pourquoi, mais il avait noté la fébrilité de son employé. Il présumait que quelque chose de grave était advenu et, puisque le pianiste survivait difficilement depuis le début, il ne posa aucune question, acceptant simplement les légers débordements.
Kai soupira brusquement, se garant habilement dans une mince place de parking. Il appréciait conduire, cela lui vidait l'esprit parce qu'il se concentrait pleinement sur la route. Peut-être ira-t-il faire une virée en Camargue, comme au bon vieux temps. Il attrapa ses clefs et son téléphone, remonta la rue de la République et pénétra dans la boutique, un air serein, mais artificiel.
- Pardon ! cria-t-il pour son patron, qui devait se situer au premier étage, effectuant ses comptes.
- Je laisse passer cette fois ! Mais demain, viens une heure plus tôt ! J'aurai besoin de toi !
De toute manière, à part se rendre à son travail, Kai ne faisait rien. Il donna son accord promptement et prit place derrière son comptoir, patientant pour que les heures s'écoulent. En réflexe, il fixa l'entrée à midi et quart, le moment où Lucas et Raphaël entraient gaiement. Sa poitrine s'alourdit et il tenta tout le restant de sa journée d'oublier ses sentiments négatifs. Parfois, il se persuadait que c'était bien, qu'il devait se morfondre, parce qu'il pensait à Lucas, sa mémoire perdurait. Toutefois, cela engendrait trop de mal.
Quelques heures plus tard, il put rentrer chez lui, mais l'envie n'y était pas. Kai en avait assez de rester seul. Alors, il choisit une route qu'il ne prenait plus depuis un an. Il retrouva docilement ses anciens démons, quand il passa la porte de la fameuse boîte de nuit. Sauf qu'il évita comme la peste le coin bar, Liam devait y être. Le videur le reconnaissait à peine, sa transformation choquait plusieurs clients réguliers. D'abord, il ne buvait pas, il ne semblait pas drogué ou intoxiqué à la nicotine, il tenait parfaitement sur ses jambes. Non, il ne cherchait pas à embrumer son esprit, mais une autre tentation le guettait. Celle de la chair.
- Cela faisait un moment qu'on t'avait perdu de vue, tu ne venais plus avec ta bande non plus ! l'interpella une voix qu'il identifia aisément.
- J'avais besoin de souffler un peu, mais je suis prêt à reprendre du service.
- Dans ce cas, sourit franchement la fausse blonde, attends-moi. Je t'offre un petit remontant !
Elle le laissa seul et quelques gars qu'il avait côtoyés auparavant l'accostèrent, à moitié ivres, pour l'interroger sur ses mois d'absence. Il aurait dû se sentir parfaitement bien dans cette atmosphère lascive, mais il paraissait à l'écart. La blanche brebis au milieu des loups affamés. Il rit discrètement à cette pensée. Depuis quand avait-il glissé de chasseur à chassé ? D'habitude, il s'imposait en prédateur, mais son assurance disparaissait. Un nom jaillit en lui, Lucas, mais il le repoussa brutalement.
- Tiens, mon chou, ceci te détendra. Il t'a toujours relaxé.
Il se saisit du verre tendu par la blonde, dont il avait effacé le prénom. Il se souvenait qu'il se rendait souvent chez elle lorsqu'ils ne repartaient mutuellement pas avec leurs proies. Ils étaient autrefois partenaires de drague. Il souhaitait s'y remettre, se trouver une fille facile, ou un homme, peu lui importait. Toutefois, il ne savait plus comment agir. Et elle le remarqua bien vite. Elle se rapprocha de lui et chuchota à son oreille.
- Je crois que tu préférais la gent masculine, je te propose donc le brun là-bas ; ne te fie pas à son allure saoule, il amplifie toujours toutes ses mimiques. Je le vois ici régulièrement depuis des semaines. Il sort toujours en bonne compagnie. Plus facile à obtenir, tu ne peux pas en dégoter de mieux. Et puis, tout le monde vante leur nuit avec lui. Pour commencer, ce sera pas mal !
Kai n'écoutait pratiquement pas. Cet homme ne lui plaisait pas du tout, il possédait des traits grossiers et roulait des hanches contre les corps en chaleur d'autres gars. Vulgaire. Mais, il se précipita sur la piste de danse, bousculant les personnes sur son passage. Il agrippa le bras de sa proie, le tira sous son braillement de surprise et le plaqua vivement sur une paroi au hasard. Et il l'embrassa goulûment, sans douceur. L'autre répondit, en rapprochant leurs bas-ventres et les frottant. Le bleuté réprima une grimace écœurée et voulut se séparer, mais quelqu'un le devança.
Il fut à son tour traîné dans une autre pièce et projeté sauvagement contre un mur. Il hoqueta sous la douleur, son dos meurtri, sa tête lui tournait. Il se secoua vivement, voulant percevoir le visage de son agresseur. Ses yeux s'écarquillèrent, ahuri, ne comprenant pas cet élan de violence. Liam se trouvait face à lui, les poings serrés, la mâchoire contractée. Il se planta à moins d'un mètre, la colère le défigurant.
- C'est ainsi que tu respectes sa mémoire ! Penses-tu réellement que Lucas mérite ce comportement ?! Tu sautes sur le premier venu !
- Lucas est mort !
Le barman lui infligea le coup de poing le plus douloureux de toute son existence. Un premier sur sa joue droite et, puisque Liam estima qu'il se redressait trop facilement, il cogna dans son estomac, le faisant suffoquer et tousser à s'en arracher les poumons.
