Boire pour oublier
Nous étions si frêles à l'époque, si proches du gouffre. Henri et Kai vivaient non pas par inclination, mais par devoir ; ils vivaient parce qu'il s'agissait de leur destin, ils devaient vivre. En ce qui concerne le cas de Lucas, déterminer sa raison d'être devenait plus compliqué. Existait-il par plaisir ? Pas exactement. S'il n'y avait la danse, peut-être qu'il serait plongé dans un désespoir profond et froid. Pour le moment, il se maintenait sous un maigre rayon de luminosité. Il n'y avait que Raphaël et Antoine qui aimaient véritablement cette maudite terre. Ils étaient les seuls à ne pas condamner l'humanité, mais au contraire, ils avaient foi en elle. Tant mieux pour eux.
Kai tirait sa dernière bouffée de fumées toxiques, qui s'infiltra d'abord innocemment dans sa trachée pour contaminer ses poumons. Il sentait, depuis qu'il était entré dans ce cercle vicieux de la cigarette, que sa respiration s'essoufflait, qu'il peinait à pratiquer une activité physique sans tousser. Il interdirait à n'importe qui de se mettre à fumer, parce qu'il connaissait les ravages qui se répercutaient sur la santé. Pourtant, pour rien au monde, il n'arrêterait. Bien qu'il en ait les moyens. Il n'était pas du genre à se former une routine ou à prendre des habitudes ; il savait que, s'il le souhaitait, il pourrait terminer cette fausse addiction. Cependant, il se convainquait que la nicotine l'apaisait dans ses périodes de stress, alors il continuait.
Le mentholé écrasa le mauvais bâtonnet sur le goudron taché de bières renversées à l'aide de ses chaussures qu'il avait payées bien trop chères à son goût. Il évita de justesse un couple déjà ivre qui sortit en trombe du club auquel il faisait face. Il les observa s'embrasser à pleine bouche, comme deux bêtes sauvages, puis se retourna à moitié amusé, à moitié écœuré. Il souffla un bon coup et pénétra dans l'établissement. Le videur lui autorisa l'entrée aisément, puisqu'il venait régulièrement, si ce n'était tous les soirs, et qu'il était désormais un des meilleurs clients.
Kai se délecta de l'atmosphère émanant de la boîte de nuit, il respira profondément et se laissa enivrer. Tout autour de lui, des corps sautaient, bougeaient et se caressaient sur les cadences redondantes, mais entraînantes, de la musique mixée par un homme tenant péniblement sur ses jambes. Le jeune homme se dirigea automatiquement vers le coin bar, qui se trouvait dans une autre salle, où d'autres personnes se déhanchaient, un verre à la main. Ici, ils étaient plus tranquilles, ils pouvaient mieux discuter et surtout draguer. C'est pourquoi, il slaloma entre des corps collés qui se plaquaient contre les murs ou les fauteuils. Il se fit la réflexion que quelqu'un devrait ouvrir un hôtel juste à côté.
- Li', un Trou Noir !
L'interpellé pivota brusquement, auparavant dos à Kai, derrière son bar à confectionner ses cocktails à damner, et arbora son fidèle sourire espiègle en apercevant l'homme aux cheveux verts. Liam, de son nom complet, fit le tour du comptoir et vint saluer correctement celui qui était dorénavant son ami, puisqu'ils se voyaient assurément chaque semaine, voire chaque jour quand ils en avaient l'occasion.
- Tu n'as pas intérêt à t'endormir dans ce bar ou de faire un semi-coma, comme la dernière fois ! prévint l'employé, recevant le ricanement moqueur du client. Je te préviens, Kai, je ne veillerai pas sur toi ce soir ! J'ai d'autres projets.
- Ah oui ? s'étonna le menacé, un sourire narquois aux lèvres, visiblement intrigué. Te serais-tu dégoté une jolie demoiselle pour passer la nuit ?
Non, contrairement à lui, Liam ne détenait guère le temps ou le loisir de s'amuser en bonne compagnie, constamment en mouvement. Et Kai le savait très bien, il le taquinait. Le club était bondé cette nuit et il se doutait bien que son ami n'aurait pas une minute pour flirter. D'un regard commun, le mentholé prit place sur un siège, faisant attention à s'éloigner des possibles futurs couples, et le blond cendré rejoignit son poste et prépara le fameux Trou Noir. Celui-ci portait plutôt bien son nom, puisque ce cocktail à base de vodka mettait à mal tous les clients qui le choisissaient.
- C'est ce que tu cherches. N'est-ce pas ? ajouta Liam, revenant à sa menace. Je ne comprends toujours pas pourquoi tu désires finir saoul, sans plus de dignité tous les soirs de ta vie, mais si tu veux en parler, tu sais que tu peux me faire confiance.
