#Chapitre 56

J'ignore combien de temps j'ai somnolé, mais le bruit d'une fermeture éclair qu'on ouvre puis referme chasse quelqu'un peu les limbes de mon esprit. Le flanc gauche engourdi, je me tourne de l'autre côté. Dans un bruissement de tissu, je devine à travers mes paupières entrouvertes mon coéquipier se glisser dans son duvet. Il me souhaite une bonne nuit, plus bas qu'un murmure, avant de s'adonner aux songes à son tour.

Le froid me tire doucement de mon sommeil sans rêve. Désireuse de rester endormie, je remonte mon duvet contre moi en me retournant une nouvelle fois. Mais cela n'a guère d'effet, je continue de grelotter, glacée. Une masse chaude dégage pourtant une douce chaleur dans mon dos. A moitié consciente, je me glisse doucement contre cette agréable bouillotte.

- Ah, euh, OK... entends-je à travers la brume de mon sommeil.

Blottie contre ce corps chaud, je me rendors aussi sec.

Je me réveille une nouvelle fois, le poids de ce qui ressemble à un bras reposant sur mon ventre. Confuse, je me recroqueville pour garder un maximum de chaleur puis, bercée par le souffle régulier contre ma nuque, je sombre à nouveau.

Un mouvement contre mon dos me sort faiblement de l'inconscience. Dérangée dans mon repos, je grogne vaguement, toujours ensommeillée. Un vague ricanement me parvient malgré la torpeur dans laquelle je flotte.

- Excusez-moi Noble Dame, chuchote Adam, un sourire dans la voix, je commençais à ne plus sentir mon bras, je ne voulais point vous importuner dans votre sommeil...

Un second grognement indistinct lui répond, ce qui lui arrache un nouveau petit rire. Il se recouche dans son duvet puis le silence revient. Je me remets à grelotter. Je perds la notion du temps, sur le point de me rendormir quand le profond soupire que lâche mon partenaire me retient dans le monde réel.

- Je suis vraiment qu'un abruti, déclare-t-il finalement tout bas.

Cette remarque ne semble se destiner qu'à lui, comme s'il se parlait à lui-même. Sûrement croit-il que j'aie replongé... Mais la curiosité achève de chasser les dernières traces de confusion de mon esprit.

- Quel con d'avoir accepté de poursuivre cette putain d'épreuve... se blâme-t-il tandis que je feins le profond sommeil. Tu es brûlante de fièvre, c'est à peine si tu parviens à rester consciente et plutôt que de t'emmener voir un médecin pour qu'il te soigne, je t'encourage dans cette folie...

Je l'entends bouger dans sa couche, comme si le poids de la culpabilité l'empêchait de trouver le sommeil. Je ne devrais pas écouter ces reproches qu'il s'adresse à lui-même, mais je ne peux me retenir d'y tendre l'oreille.

- Tout ça pour quoi ? pour quelques points ? une note ? ne pas être renvoyé d'Eos ? comme si ça valait le coup de t'infliger cette peine...

Nouveau soupire.

- Et voilà que je me parle tout seul maintenant ! se tance-t-il. Je perds vraiment la boule...

Je le sens se redresser tout contre mon dos. Son souffle effleure mon oreille, manquant me faire frissonner.

- Allez, murmure-t-il, j'espère que tu fais de beaux rêves, Mini-Portion.

Il dépose un délicat baiser sur ma joue. Prise au dépourvue, je frémis malgré moi. Stoïque, stoïque, rester impassible. Immobile, les yeux résolument clos, je m'efforce de conserver l'illusion du sommeil tandis que je sens son regard peser sur moi, en quête du moindre signe d'éveil. Au bout d'un moment, il finit par abandonner, se réinstallant dans son duvet. Je relâche discrètement mon souffle. Contrôlant difficilement ma respiration, je m'efforce de me rendormir...

Le lendemain matin, le chant des oiseaux m'extirpe définitivement du sommeil. Brûlante, je devine sans mal que ma fièvre est remontée pendant que je dormais. Je m'essuie la sueur du front avec ma manche. Un bref coup d'œil à la couche vide à côté de moi m'apprend qu'Adam est déjà levé. Déjà fiévreuse, je sens mes joues chauffer encore davantage au souvenir de cette nuit. Je me décide au prix d'un gros effort à m'extraire de mon duvet et quitter la tente. La brûlure à ma cheville irradie à peine prends-je appui sur mon pied. Ma grimace n'échappe pas à mon compagnon, occupé à préparer le petit déjeuner : des racines de fougères et quelques mûres qu'il a dû cueillir avant mon réveil.

- Faut changer ton bandage, se lève-t-il aussitôt, abandonnant son activité.

Il s'empare de la trousse de secours, me fait signe de m'asseoir et s'attèle à la tâche sans attendre. Il m'oblige ensuite à avaler doliprane et antibiotique. Je remarque alors ses profonds cernes noirs.

