Certaines choses

Nous repensions de temps en temps au passé, nous analysions notre présent et cherchions à entrevoir une route pour guider notre avenir. Nous réfléchissions trop, probablement, mais nous étions simplement vigilants, ne baissant la garde. Comment ne pas l'être après tous les coups bas du Fatum ? Nous avions tant vécu. Nous devrions être des novices, alors que nous semblions intelligents, mûrs, simples et pondérés. Comme si plusieurs vies s'étaient déchaînées dans une seule, dans la nôtre. Nous en décelions quatre : une première monotone, constituée de notre jeunesse ; une seconde sublime, symbolisée par notre magnifique amitié, la meilleure de toute ; une troisième sombre, voilée par la pénombre du deuil ; et une quatrième qui voyait l'aube se lever. À trente ans, un peu moins ou un peu plus selon chacun d'entre nous, nous étions déjà épuisés, incapables de dépenser trop d'énergies, l'esprit constamment lourd. Nous avions été les marginalisés de notre entourage, et le poids de la stigmatisation ne nous quittait plus. Néanmoins, nous ignorions ce système qui nous descendait au rang d'étrangers, nous avions trouvé une place d'exclus parmi les exclus. Tant d'épreuves pour finalement connaître une ombre de bonheur, tant de chemin. L'effort nous avait vidés, mais nous étions heureux. Fatigués, nous étions prêts à recevoir la quiétude.

Le jour perdurait dans le ciel, bien que la nuit commence gentiment à reprendre ses droits naturels. Un ciel rouge vif se dessinait au-dessus d'Avignon, des nuances orangées se détachaient des quelques nuages. Un léger vent se levait progressivement, signe que le mistral les attendrait demain. Tant mieux, ils pourraient respirer plus convenablement. L'été s'imposait trop, sa chaleur étouffait les Avignonnais. Ceux-ci se préparaient à ouvrir leurs fenêtres en grand, afin que le plus d'air s'engouffre dans leur maison et qu'ils puissent dormir sans la climatisation.

Sur son balcon, Antoine observait ce paysage. Il se trouvait actuellement dans la maison secondaire de ses parents, à Barbentane, qui ne se situait qu'à quelques minutes d'Avignon. Il craignait que ses parents, même s'ils effectuaient un énième déplacement professionnel à l'étranger, ne rentrent à l'improviste. Pour éviter tout risque de les voir, il avait choisi cette maison à l'écart. Le blond soupira à cette pensée. C'était dommage. Eux et lui auraient pu entretenir une relation cordiale de fils à parents, mais ils le côtoyaient uniquement pour devenir leur digne héritier. Il n'était rien de plus, et ne le supportait pas. Alors, il se cachait ici.

- Tout se passe-t-il bien pour ton ami ? s'enquit poliment Julien, au téléphone. Aux dernières nouvelles, il était toujours cloué à son lit.

- Raphaël va de mieux en mieux, merci de t'en soucier. Il s'est levé, il y a deux jours, avec son kinésithérapeute. Apparemment, ils s'entendent bien et ils avancent ensemble. Il a tenté quelques pas et sa jambe ne lui fait plus mal. Cela lui prendra beaucoup de temps, d'énergie et de concentration, il devra apprendre la vertu de la patience, mais il s'en sortira.

- Personne n'en doute ! s'exclama le grisé dans le combiné. Ton pote est une machine de guerre, en ce qui concerne se tirer d'affaire... Et, pour la journée commémorative pour les cinq ans ? Je suppose que tu iras, puisque ta conscience te persécutera si tu restes chez toi ; mais, est-ce que tu crois que les autres viendront ?

Antoine médita sur la question de son meilleur ami. En fait, il était pratiquement sûr que peu fournirait l'effort de venir. Les parents Duchamps invitaient la plupart des connaissances de Lucas, même ceux qui le connaissaient de loin. Une grande majorité ne viendrait pas, évidemment. Cependant, la culpabilité forge nos décisions. Certains feront acte de présence afin de ne pas entraver leur conscience, mais ils ne seront alors que des hypocrites. Seulement une poignée de personnes assisteront à cette journée pour Lucas, pour sa mémoire. Henri, Liam et Raphaël seront là, lui aussi. Mais la vraie question, celle que les quatre se posaient : Kai affronterait-il le passé qu'il cherchait tant à éviter ? Le blond vénitien offrait ses espoirs à n'importe quel être humain, mais pas en Kai, pas pour décider de ce choix. Il ne viendra pas, Antoine en était quasiment certain.

- Nous verrons au moment venu, répondit-il simplement.

