Délirantes réalités
Cette amitié nous transcendait. Elle dépassait les limites de l'infinie. Nous ne pensions qu'à nous voir, encore et encore, sans qu'un seul jour ne passe sans la présence des autres. Parfois, nous nous effrayions. Comment pouvions-nous autant nous aimer, alors que notre rencontre datait de quelques jours ? Nous nous aimions déjà, d'un amour éthéré et imbattable. À chaque seconde, nous nous demandions ce qui se produirait si nous nous perdions. La chute, inéluctable, nous foudroyait d'effroi. Nous refusions de nous séparer, nous ne le concevions pas.
- L'autre nuit, j'ai rêvé et je m'en souviens encore ! s'exclama Raphaël, abruptement, mobilisant sa mémoire. J'étais dans la nature, une forêt - me semble t-il -, et deux ours gambadaient sous mes yeux ! s'émerveilla-t-il, dévoilant à ses cinq amis ses adorables dents de lapin. Le premier était brun et l'autre blanc, tous deux semblaient si mignons. Je n'ai pas pu m'empêcher de m'approcher. Sauf que je fus interrompu par un bruit sourd. Quelque chose arrivait. Ni une, ni deux, je les ai attrapés et j'ai commencé à courir. J'avais l'impression de les tenir réellement ! rit-il soudainement. Et qu'est-ce que c'est lourd un ours ! Je m'essoufflais rapidement, sans m'arrêter. Le problème, c'est que le vide nous attendait ; une falaise, si je me souviens bien. Mais, je n'ai pas ralenti ! Je me suis envolé et j'ai atterri de l'autre côté, sur la terre ferme. J'ai volé ! C'est une sensation grisante !
Ses amis écoutaient attentivement. Antoine souriait grandement ; loin de se moquer, il qualifierait Raphaël d'enfant aux étoiles dans les yeux humidifiés par l'excitation. Lucas et Kai se contentaient, dans un mouvement identique, de hausser un sourcil, s'interrogeant sur cette prise brusque de parole. Henri se retenait fortement, il souhaitait vraiment restreindre ses pensées. Cependant, son âme de psychiatre, héritier de la psychanalyse, désirait décortiquer ce rêve, afin d'en tirer le plus d'informations à propos du subconscient du benjamin. Liam, quant à lui, s'intéressait à ce songe, il en exigeait les détails. Tel un père encourageant son fils à parler davantage.
- Racontez-moi un de vos rêves les plus récurrents, ou étranges, ou n'importe lequel qui vous ait marqué ! suggéra Kai, relançant la discussion.
Tous les six se retrouvaient chez Liam. Kai était assis au bout de l'unique canapé de la pièce et Lucas s'allongeait sur le reste de la surface rembourrée, sa tête calée sur les genoux du mentholé. Ils s'étaient positionnés ainsi très naturellement, avec un sentiment d'évidence. Antoine trônait sur la grande table un peu plus loin, tandis que Liam et Henri s'adossaient au bas du sofa. Raphaël siégeait sur un pouf. Les deux plus jeunes buvaient sagement du sirop de grenadine, les autres mélangeaient ledit sirop à des liquides moins délicats.
- Une nuit, débuta Liam, j'ai rêvé que je me mariais avec une femme magnifique et j'ai aperçu son visage très nettement sous son voile. D'habitude, je ne distingue aucun visage, c'est pourquoi j'ai été chamboulé. Seulement, je ne la reconnais pas, probablement était-elle une inconnue que j'avais croisée le jour même. Depuis cette nuit-là, j'éprouve un sentiment malvenu pour une irréelle personne.
Le studio de Liam n'était certes pas grand, mais il se dévoilait chaleureux et accueillant. Une cuisine qui servait également de buanderie, une salle d'eau qui contenait les toilettes et une baignoire, un salon fusionné à la salle à manger. Une pièce supplémentaire, coupée par un mur et une porte, apparaissait à leur droite, mais il manquait la porte, donc il y avait installé sa chambre. Il se situait dans un quartier peu recommandable, non loin de l'endroit où régnaient les délinquants d'Avignon. Le barman vivait tranquillement ici, il aimait bien ce studio, dans lequel il disposait quelques fleurs charmantes.
- J'en ai un dans le même genre ! informa vivement Henri, se remémorant son songe. J'étais enfermé dans un supermarché vide, et une dizaine de personnes se trouvait avec moi. Je crois qu'il s'agissait d'un rêve de survie, nous étions pourchassés par un grand méchant sans visage.
- Quel est le rapport avec mon rêve ? répliqua Liam, sourcils froncés.
- Eh bien, au sein de ma quête de survie, il y avait une femme. Je l'ai aimée le temps du rêve et, rien qu'à sa simple évocation, mon cœur palpite brutalement... Les songes nous marquent plus que nous ne le présageons. Ils sont les messages que nous recevons de notre système psychologique interne. Un moyen de communication avec nous-mêmes.
