L'ultime confession
Bon. Nous arrivons aux dernières pages. Bientôt, vous saurez tout de nos malheureuses existences. Bientôt, vous connaîtrez l'essentiel et ce sera largement suffisant. Nul besoin de raconter ce qu'il y a avant ou après. Notre futur ne changera pas, pas vraiment. Antoine et Lola érigeront une relation solide et ils y parviendront plutôt bien. Henri se trouvera peut-être deux ou trois femmes qu'il aimera sincèrement, mais il ne sera pas fait pour établir une véritable relation durable. Liam, lui, se mariera. Sûrement aura-t-il deux enfants, tel qu'il le souhaitait, Morgane et Tony. Raphaël ne reprendra jamais la danse et il boitera toujours, rendant son existence compliquée et fatigante. Mais, une belle professeure d'arts plastiques l'épaulera dans sa quête de survie. Kai, quant à lui, jonglera avec ses relations sans débuts ou fins, et il ne s'en plaindra pas. N'oublions pas Julien, le marginalisé suprême, l'exclu des exclus. Il ne restera pas auprès de sa famille et il vivra sa vie comme il le voudra... Parmi ce semblant de bonheur que nous atteindrons tous, nous garderons contact. Nous ne serons plus aussi proches, puisque cette période était définitivement révolue, mais nous nous tiendrons au courant de nos avancées personnelles... Voilà, c'est un bon résumé... Du moins, c'est le principal... Nos chemins vont se séparer dans quelques lignes. Nous espérons que notre histoire ne vous aura pas causé trop de mal ; elle est tragique, mais elle est tellement merveilleuse, épatante. Nous ne la regretterons sous aucun prétexte. Nous sommes nés pour souffrir, et alors ? D'autres souffrent plus, d'autres souffrent moins. Ne relativisons surtout pas. Surpassons ! La douleur ne doit pas être ignorée, mais acceptée. Avancer toujours, ne pas se retourner ou peu, et essayer de ne pas tout détester. Même le mal absolu peut être aimé. N'en doutez point... Assez. Nous vous invitons à découvrir les derniers aveux. L'ultime confession.
La famille Duchamps s'était donnée corps et âme pour cette journée. Ils avaient loué une immense salle, remplie de tables et de chaises ; tapissée de photographies de Lucas, de sa naissance aux derniers instants. En fond, toutes ses musiques favorites s'enchaînaient et les invités - des dizaines et des dizaines avaient répondu présents - retrouvaient une atmosphère enjouée, énergique, une atmosphère qu'il reconnaissait en lui. Ils s'étaient rendus au cimetière et s'étaient attirés le regard confus du gardien qui avait vu une masse se déplacer vers une même tombe. Cet homme pensa que Lucas était chanceux, chanceux d'être entouré par tant de personnes. Désormais, ils étaient tous assis à attendre la suite de la commémoration. Des discours. Les parents incitaient chacun à venir prendre la parole. Monsieur Duchamps n'en avait pas la force, alors sa femme débuta un court discours pour laisser la place à tous ceux qui le souhaitaient.
- Mon fils, Lucas, vivait très bien. Malgré notre période où nous manquions d'argent et où il devait se priver de jouets, malgré ses difficultés à danser, malgré son humeur vacillante et changeante au fil des semaines, malgré sa fragilité, malgré toutes les épreuves de sa vie, il vivait très bien. Et je ne pourrais pas être davantage fier de lui. Lucas, je-je voulais te remercier une dernière fois. Te remercier pour avoir été mon fils. Je t'aime, Lucas.
Tous comprirent qu'elle était au bord de la crise de larmes. Ils applaudirent solennellement et acquiesçaient mentalement à ses propos. Même si sa vie avait été raccourcie, il avait fait de son mieux. Ils reconnaissaient tous ceci, et le félicitaient. La femme se retira et fit signe à son audience de se lever pour venir parler. Personne ne se dévoua. Chacun peinait déjà à déglutir, une émotion sans précédent les assaillait ; comment pouvaient-ils prendre la parole ? La plupart n'avait même pas pleuré à l'enterrement, mais des sanglots retentissaient maintenant. Finalement, Antoine se redressa et s'apprêta à rejoindre le devant de la pièce. Cependant, il se ravisa et se retourna vers Lola, à côté de laquelle il siégeait. Sans impunité, il glissa ses doigts dans la poche de sa chemise, celle située à sa poitrine, ce qui lui valut un regard noir de la jeune femme ; il en tira un post-it. Puis, il se plaça correctement, face à un microphone.