Julien et lui discutèrent encore un peu, mais la sonnette retentit et il dut raccrocher. Antoine quitta sa belle vue d'un ciel brûlant et il ouvrit la porte sans hésitation. Il arbora à nouveau son célèbre sourire, ses fossettes se retroussèrent, ses yeux se plissèrent, il parut sincèrement heureux. Toutefois, son visage se peignit de surprise instantanément. La personne en face de lui tenait un bouquet de fleurs, ses préférées. Des roses plus rouges que le sang qui partait du cœur et animait le corps.

Lola lui tendit le bouquet, sans un sourire, juste les yeux légèrement froncés, se voulant séductrice. Elle pénétra ensuite dans la maison, sans qu'il n'ait eu à l'y inciter, et elle débuta immédiatement sa quête. Une mission qu'elle s'était fixée lorsqu'Antoine l'avait conviée à passer la soirée en sa compagnie. Il lui avait expliquée qu'il avait grandi dans cet endroit, qu'il y demeurait à chaque vacance. Ainsi, elle souhaitait retrouver l'âme de son désormais petit ami en ce lieu, elle souhaitait suivre ses traces, curieuse de visiter cette maison regorgeant d'une tonne de souvenirs.

Avant qu'elle ne monte au premier étage, Antoine lui saisit délicatement la main et il la guida jusqu'en haut, jusqu'au grenier, où rien n'avait été altéré depuis son enfance. Tout semblait identique à ses pensées. Lola découvrit une vaste salle, vide, hormis un coffre dans le fond. Le blond lui fit signe, lui indiquant qu'elle pouvait s'en approcher et elle le fit. Lentement, elle s'agenouilla devant ce coffre, se questionnant grandement sur ce qu'il contenait, et elle l'ouvrit avec la même lenteur. Des jouets, de garçons visiblement, puisqu'il était rempli de figurines et de véhicules électroniques, et une poupée s'était glissée dans le décor.

- Ce ne sont pas mes jouets, déclara Antoine, en venant s'asseoir à côté d'elle. Tu voulais que je te fasse part de mes souvenirs, laisse-moi donc te raconter celui-ci. Ils appartiennent à Julien, mon ami le plus proche depuis des années. Nous nous sommes rencontrés au collège. Nous n'avons eu qu'une année pour sympathiser, car, à la suivante, je partais au lycée. Néanmoins, mes parents le recevaient souvent ici. Ils ne l'aimaient pas, peut-être parce que sa famille ne possédait pas un assez gros compte bancaire. Moi, je l'adorais et je l'imposais à mes géniteurs. À chaque fois, il venait avec ses jouets, tandis que nos familles trouvaient cela idiot et enfantin. Ils préféraient que je m'exerce aux mathématiques ou aux sciences sociales, afin de perpétuer la tradition familiale. Ils ont rapidement compris que je m'intéressais toujours aux petites voitures, et ce jusqu'à ma majorité... Julien a, par la suite, déménagé deux ans. Deux longues années, durant lesquelles j'ai passé mon baccalauréat et suis entré en faculté de biologie. Ils ont finalement accepté de me laisser un peu tranquille avec leur entreprise, à condition que je réalise des études savantes. Pour leur faire plaisir, j'ai voulu devenir médecin, scientifique ou chercheur. Un des trois, tant qu'ils se satisfaisaient de cela.

- Puisque tu es professeur de danse, je présume que tu as échoué, devina aisément Lola.

- Faux ! Je n'ai pas échoué. Mais, Julien est revenu à Avignon, et je prenais plus de temps pour le regarder jouer qu'à étudier ; il rapportait encore ses jouets après tout ce temps. Mes parents en ont parlé aux siens, ils le pensaient malade. Ils diagnostiquaient un problème mental. Quel adolescent mature jouerait encore aux petites voitures ? Je me suis aussi mis à me poser la question, mais j'ai compris que c'était dans sa nature. Il s'amusait ainsi, personne ne devait le juger. Encore aujourd'hui, nos familles le trouvent trop étrange. Pour les rassurer, je l'ai envoyé consulter Henri, un ami psychiatre que tu as croisé à l'enterrement de ton frère. Nous sommes tous deux tombés à la même conclusion. Ce sont eux qui sont étranges, pas Julien.

Lola sourit tendrement à cette histoire. Un si petit coffre contenait tellement de détails dissimulés, toute une vie derrière ces parois de bois. Antoine racontait d'une mine absorbée, perdue dans sa mémoire, les lèvres étirées à l'horizontale, figées entre un sourire et une grimace attristée pour son ami. Ami pour lequel il portait assurément un grand amour. Elle se rendit compte de cette qualité que détenait son petit ami. Il était amical, et surtout loyal en amitié. Il aimait et protégeait quiconque se révélait être son ami. Lucas avait dû bénéficier du même traitement, il avait pu être épaulé et encouragé par Antoine et elle ne le remercierait jamais assez.