- Tu as l'air d'avoir passé une mauvaise nuit, commenté-je timidement, sachant pertinemment qu'il n'a presque pas dormi en réalité.

- On a connu mieux, mais ça va, assure-t-il, ne t'inquiète pas.

Il détourne le regard, son attention tournée vers le petit-déjeuner.

- Tu as faim ? s'empresse-t-il de changer de sujet.

Pas vraiment, mais je me force à manger un petit peu.

Le reste de la journée s'écoule à toute vitesse. Adam refuse catégoriquement de reprendre le mouvement, prétextant que je dois absolument me reposer et ménager ma cheville. C'est à peine s'il me laisse l'accompagner pêcher. Par chance, il a besoin de mes enseignements pour attraper le poisson et se retrouve donc forcé d'accepter ma présence. Pour ne pas davantage infectée ma plaie, j'ai interdiction de mettre un pied dans l'eau. Je suis donc contrainte de prodiguer mes conseils à distance, laissant seul mon partenaire dans le ruisseau. Je ris de bon cœur face à ses tentatives laborieuses, à croire qu'il a deux mains gauches pour la pêche à la lance. Au bout de deux longues heures, nous revenons finalement avec deux prises ; bon ratio temps-efficacité.

De retour en pleine enfance, Adam s'est extasié devant la présence d'« Ecbalium elaterium », soit vulgairement un « concombre gicleur » sur un talus rocheux, profondément asséché en aval du ruisseau. Ravi de me faire une démonstration, il a frappé d'un bout de bois un fruit duquel ont été projeté à plusieurs mètres de haut des graines. Scotchée devant ce drôle de fruit, il était hilare.

En début de soirée, le coach nous fait un rapport sur mon état de santé. Sous médicament, la fièvre est stable, avoisinant les trente-neuf degrés, ma tension oscille toujours, mais de façon moins alarmante que la veille. Il nous autorise donc à poursuivre l'épreuve, sous réserve que l'on reste au même endroit une deuxième journée. L'idée me déplaît, mais je n'ai guère le choix.

A la nuit tombée, je ne tarde pas à regagner ma couche, éreintée par mes variations de température et peu reposée par la nuit précédente. Après quelques difficultés à sombrer à cause de ma cheville douloureuse, je finis tout de même par plonger dans un état presque comateux.

Pourtant, au milieu de la nuit, je me réveille de nouveau, sans aucune raison apparente. Frigorifiée, je me blottis dans mon duvet, prête à retourner dans le pays des limbes, lorsque le froid laissé par le vide derrière moi me fait rouvrir les yeux brutalement. Je me redresse un peu trop vite. Un violent tournis me cueille, signe que ma température est toujours là. Mais je repousse malgré tout mes couvertures, désireuse de trouver mon partenaire. En débardeur, je quitte la chaleur de la tente sans me préoccuper du froid. Dehors, le ciel s'éclaircit à peine de quelques trainés rose orangée. Un bref coup d'œil alentour m'indique qu'Adam n'est pas dans les environs. Prise d'un mauvais pressentiment, je mets la main sur notre radio avant de descendre vers le ruisseau.

Coupant à travers le petit sentier que nos aller-retours répétés ont fini par former, je marche prudemment, le corps aux aguets, allégeant autant que possible le poids sur ma cheville infectée. Baillant et me frottant les yeux, je mets un certain temps à percevoir un léger « bip » suivi d'une phrase indéchiffrable qui m'arrête net, chassant définitivement la moindre trace de sommeil. Par réflexe, je me plaque contre le tronc épais d'un arbre. Au même moment, une imposante silhouette masculine apparaît à l'extrémité du sentier. Dans la faible clarté du jour qui se lève, je devine avec effroi les puissantes épaules toutes en muscles, la posture belliqueuse de l'homme et son impatience. Je reconnais aussitôt son allure.

Rangers.

Tremblante de terreur, je me tapis dans ma cachette de fortune, priant le ciel qu'il ne me voit pas.

- R.A.S., signale sa voix bourrue en tenant devant sa bouche ce qui doit être un talkie-walkie. Si le môme nous disait où est la fille, on gagnerait du temps...

Mon sang se glace à ces mots. Appuyée contre le tronc pour ne pas tomber, je prends la mesure de la portée de ses paroles. Pas besoin d'être un géni pour se douter que le « môme » doit être Adam, et que je suis la « fille » recherchée. Ce qui signifie, primo, qu'ils ont mis la main sur mon coéquipier et deuxio, qu'il y en a d'autres qui fouille les environs pour me trouver... Je respire profondément pour chasser la panique qui monte en moi. Il faut que je garde toute ma lucidité si je veux nous tirer de ce merdier !

Quelqu'un lui répond, mais je suis trop loin pour en entendre les mots. Rangers rapporte le talkie contre ses lèvres.

- Bah trouver un moyen de le faire parler... ordonne-t-il froidement. Tabassez-le, noyez-le, peu m'importe du moment qu'il nous révèle où est la fille !

