Je suis
La mort n'est pas qu'une finalité. L'être humain cherche toujours à trouver un but à tout. La mort fait partie intégralement de la vie. Si nous, être vivants, vivons dans l'optique qu'une mort est inéluctable, alors c'est qu'elle n'est qu'une étape supplémentaire. Peut-être qu'un Paradis ou un Enfer nous attend ; peut-être que nous nous réincarnerons, ou finirons-nous fantômes ; peut-être, enfin, qu'après la mort, il n'y a strictement rien. La mort ne doit ni être attendue, ni crainte, ni appréhendée ; elle est, à la même échelle que l'enfance ou la puberté, une épreuve dans nos existences. Sauf qu'elle est la mystérieuse, possiblement la dernière. Et c'est cela qui effraie. La puberté engendrerait une peur similaire si elle représentait une finition mortelle. Cependant, nous ne la redoutions pas. Nous avions tant passé de jours à patienter pour qu'elle arrête sa course et nous amène avec elle dans un endroit où nous ne souffririons plus. Mais, elle n'avait voulu de nous. La mort se dévoilait plus clémente que le Fatum. Maintenant que nous ne la désirions plus, nous ne la détestions pas pour autant. Nous l'accueillerons sans rechigner le jour où elle se montrera.
Dans moins d'une dizaine d'heures, Kai était supposé assister à une stupide journée dont l'ambition visait à rendre une énième fois hommage à Lucas Duchamps. Pourquoi devrait-on embêter ce pauvre garçon, lui qui dormait si paisible dans sa tombe ? Néanmoins, le bleuté voulait y aller, il voulait vraiment être présent pour Lucas, peu importe la peine qu'il ressentirait. Dans moins d'une dizaine d'heures, il devra être irréprochable. Puisqu'il ne souhaitait pas que les parents Duchamps et ses amis ne le découvrent plus bas que terre. Cette journée souhaitait être joyeuse, elle souhaitait retenir les meilleurs moments de la vie de Lucas, les meilleurs souvenirs.
Pourtant, Kai était ivre. Assis contre la barrière d'un pont, il donnait l'impression de vaciller à chaque seconde, faisant peur aux passants qui refusaient qu'un garçon meure sous leurs yeux. Bien évidemment, le pianiste ne détenait pas ce genre de pensées et il n'était pas prêt à mourir, pas encore. Il aimait simplement cet endroit. Il se sentait libre, l'eau calme dans son dos, qui produisait le doux son des vagues. Pourtant, Kai était ivre, et il tenait un morceau de papier. Une feuille qu'il gardait depuis ce jour. Le jour où il avait lui-même retrouvé le corps sans vie de Lucas.
- Est-ce que tu m'aimes encore ? questionna une voix qui sortit des brumes.
- Je ne t'ai pas aimé, répliqua Kai, sans une once d'émotions.
- Menteur ! hurla la voix dans son esprit.
- Illusion ! attaqua le bleuté, attirant les regards apeurés des passants.
- Si tu m'aimais vraiment, tu ne t'apitoierais pas sur ton sort ! accusa la voix.
- Alors, il est probable que je ne t'aimais pas. Que je m'inflige toute cette peine pour rien. Que je souffre pour rien. Tu n'es rien pour moi !
- Tu as raison, concéda la voix. Comment aurais-je pu être suffisant pour le Don Juan Kai Lefebvre ? Mon corps, voilà tout ce qui t'intéressait.
- C'est faux et tu le sais, marmonna Kai dans sa barbe imaginaire.
- Menteur ! vociféra la voix.
- Illusion ! asséna le bleuté, faisant fuir les passants.
Puis, le silence revint. Souvent, régulièrement, lorsqu'il buvait, Kai avait une chance de revoir le timide sourire de l'argenté, ou d'entendre sa voix fine et mélodieuse. Malheureusement, quand il buvait, il se rabaissait aussi. Et les paroles prononcées par Lucas n'étaient jamais très tendres. À l'image de leur relation passée. Conflictuelle. Prise entre le désir de s'aimer et la crainte de se trouver. Il savait qu'il devait rapidement se calmer, ou les personnes dans la rue finiraient par appeler la police. Dès qu'il rencontrait Lucas, le jeune homme pénétrait dans une transe tourbillonnante. Dommage qu'il ait forcément à se droguer ou se saouler pour cela.
La lettre dans sa paume, le bleuté la connaissait par cœur. Il l'avait lue tant de fois. Elle témoignait pour Lucas, elle dénonçait les mots qu'il n'avait jamais dits. Cette lettre était l'objet le plus précieux que Kai possédait. Il l'avait faite plastifier et la tenait avec la plus délicate précaution. Elle finirait sûrement dans ses bras, à son propre enterrement. Comme il avait juré, les déclarations de cette lettre, il les avait tues. Et il les tairait éternellement. Il avait pensé à les dévoiler à la famille Duchamps, mais il ne le préférait pas. Eux et son groupe d'amis savaient ce qu'elle contenait dans les grandes lignes, mais ils ignoraient la profondeur des propos. Égoïstement, il espérait que ces paroles restent leur secret pour toujours.