Après ce moment intime, le blond se releva difficilement. Il détestait évoquer ses parents, ou ceux de Julien. Il les méprisait pour leur comportement dédaigneux et hautain. Antoine essaya de ne plus y penser, cela le mettait hors de lui et il refusait de gâcher son humeur pour des personnes qui n'en valaient pas la peine. Il donna quartier libre à Lola, pendant qu'il cuisinerait. Il envisageait un repas basique ; quelques légumes qu'il assaisonnerait à la perfection, une viande rouge saignante et bien grillée, un tourbillon de spaghettis qu'ils pourront mélanger à une sauce délicieuse, autant de champagne qu'elle désirera, et des cookies aux trois chocolats qu'elle affectionnait tant. Simple, mais efficace, et qui lui plaira à coup sûr.

Pendant qu'il s'affairait, Antoine perçut le bruit de la porte d'entrée s'ouvrir et se refermer doucement. Elle devait sûrement inspecter le jardin, alors il ne se préoccupa guère de ses faits et gestes. Cependant, peut-être aurait-il dû. Peut-être aurait-il pu empêcher son palpitant de battre à l'agonie. Peut-être n'aurait-il pas à réfréner ses envies qui pulsaient dans tout son être. Pour comprendre son état actuel, il fallait disposer de deux connaissances. Premièrement, Lola s'était vêtue d'un leggings noir et d'une tunique blanche, autrement dit une tenue qui devenait transparente au contact de l'eau. Deuxièmement, Lola avait manifestement été en contact avec de l'eau.

- L'eau de ta piscine m'intriguait, je l'ai testée ! l'informa-t-elle, faisant mine de ne pas remarquer son petit effet. Elle est suffisamment chaude pour me convenir, et je suis compliquée à ce sujet.

- Et, bien entendu, tu es innocemment rentrée dans ma cuisine, trempée et horriblement belle, sans t'imaginer que j'aurais la terrible envie de t'embrasser ! maugréa-t-il, lâchant ses ustensiles. Aguicheuse ! susurra-t-il, arrivant à sa hauteur.

Elle lui sourit pour seule réponse et le suivit sagement, quand il la tira dans une chambre qu'elle avait peu observée. Antoine fouilla dans une armoire, celle de sa mère, où elle laissait une dizaine d'ensembles pour ne pas avoir à préparer de valises, lors de ses séjours ici. Il ne parvenait pas à choisir la tenue qui la mettrait le plus en valeur, alors il lui proposa de sélectionner ce qu'elle voulait, de se sécher à l'aide des serviettes à sa disposition et de redescendre ensuite.

Là, encore une fois, peut-être aurait-il dû rester avec elle. Afin de lui interdire de porter ce bout de tissu qui valorisait à ce point ses courbes discrètes, mais très séduisantes. Elle avait opté pour une robe sobre, centrée au-dessous de sa poitrine dévoilée par un quasi-imperceptible décolleté. Noire, les manches longues décorées d'arabesques dorées qui collaient à ses bras osseux. Il ne put retenir son sourire mi-intimidé, mi-fier. Son aura éblouissait tellement qu'il oubliait que cette robe appartenait à sa mère et qu'elle le tuerait si elle savait qu'une autre la sublimait.

Ils demeurèrent dans le silence le plus complet ensuite. Elle le contemplait terminer le repas et, ayant déniché une vieille caméra qui filmait encore, elle se divertissait en captant le moindre de ses mouvements. Antoine fuyait d'abord la tentative de la jeune femme, il n'aimait pas particulièrement être photographié, ou pire filmé. Plus jeune, il assistait à de nombreux galas et avait développé une sorte de phobie des appareils de ce genre. Pourtant, il l'autorisait, puisque cela lui faisait plaisir.

Enfin, le moment arriva où elle stoppa son enregistrement et délaissa la caméra, afin de déguster et constater ses talents culinaires. Toujours dans un silence paisible, il attendit qu'elle goûte pour lui demander son avis. Antoine se connaissait bon cuisinier, mais uniquement son avis comptait. Elle le rassura immédiatement, en félicitant ses choix d'épices qui embellissaient le goût de son plat simple, devenu paradisiaque pour les papilles. Tout se déroulait pour le mieux, jusqu'à ce qu'elle l'interroge sur sa situation familiale. Elle savait que ce n'était pas l'amour fou, mais la famille Klein se voilait de mystères pour tous.