Le calme de la pièce leur plaisait, ils se sentaient reposés, plongés dans une atmosphère apaisée. Pour eux, nul besoin de pratiquer du yoga, d'écouter de la musique relaxante ou de se vider l'esprit d'une quelconque manière. Ils y parvenaient parfaitement ensemble et ils ne nécessitaient de rien de plus. Tandis qu'un léger silence se dispersait, Antoine gloussa, pensant à un de ses rêves. Il prit une gorgée de son cocktail et clama, non sans ricaner de sa propre tirade.
- J'étais une étoile et je voyageais dans l'univers. J'ai quitté la voie lactée et me suis dirigé vers Andromède. Mais, j'ai percuté une autre étoile et elle s'est détruite. J'étais très triste, bouleversé, alors je suis retourné dans notre galaxie. Cependant, je me suis trop approché du soleil et je l'ai heurté aussi. Au lieu de nous blesser, je me suis fondu en lui, j'ai fait partie d'une immense étoile sur laquelle s'échouaient d'innombrables étoiles... Je croyais, lorsque j'étais petit, que cette étoile était une version de moi avant que je ne me réincarne en ce que je suis actuellement. Voilà pourquoi tout le monde a commencé à me surnommer 'soleil' et pourquoi je me suis mis à sourire systématiquement, dans le but de tenir mon rôle.
Ce rêve révélait l'identité profonde d'Antoine. Sûrement avait-il réellement été une étoile, la plus brillante de toutes, la plus précieuse aussi. Raphaël souriait bêtement à cette idée. Celle-ci ne la dérangeait nullement et paraissait plausible. Il scintillait de mille feux, il rayonnait, il était cet astre fier et lumineux. Le benjamin examina ses autres camarades, et personne ne brillait suffisamment pour rivaliser avec le blond vénitien. Personne, sauf peut-être Lucas. Toutefois, il n'éblouissait pas comme Antoine. Sa lumière provenait des autres, il se l'appropriait et la renvoyait. Exactement tel un miroir réfléchissant. Par ailleurs, le mentholé semblait bien plus radieux aux côtés de l'argenté.
- En ce qui me concerne, se lança Kai, hésitant, j'ai très peu rêvé. Du moins, je ne m'en souviens guère. Je peux néanmoins vous en raconter un. Je l'ai fait quand j'ai quitté le lycée. Je courrais dans une rue sombre, pleine de gadoue, brumeuse, digne d'un décor de WhiteChapel à l'époque de l'Éventreur. Je déambulais sereinement, sans aucune crainte. Je n'avais pas peur ni d'un cri fendant l'air à quelques mètres de ma position, ni d'un homme armé d'une hache ensanglantée qui poursuivait une femme apeurée. J'ai couru encore un peu plus. Puis, je me suis arrêté. J'ai observé les environs, le danger m'entourait. Seulement, rien ne me stupéfiait, ne m'interpellait. J'étais le Roi du Monde, l'Intouchable. J'étais bien.
Henri ne se refréna pas cette fois. Il analysa ce rêve ardemment, aspirant à percer la carapace du mentholé. Ce dernier souffrait, tous les jours. Sa famille le reniait, ses amis - hormis eux - n'étaient que des ivrognes peu fiables qui l'entraînaient dans les bas-fonds de la vie. Il se noyait dans les substances illicites. Dans son rêve, les dangers environnants l'engloutissaient, comme l'ivresse ou la drogue. Mais, il demeurait stable, tout-puissant, omnipotent. Illusion ! Les faiblesses passaient près de lui et patientaient, espérant le moment opportun où ils le feraient chavirer complètement. Kai se bernait d'illusions, afin de maintenir le cap.
- Pour ma part, termina Lucas, se tournant sur le dos, regardant Kai, je ne détiens aucun songe marquant, mais j'ai beaucoup de cauchemars. En revanche, il n'y a qu'une émotion qui me transporte, touchant le rêve et transperçant la réalité. Il s'agit du sentiment de confort. J'aime qu'une personne prenne soin de moi. Bien que ce soit dans mes rêves et que je reçoive ce confort de mon propre subconscient, je désire retrouver le même sentiment dans la vie quotidienne.
Chacun, dans cette pièce, saisissait le message subliminal. Tous, mais pas Kai. Lucas lui ouvrait timidement une porte, mais cette porte se refermait déjà. L'argenté refusait de se laisser totalement aller, d'accepter ce qu'il ressentait. Il repoussait le confort que le mentholé pourrait largement, et bien plus, lui apporter. Juste avant que le plus jeune ne verrouille sa porte, Kai se pencha et posa ses lèvres sur les siennes pulpeuses. Il les déposa simplement. Sans tenter quoi que ce soit d'autre. Il se redressa ensuite et s'incrusta à une conversation qui démarrait. Puis, le danseur ferma la porte, même s'il restait proche. Des sourires se dessinèrent sur leur bouche.
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