- Techniquement, si elle avait le courage de parler aujourd'hui, Lola l'aurait déjà fait ! informa-t-il. Puisque je ne pense pas qu'elle le fera, permettez-moi de vous lire les quelques mots qu'elle avait préparés. Excusez toutefois ma lecture, elle a écrit en une petite police !
Sa réflexion fit rire les invités et Antoine se réjouissait de détendre un peu l'ambiance. Avant de commencer sa lecture, il observa une seconde sa petite amie, afin d'obtenir son accord. Il l'aperçut hésiter, mais elle opina du chef. Il inspira profondément et lut directement tous les mots inscrits sur son post-it. Ils étaient peu nombreux, mais ils suffisaient amplement à traduire les pensées et les sentiments de la noiraude.
- Mon frère était le plus beau, le plus fort et le plus intelligent. C'est ce que je croyais à sept ans. Et je le crois toujours. Lucas était parfait pour moi, pour ceux qui l'aimaient réellement, et il méritait tout l'amour du monde. Je suis persuadée que ses amis le lui avaient donné et je voudrais les remercier du fond du cœur. Merci pour lui avoir apporté le bonheur qui lui était dû. Et merci à toi, Lucas, d'avoir veillé sur moi toutes ces années. Je t'adore, grand frère.
Et voilà. Certains des invités pleuraient à chaudes larmes. Lola se perdait dans des pleurs silencieux, bercée par un de ses cousins. Antoine marqua une pause. Il regarda les personnes autour de lui. Finalement, ils n'étaient pas tous des hypocrites venus pour leur conscience. À l'unanimité, ils chérissaient tous Lucas Duchamps et ce dernier serait foncièrement ravi de constater ceci. Le blond espérait qu'il les voie de là où il se trouvait. Qu'il voie tous les gens qui tenaient à lui.
- Soyons honnêtes ! s'exclama Antoine, recevant toute l'attention. La plupart d'entre nous ne connaissait pas Lucas Duchamps, ou alors nous avons appris à le connaitre après sa mort. Il était tellement complexe, tellement. Était-ce lui qui gravitait dans nos existences ou étions-nous ceux qui tournaient dans la sienne ? Lucas était un ami précieux, indispensable ; c'est pourquoi nous mettons tant de temps à nous en remettre. Il était tout pour nous. Et nous étions tout pour lui. C'était beau ! Ce qu'il nous faisait vivre, c'était beau... Nous t'aimons Lucas, n'en doute jamais.
Antoine termina par un hochement de tête, destiné au ciel. Il priait pour que Lucas l'entende. Quand il quitta le devant de la salle, le blond perçut Lola dans un état lamentable. Le mascara coulant, les lèvres tremblantes, la tête baissée pour que personne ne la fixe. Il se précipita et prit le relais du cousin, la berçant délicatement, frottant son dos. Ils en avaient tous besoin. Pleurer un bon coup. Les derniers adieux. D'un même mouvement, deux autres personnes se levèrent. Henri et Liam. Le premier proposa d'une œillade au second de parler ensemble et ils se dirigèrent à la place crainte.
- Je présume avoir été le moins proche de Lucas parmi notre bande d'amis, exposa Henri, d'un ton sincèrement désolé. Je le regrette aujourd'hui. J'étais timide à l'époque et je n'ai pas su m'approcher suffisamment de cet être si pur.
- Aucun d'entre nous n'a véritablement su percer sa carapace, rajouta Liam. Il était un être à part, hors du commun. Précieux, oui ; mais, bien plus ! Dans ses yeux, il nous semblait qu'une galaxie dansait, que des rêves se réalisaient, que monts et merveilles apparaissaient. Comment aurions-nous pu envisager sa tragique fin ?
- Lucas Duchamps était un héros. Cependant, il est triste que son histoire soit une tragédie classique.
- Ce garçon nous foudroyait, autant par son énergie, que par sa ténacité, ou que par son aura enjôleuse.
Les deux hochaient la tête, englobés par leurs pensées. Comme la majorité des invités, ils se remémorèrent des souvenirs avec Lucas. Tous ici présents perpétuaient la mémoire du défunt et cette scène se dévoilait riche en sentiments. Liam ne pouvait plus supporter les regards larmoyants et il retourna s'asseoir. Henri versa sa larme, qu'il effaça promptement, et il suivit le même chemin. La place libre, les Duchamps pivotèrent vers un jeune homme qui n'avait pas encore parlé. Raphaël. Celui-ci n'était plus en fauteuil roulant, mais il devait se tenir sur ses cannes. Ses parents voulurent l'aider, mais il préféra se débrouiller seul pour arriver jusqu'au microphone.