- Je ne saisis pas pourquoi les théories et les curiosités planent autour de ma famille, s'étonnait-il. Pour être honnête, nous ne sommes pas complexes, loin de là. Nous nous détestons. Nous ne nous supportons pas. C'est probablement dans notre sang. Dès que nous organisons une réunion entre Klein, un meurtre manque de se produire à chaque fois. Tout le monde se dispute et nous nous promettons hypocritement de ne pas recommencer la prochaine fois. Mes parents se sont mariés pour que l'entreprise Klein annexe l'entreprise des Thouin, du côté maternel. Mon frère est parti dès l'instant où il en a eu la possibilité et il a parfaitement réussi son coup. Plus personne ne se souvient de lui, alors qu'il mène une belle vie sous les cocotiers, financé par notre argent. Mes cousins - sur lesquels je pensais pouvoir me reposer, puisque nous avons le même âge approximativement - m'ont toujours adoré, ou ils adorent mon poste d'héritier de l'entreprise... Pour résumer, mieux vaut que tu n'en rencontres aucun.

La noiraude acquiesça et ne trouva pas utile de répondre quoi que ce soit. Elle comprenait totalement la position de son petit ami. Bien qu'il s'attache au nom des Klein, il n'avait rien en commun avec ces gens qui constituaient sa famille, le même sang que lui. Elle ne se risqua pas à lui faire remarquer qu'ils étaient vivants, au contraire de Lucas, et qu'il fallait à tout prix profiter de ses proches. Au final, ils n'entraient pas dans la liste très privée des proches d'Antoine.

Ils finirent de diner, il débarrassa promptement et l'invita à rejoindre le salon. Deux canapés à la perpendiculaire les accueillirent. Lola s'allongea vivement sur l'un des deux et Antoine suivit le mouvement sans se poser de questions. Elle lui tendit son poing fermé et l'agita dans le vide. Il la fixa un moment, se demandant ce qu'elle attendait de lui. Haussant un sourcil, il la vit mimer le jeu pierre-feuille-ciseau. Le blond pouffa à sa proposition, mais il accepta tout de même d'y jouer. Une occupation naïve, et singulière, comme eux. Plusieurs rounds plus tard, le verdict semblait sans appel. Elle gagnait largement. Ils rirent un moment, puis une vague sérieuse les emporta soudainement. Ils se scrutèrent, pénétrant dans leur propre pensée.

- Tu as changé, Lola. Tu parais plus...mûre ? Même avec un tel jeu, tu as l'air d'un autre monde.

- Je suis la même. Seulement, tu as connu une mascarade, mon mensonge qui m'a engouffrée. Maintenant, je m'en détache... Dis-moi, Antoine, dis-moi. De laquelle es-tu tombé amoureux ?

- Ta peine et toi s'allient dans ce petit corps qui te porte. Toi ; je t'aime, toi.

Elle se redressa et planta son regard azur dans la noisette du sien. Se laissant chuter au sol, elle se rapprocha de lui, tandis qu'il tournait son corps allongé dans sa direction. Lola prêta une grande attention à ne pas salir la robe. Mais, la majeure partie de son esprit se focalisait sur Antoine qu'elle atteignit brièvement. Les visages au même niveau, leurs souffles se heurtèrent. Elle s'avança à un tel point qu'ils devaient loucher pour s'admirer et leurs lèvres ne se trouvaient qu'à quelques centimètres. Elles s'appelaient nerveusement.

- Comment fera-t-on ? s'enquit Lola, de sa voix grave qu'elle ne réservait qu'à l'homme désiré. Comment fera-t-on lors de nos hauts et bas ? Tu sais, je ne me soumettrai à personne et sûrement pas à mon copain.

- Je ne m'effacerai pas non plus, Lola, lui promit-il, approchant dangereusement leur bouche l'une de l'autre. Il en est hors de question... Tu n'auras...qu'à sourire et dire que tu m'aimes. Peu importe le problème auquel nous ferons face.

Ce fut à ce moment précis que les barrières, bâties il y a cinq ans, se brisèrent. Antoine abandonna le respect qu'il offrait à la vertu de la jeune femme et ne pensa plus qu'à ses lèvres, ces péchés démoniaques dont il devait s'occuper. Leur baiser n'avait rien de délicat ou de timide. Il traduisait ces cinq années, où Lola avait rêvé de cet instant et où il l'avait repoussée. Il symbolisait leur passion mutuelle et l'envie de l'autre, d'être avec l'autre, d'être pour l'autre. Ce soir-là, Antoine reçut son suave baiser mortel qui l'enchaîna subitement à elle, par un lien indéfectible. 

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