Effectivement, Kai ne désirait que cela : s'écrouler, suffoquant, sur le sol de la piste de danse, le plafond tournoyant en haut, les visages rieurs de personnes tout autant bourrées que lui, et une ambiance d'ivresse ultime. Puis, s'assoupir un instant et se réveiller dans un endroit inconnu. Souvent, presque toujours, dans le lit d'une belle femme. De temps en temps, il croisait le regard d'un homme et se dépêchait de s'enfuir, incapable de se souvenir comment il avait conclu avec quelqu'un du même genre. Et régulièrement, Liam le sauvait d'un réveil gênant et le ramenait chez lui.
- Je suis persuadé que tu n'as pas du tout envie de te préoccuper de l'existence ridicule d'un débauché, affirma-t-il.
Le barman soupira bruyamment et déposa brutalement le verre sur le comptoir, obligeant les autres clients à sursauter. Kai releva des yeux embués d'une certaine détresse que Liam voulait effacer. Ils avaient une fois discuté de la vie complexe du mentholé, mais il n'était jamais entré dans les détails et cela inquiétait de plus en plus le blond. Ce dernier s'était attaché à cet homme qui devait avoir le même âge que lui, certainement vingt-cinq ans, si jeune, et pourtant si triste.
- Tu ignores tout de ce qui me préoccupe, Kai ! gronda l'employé, d'un ton sourd. Tu n'as même pas besoin de tout déballer, mais tu as le droit de te confier. Et puis, tu me connais à force, je ne dirai rien.
Un souffle chaud passa la barrière de sa bouche et Kai amorça un mouvement sec pour boire sa boisson d'un coup, mais il se fit arrêter par son ami. Au final, qu'une fine gorgée brûlante n'avait pu couler en lui. Il délaissa finalement son cocktail et baissa la tête. Il était pleinement conscient que l'évoquer, sa vie inutile, le libérerait d'un poids. Mais, il hésitait. Et si Liam finissait par le juger, comme ses parents, comme ses anciens amis du lycée qui l'avaient abandonné également.
Il venait dans ce club pour s'oublier. Il buvait, se déhanchait et s'effondrait. Il se perdait dans les travers infâmes de ce monde, mais il avait découvert en ces activités la meilleure des thérapies. Il se plongeait dans les vapeurs de cet endroit, il attendait qu'une mince pellicule se dépose sur sa chair, ses angoisses quotidiennes s'annihilaient et il se balançait, passant sa nuit à désorienter son cerveau. Il s'infligeait une transe qui le clouait sur place, impossible pour lui de continuer à vivre normalement pendant quelques heures. Il n'était plus Kai, il n'était plus personne. Il se déphasait.
Mais son ami lui demandait de se confronter à toute sa souffrance ici et maintenant, dans cette boîte de nuit, entouré de délurés, d'inconnus qui vivaient peut-être des douleurs similaires ou peut-être qu'ils n'étaient que des profiteurs sur un terrain de chasse. Dans tous les cas, il ne se sentait pas à l'aise au milieu de ces individus.
- J'aime les hommes, marmonna-t-il, mais suffisamment fort pour que Liam écarquille ses yeux de jade. J'aime désespéramment la peau masculine, mais cela n'a pas vraiment plu à mes parents lorsque j'ai tout avoué. Ils m'ont jeté hors de la maison et je dois me débrouiller seul depuis... Je crois que tout a commencé à mes vingt ans, j'ai même dû stopper mes études. Je ne peux pas les payer. Heureusement, je savais au moins faire quelque chose de mes dix doigts et j'ai postulé dans des magasins de musique. Un d'entre eux m'a embauché, et je travaille en parallèle en tant que professeur de piano... Le piano... Ma raison d'être,... et la seconde excuse de mon père pour me détester. J'ai préféré la musique à son entreprise... Il y a quelques années, ils m'ont proposé de rentrer 'chez nous', mais je devais accepter une petite amie parfaite, choisie par leur soin, pour me laver des rumeurs qui couraient à mon sujet et je devais bien sûr reprendre son travail. J'ai tenté de me forcer avec les femmes et j'essaie encore aujourd'hui, mais les nuits me semblent bien mieux en la compagnie des hommes. Donc, mes parents me haïssent toujours. Et je bois pour me soulager.
Liam fut surpris par cette confession, il ne s'y attendait pas. En fait, il n'espérait aucune réponse de la part de son ami et il était ravi de son élan de confiance. Toutefois, plus il déblatérait contre ses déboires, plus un sentiment maussade l'assaillit. Cet homme brisé ne méritait pas ce sort. Mais, d'un autre côté, il ne pouvait s'empêcher d'éprouver de la fierté envers ce frêle être. Kai s'était battu et se battait encore, il ne lâcherait sûrement pas, et ceci le conforta dans son idée que le mentholé était bien plus brave et téméraire qu'il n'y paraissait.
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