- Lucas faisait plus que nous foudroyer. Il détruisait notre monde, le fractionnait en un millier de morceaux qu'il modulait ensuite à sa guise. Il reconstruisait notre univers, et s'y additionnait. Je n'ai jamais connu une personne capable d'une telle prouesse, et personne d'autre n'existera avec ce don. Plus unique que lui, c'était impossible. Lucas était ce garçon impossible qui se gravait en nous...
Raphaël serra brutalement la mâchoire. Parler, l'évoquer, il le pouvait, mais pas en public, pas dans ces circonstances. Il ne parvint pas à finir et regagna simplement sa chaise. Il chercha Kai, assis tout au fond de la pièce, les bras croisés, la tête penchée. À force de se sentir observé, il releva les yeux et croisa ceux du benjamin. Ce dernier le suppliait de faire un léger speech, dire une phrase, un mot, mais affronter sa peine. Et le pianiste pensa à réellement le faire, il en devait une à Lucas. Seulement, quelqu'un d'autre se leva et se mit en place. La quasi-totalité de l'audience fronça les sourcils, personne ne savait qui était ce jeune homme. Personne, sauf deux.
- Bonjour à tous ! clama l'intrus. Pour information, je ne sais absolument pas qui est Lucas Duchamps, je n'en ai eu que des échos à travers les visions de Henri et d'Antoine, pour lesquels je suis venu aujourd'hui, pour les soutenir. Et j'ai aussi appris à le connaitre à travers vos discours. Très touchants, les discours, au passage ! Je me nomme Julien et voici ce que j'ai retenu de ce garçon qui semble si cher au cœur de chacun... Il rapprochait. Mais, pas comme on rapproche un stylo d'une feuille. Plutôt comme on rapproche plusieurs atomes, afin de former des molécules. Lucas Duchamps est le dénominateur commun qui nous relie tous. Regardez, même moi - qui ne le connaissais pas - suis ici à vous parler ! Cet homme rapprochait, dans le sens où il créait la vie à partir de la sienne. C'est...prodigieux ! Lucas Duchamps était prodigieux et j'aurais adoré le rencontrer un instant.
Du grand Julien, se dirent Antoine et Henri, tandis que celui-ci joignait son siège. Désormais, le silence semblait inviter Kai à s'avancer. Nul ne l'empêcherait de faire un discours à son tour, mais il avait terriblement peur. Pas d'être écouté, parce qu'il se fichait bien du monde qui l'entourait, mais de ne pas posséder les mots justes pour évoquer Lucas. Il avait cette impression de ne pas être légitime. Mais, il saisit son courage et se dirigea, sous le regard insistant des invités, vers le microphone. Il salua les parents Duchamps qui lui rendirent un triste sourire. Ils auraient aimé rencontrer convenablement la personne que leur fils appréciait, la seule personne pour qui il avait éprouvé des sentiments.
- Savez-vous que, la première fois que je l'ai aperçu, j'ai immédiatement aspiré à l'admettre dans ma vie ? Nous ne nous connaissions ni d'Adam, ni d'Eve. Néanmoins, je l'adorais déjà. Probablement était-ce l'alcool qui me jouait des tours. J'ai, par ailleurs, longuement présumé que son corps uniquement m'attirait, mais c'est faux. Je le désirais, lui tout entier. Je pensais, au début, qu'il était jeune et que je devais attendre, puis le séduire, qu'il méritait d'avoir une vie, avant celle qu'il pourrait avoir à mes côtés... J'aurais mieux fait de ne pas gaspiller notre temps.
Il tourna la tête une seconde, évitant les regards compatissants des invités, mais il rencontra les yeux si vifs de Lucas. Il admira une photographie évidemment, mais il eut envie de l'imaginer présent dans cette salle. C'est pourquoi il s'avança lentement, à quelques mètres du mur, et tous suivaient ses gestes dans le plus silencieux des mutismes. Il leva une main, mais ne caressa que du papier. Sa voix ne portait plus dans les airs, il chuchotait presque et personne ne l'entendait, sauf ceux à proximité.
- J'aurais préféré ne pas te connaitre, ainsi je n'aurais pas eu à souffrir autant... Mais, qu'est-ce que tu as fait de moi ? Es-tu fier de ton œuvre ? De m'avoir changé de la sorte ? Transformé ? Je suis pitoyable malgré moi. Est-ce mieux de souffrir cependant, ou de ne plus souffrir et d'être mort ? Je te plains, autant que je t'envie !
Il recula, tituba violemment, et se ressaisit promptement, se rappelant où il se tenait. Sagement, il gagna derechef le microphone et l'attrapa de son poing blanchi. En respirant, ses larmes coulèrent de leur propre volonté et il se trouvait de plus en plus pathétique. Il avait beau fuir depuis tant d'années, il avait beau se montrer fort d'habitude, il cédait. Il acceptait toute la pression extérieure et autorisait la douleur à le submerger. Désormais, la partie la plus agonisante et angoissante arrivait.