" Je ne l'ai jamais avoué à voix haute. Mes parents le savaient, puisqu'ils étaient présents lors des rendez-vous médicaux, ma sœur s'en doutait, Raphaël l'avait soupçonné, et je l'ai caché. Je n'ai jamais eu cette bravoure. En fait, je n'étais pas comme vous. Il me manquait la joie de vivre d'Antoine, la logique et l'intelligence de Henri, la volonté de fer de Liam, la loyauté de Raphaël et il me manquait Kai... Je n'étais pas comme vous. Je n'aimais plus ma vie, ma logique se détournait dans mes moments de faiblesse, la volonté d'exister m'échappait, je n'étais pas loyal sinon je n'aurais pas cherché à mettre fin à mes jours. Et je me suis volontairement coupé du bonheur avec Kai. Pourquoi lui aurais-je accordé mon amour, alors que j'étais damné...? Je n'aurais engendré que trop de mal... Seulement, ces derniers temps, je me portais parfaitement bien. Je l'aimais. J'aimais. Et c'est ce qui me maintenait en vie... Je n'avais plus d'envies ou de pulsions suicidaires. J'étais aux anges et ne pouvais rêver mieux... Mais, je suis forcé de vous décevoir, encore. Je ne peux plus tenir. Je perds confiance. Chaque jour, je me demandais si je le passerais. On dit que la vie est une perpétuelle guerre, et j'étais en train de plier sous le poids de l'ennemi... Vous me manquez déjà !"
Kai constata à nouveau les gouttes d'eau salée et séchée qui parsemaient la lettre. Lucas avait pleuré, même dans ses derniers jours, il n'avait pu sourire pleinement. Ceci lui broya le cœur et il faillit s'écrouler, sangloter comme à chaque fois qu'il la lisait, en pleine rue, face à des dizaines de personnes qui seraient les témoins de son chagrin. Il gémit, hésitant à continuer la lecture. Il n'en avait plus la force.
" Je ne veux pas faiblir maintenant, je ne veux pas, je... Vous me manquez tellement... Rappelez-vous de moi, comme d'une personne joyeuse. Inventez-moi des rires, inventez-moi un bonheur. Je regrette de ne pas vous l'avoir dit plutôt, mais... Si vous lisez ces lignes, et que je ne suis pas là pour en discuter avec vous, c'est que j'ai dû céder une bonne fois pour toutes. Comment suis-je mort exactement ? La fatigue m'abattra-t-elle ? Ou la douleur ? Ou bien, autre chose ? J'ignore ce que me réserve mon futur, mais je suis persuadé qu'il sera malheureux. Ma vie a débuté dans la douleur et elle se terminera avec... Mais,...est-ce que tout va bien ? Je ne voudrais pas que ma mort vous cause trop de problèmes. Contentez-vous d'agir comme si j'étais toujours présent. Ou oubliez-moi au fil du temps, je ne vous en tiendrai pas rigueur."
Kai assisterait à une journée en sa mémoire dans moins d'une dizaine d'heures et pourtant, il soupesait la proposition de Lucas. Il aurait clairement dû l'écouter, suivre son conseil, et l'oublier. Il n'aurait pas eu à souffrir ces cinq dernières années. Il n'aurait pas eu à crouler sous le poids de la mort. Il aurait pu être heureux, ou essayé de l'être. En d'autres termes, sa vie aurait été meilleure que celle qu'il exécutait actuellement. Il souffla, son expiration trembla sous son émotion, et l'odeur d'alcool le réveilla subitement.
" Je ne veux pas pleurer. Mais, pour une fois, j'avais connu une existence décente à vos côtés. Pour une fois, j'avais ri. J'étais tellement heureux que je déprimais. Je déprimais parce que je savais que quelque chose tournerait au désastre tôt ou tard. Le moment est venu, je suppose. Tous mes moments avec vous m'ont aidé, plus que vous ne l'imaginez. Ce n'était quand même pas assez. Je suis tombé dans une sorte de folie, de paranoïa ; je redoutais le moment où la faucheuse me nommerait. J'espère que vous lirez cette lettre dans plusieurs années... En fait, je prie pour que vous ne la lisiez pas. Puisque cela signifierait que nous ne sommes plus amis. Et donc, vous ne souffrirez pas...
Pour tous les moments passés ensemble,
Je vous aime."
Kai expira à nouveau très longuement, expulsant le plus d'air possible. Puis, il inspira profondément, canalisant sa peine. Il rangea, en tentant de trembler le moins possible, la feuille dans son sac-à-dos. Il en sortit une multitude de photographies. Celles qu'il avait prises sur son téléphone ou que ses amis lui avaient envoyées, et qu'il avait imprimées. La première représentait Lucas, souriant faussement, posant pour faire plaisir à Antoine. La seconde affichait l'image mythique de leur bar. La troisième le montrait, adressant une grimace dégoûtée ; et sur la quatrième, Lucas s'était faufilé et lui déposait un baiser sur la joue, tandis qu'il faisait un doigt d'honneur à la caméra. Il rit hystériquement à cette vision. Il se souvenait parfaitement de ce jour-là. Puis, il avait plusieurs clichés de Lucas, saisis à la dérobée.
Tous les souvenirs remontèrent brutalement. Antoine ennuyait Lucas, le suppliait pour qu'il pose, parce qu'il dansait devant eux et qu'il était beau. Le bar, ce bar où il avait embrassé Lucas, où il avait osé flatter son corps. Le jour où Raphaël voulait les prendre en photographie tous ensemble, mais que Kai et Antoine refusaient, alors Lucas avait voulu l'apprivoiser ; il avait posé au final. Lucas dansait. Lucas riait. Il lui caressait ses cheveux argentés ; il le portait sur son dos et le jeune riait aux éclats ; il jouait du piano pour lui ; il lui apprenait à jouer du piano ; ils se dévoraient des yeux sans s'en rendre compte ; ils...
Kai beugla. D'abord, il sembla crier, surpris par la vitesse de pulsation de son palpitant. Puis, il brailla tel un fou furieux, parce que les souvenirs ne partaient plus. Il pleurait. Meurtri, il n'avait jamais pu s'en remettre, il n'avait jamais pu évoluer complètement, meurtri.
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