- Quand ta fausse blonde est venue subitement commander un Trou Noir - boisson que tu es le seul à consommer ici -, je me suis inquiété pour toi, j'ai cru qu'elle t'avait derechef attiré dans ses beuveries. C'est pourquoi j'ai fouillé le club pour te sortir du moindre problème contre lequel tu pouvais te battre... Mais, qu'est-ce que je vois ? Un minable qui se contente de prendre un gars léger et banal en chasse !.. En réalité, j'ai bien fait de m'éloigner du groupe... Ne mets plus jamais les pieds dans ce bar ! Je ne veux plus te revoir ! Pas tant que tu feras honte à Lucas !
Tandis que Kai crachait un surplus de sang et qu'il tentait tant bien que mal de sortir de l'établissement, que Liam retournait à son comptoir, enragé, Raphaël rentrait chez lui après sa dernière journée à l'université. Les vacances d'été étaient enfin là, et l'année prochaine il n'y reviendra pas. Tout à l'heure, il avait annoncé à son proviseur qu'il partait à Nantes. Finalement, il acceptait cette place, il vivrait ce rêve pour deux. Il ne parvenait plus à respirer correctement à Avignon, il devait partir.
Henri soupira dans son bureau. Son dernier patient venait de le quitter. Ses collègues le saluèrent un par un, lorsqu'il fut l'heure de rentrer à la maison. Seulement, le psychiatre ne bougea pas d'un pouce. Frénétiquement, il préparait son travail pour le lendemain, pour la semaine suivante, pour le mois. Il ne voulait pas se lamenter dans son appartement et il n'irait plus chez ses parents ; donc, il se cloîtrait dans le travail. Il se questionnait inlassablement à propos des problématiques de ses patients, sans en trouver remèdes.
Antoine, quant à lui, ne présageait pas toute cette peine. Comme à chaque fois qu'il combattait une situation qui pouvait le rendre malade de souffrance, il s'attachait aux instants présents et s'empêchait de penser au passé. Pour le moment, il y arrivait très bien. Actuellement, il attendait dans une pièce désormais vide et il y était assis depuis le début de l'après-midi. Le soleil se couchait sur la cité médiévale. Les derniers rayons éclairaient les remparts du centre-ville, c'était agréable. Le Palais des Papes s'illuminait et la Madone scintillait. Aujourd'hui, elle brillait plus que lui.
- Antoine Klein ! Avancez-vous, s'il vous plaît.
Un danseur probablement fila dans le sens inverse au sien, la tête baissée, l'allure traînante. Son entretien d'embauche avait dû mal se terminer. Afin de ne pas donner une mauvaise impression, le blond vénitien arbora son plus éclatant sourire, celui qu'il réservait aux faux-semblants. Il prit place devant ses possibles futurs patrons qui lui rendirent le sourire. Il se présenta rapidement, ne s'attardant pas sur les détails de sa vie, puisqu'ils détenaient son CV, mais il appuya sur son expérience autour de la danse. C'est-à-dire, son apprentissage en studio, puis longtemps seul. Il raconta en profondeur comment il avait obtenu un bon niveau et cela parut convaincre les recruteurs. Ils l'intimèrent d'effectuer une courte danse pour montrer ses talents. Cette partie se déroula également avec une aisance déconcertante. Tant qu'il continuait de sourire, tout allait bien. Voilà ce qu'il se répétait en boucle intérieurement.
- Monsieur Klein, pouvez-vous vous décrire avec trois qualités et trois défauts, je vous prie ?
- Je suppose que je suis conciliant, j'aime les relations humaines et je sais être à l'écoute. Je pense posséder l'essentiel pour enseigner. En revanche, je peux être très strict et ferme quand il est question d'apprendre à autrui, mais je déteste m'emporter et il m'arrive donc de céder à des comportements capricieux.
- Il manque donc deux défauts, nota une des directrices.
Antoine réfléchit sérieusement. Il était en retard parfois, il s'agitait trop lorsqu'il était heureux et ne contrôlait pas sa voix qui partait souvent dans les aigus, broyant les tympans des gens autour. Il débordait d'énergie et pouvait être insupportable quand il n'obtenait pas ce qu'il souhaitait. Aussi, il ne savait pas dire non et acceptait beaucoup d'erreurs, pardonnant à quiconque. Ce qui n'était pas forcément judicieux. Mais, il ne répliquerait pas ceci.
- Je... Il y a deux semaines tout juste, je n'avais pas ces défauts, mais... Sans raison, je peux cesser de sourire et changer d'humeur. Si je repense à-à... Enfin, voilà ! il se peut que je perde de temps à autre en dynamique, mais je ferai en sorte que cela n'affecte pas mon travail. Et je suis quelquefois susceptible, ce qui m'amène à me renfrogner.
Les employeurs le fixèrent sans retenue, durant plusieurs minutes. Il souriait, mais à un moment de son discours, il avait pris une mine assombrie. Cet homme dissimulait énormément, ils en étaient certains. Curieux, ils désiraient le questionner, mais il venait de les conseiller : il se renfrognait et perdait en dynamique, en pensant à ces derniers mois. Alors, ils ne relevèrent pas et prononcèrent la fameuse phrase. Nous vous recontacterons, disaient-ils toujours. Les candidats au poste ne devaient pas compter là-dessus. Sauf Antoine, qui fut appelé plus tard dans la semaine.
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