- Il faut, je le crois, mettre deux ou trois détails à jour, clarifier la situation. Je souhaiterais rendre mes derniers aveux, les miens et ceux de Lucas... Depuis cinq ans, j'ai réfléchi à ce qu'il s'est dit aux funérailles et à ce que je savais auparavant, mais que j'ai tu. J'ai longtemps présagé qu'une vérité devait rester muette ; mais, à quoi bon ?! La cause du décès, personne ne la connait. N'est-ce pas ? Nous savons tous qu'il s'agissait d'un accident, mais nous ignorons tout de cet accident... Eh bien, je le confesse aujourd'hui. Cette information est vraie, et fausse. C'était bel et bien un accident, causé par Lucas lui-même. Mais, il ne s'est guère suicidé comme la plupart ici le pense ! Il aimait, choyait la vie ! La vie qu'il menait avec sa famille, avec ses amis. Jamais, il ne se serait donné la mort. Jamais ! Et j'ai longtemps refusé de l'avouer, et j'ai fait promettre à ses parents de ne pas le révéler, parce que je présumais que la vérité serait trop dure à entendre... Chacun, ici, mérite de savoir... Lucas était malade... Une maladie infecte qui lui bouffait sa santé et sa vitalité... Il n'était pas énergique de nature, il s'imposait cette énergie pour se convaincre d'aller bien. Mais, il n'allait pas bien du tout. Il ne pouvait plus danser, ou de moins en moins. Les écoles de danse le refusaient à cause de son dossier médical. Lucas se portait très bien et il vivait très bien,...avant sa rechute... La semaine qui précéda sa mort, il souffrait atrocement, mais sa volonté surpassait tout. Il a tenté le tout pour le tout... Il prenait des médicaments, apposait des patchs sur son dos - là où les douleurs se révélaient les plus insupportables- et il s'épuisait en dansant, car il ne voulait cesser de se mouvoir... S'il s'arrêtait, il perdait... Il a fait une overdose... Sans même le vouloir, alors qu'il cherchait désespéramment à vivre. Alors, qu'il cherchait désespéramment à vivre, il trouva la mort.
Lola convulsait pratiquement et Antoine peinait à la maintenir en place. Henri regardait le plafond, essayant de retenir sa tristesse, mais il perdait d'avance. Liam regrettait mille fois leur année magique passée ensemble, main dans la main. Les parents Duchamps ne parvenaient plus à respirer, tant ils serraient leur mâchoire afin d'écouter le dernier discours. Julien souriait au milieu de ces sanglots, espérant répandre un minimum de plénitude. Raphaël contractait tous les muscles de son corps, tapait du pied, se déchirait la gorge à retenir ses pleurs de lamentation. Kai effectuait à merveille son rôle, celui de les libérer définitivement. Mais, il devait encore accomplir une mission. Plus qu'une et il aura terminé.
- Je ne vais plus vous torturer avec mes longues tirades. J'ai admis l'essentiel. Vous savez tout dorénavant. Vous savez tout de ses secrets, de son amour pour moi réciproquement cuisant, à son désir de vie... Ceci constitue notre ultime confession... Celle de six êtres humains effrayés à l'idée que personne ne les aime, et qui se sont donc aimés et chéris ensemble...Celle de six êtres foncièrement différents et purement ressemblants... Celle d'un groupe de jeunes qui ne parvenaient à rien dans la vie, mais qui ont accomplis un miracle ensemble : être heureux... Celle de six inconnus qui n'étaient personne séparément et qui ont fonctionnés en harmonie afin de trouver leur place dans ce monde... Celle également de Lola Duchamps et de Julien, qui ont réussis à se frayer un chemin sûr parmi les dangers de l'adolescence et de la stigmatisation... Celle de Liam Teyssier, l'homme travaillant pour les autres, l'altruiste chaleureux... Celle de Henri Buffaut, l'homme connaissant sur le bout des doigts les codes de l'âme humaine, l'érudit généreux... Celle de Raphaël Leclerc, le garçon passionné d'art, doué dans tous les domaines, y compris la survie, le servant aimable... Celle d'Antoine Klein, l'homme éblouissant son entourage par son magnifique sourire, l'immaculé ensoleillé... Celle de Kai Lefebvre, l'homme perdu dans son existence, trouvant enfin son âme sœur et la perdant aussitôt, l'amoureux damné... Celle de Lucas Duchamps, le garçon rebelle face à sa condition, fuyant sa maladie dans la danse et l'amour, l'Ange sublime.
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