Je réfléchis à toute vitesse. De toute évidence, Adam refuse de coopérer pour leur donner la localisation du campement. Loin de me rassurer, je ne peux refouler la profonde inquiétude qui me sert les entrailles lorsque je m'imagine par quel « moyen » les hommes d'Octavius vont le faire parler. Il faut que je le retrouve, et vite ! Mais avant ça, des renforts.

Recroquevillée derrière mon arbre, je guette les déplacements de l'homme, pressée qu'il s'éloigne suffisamment pour que je puisse contacter Hartmann. Les mains tremblantes, je prends mon mal en patience, chassant difficilement les images d'un Adam torturé de mon esprit. Ne surtout pas agir avec empressement, Will, me morigéné-je mentalement, sinon, on est fichu. Quand j'estime qu'il est assez loin, je sors mon talkie-walkie. Le « bip » qu'il émet à l'allumage me fait tressaillir. Je tends l'oreille vers un quelconque bruit me signalant qu'on m'aurait entendu, mais rien. J'ouvre la communication.

- Ici Santiago, vous me recevez ? chuchoté-je.

- Pardon, équipe Lombardo-Santiago ? Je n'ai pas entendu, répétez s'il vous plaît...

La voix de Schuman. Zut, j'aurais préféré le coach, mais tant pis, c'est toujours mieux que rien. Craintive, je parle tout de même plus fort.

- Ici Santiago, déclaré-je d'une voix tremblante, je crois que des hommes d'Octavius sont sur l'île et qu'ils ont attrapé Adam. On a besoin d'aide.

- Vous croyez ? reprend la voix de Schuman, soudain plus attentive.

Je m'apprête à me corriger quand le craquement d'une branche tout proche me coupe dans mon élan. J'éteins aussitôt l'appareil et m'immobilise. Des bruits de pas me parviennent distinctement, à moins de dix mètres de moi. Je retiens mon souffle tandis que ma vision se brouille de larmes. Finalement, l'homme s'éloigne de nouveau. Je relâche l'air de mes poumons, vaguement soulagée quand une pensée me ramène à la réalité.

Adam.

Il faut que je le retrouve.

Lentement, je me redresse. Hésitante, j'ignore dans quelle direction partir, j'ignore jusqu'à où chercher. Puis un souvenir me revient en mémoire : « tabassez-le, noyez-le, peu m'importe du moment qu'il nous révèle où est la fille ! ». « Noyez-le ». Je frissonne devant l'horreur qu'Adam doit subir en ce moment même. Mais au moins, j'ai une piste. « Noyez-le ». Ils doivent se trouver au bord du ruisseau, mais à un endroit assez large et profond pour mettre la menace à exécution... Après m'être assurée que la voix est libre, je ne perds pas une seconde avant de me diriger vers le cours d'eau.

Je m'efforce d'avancer prudemment, sans précipitation, prenant le temps de guetter le moindre signe de présence avant de me déplacer. A mesure que le clapotis de l'eau me parvient distinctement, je ralentis encore pour plus de discrétion. Ma lenteur m'exaspère devant le danger que court mon partenaire, mais je m'oblige à rester calme et lucide. Le ciel est de plus en plus clair, ce qui me facilite les mouvements. Néanmoins, loin de m'enchanter, la lumière me prive du couvert de l'obscurité. Plus j'approche du lit de pierre dans lequel serpente le ruisseau, plus les cachettes s'espacent, me contraignant à parcourir de longues distances à découvert. Mais des voix m'indiquent que je suis sur la bonne voie, proche du but.

Et en effet, des ombres humanoïdes amassées en demi-cercle autour d'une silhouette accroupie ne tardent pas à apparaître devant moi. A contre-cœur, j'observe la scène qui se déroule sous mes yeux. Le cœur serré et la vision brouillée par les larmes, je regarde, impuissante, un homme à l'allure d'ours se dresser devant mon partenaire, maintenu à genoux par deux autres complices. Je retiens de justesse un cri d'effroi quand il abat son poing sur le visage d'Adam. La tête de ce dernier part en arrière sous le choc. Sonné, il bat des paupières avant de cracher une gerbe de sang sur l'herbe à ses pieds.

- Tu aimes jouer au héros, petit ? le nargue son bourreau. Ne perds pas ton énergie à t'infliger tout ça, on la trouvera quoi qu'il arrive. Rien ne te force à souffrir ainsi, il suffit de nous dire où elle est, on gagnera du temps.

Mais sa diatribe ne lui vaut rien de plus qu'un haussement de sourcils provocateur de la part de sa victime. Vite effacé lorsqu'un énième coup l'atteint en plein thorax. Le souffle coupé, Adam peine à respirer tandis que son visage se crispe de douleur. En plein dans ses côtes déjà meurtries. Je me laisse aller contre un arbre, incapable de supporter mon poids. Dis-leur où je suis, Adam ! dis-le-leur avant qu'il ne soit trop tard... Mais il n'en fait rien. Borné, il se contente de durement redresser les épaules, ce qui lui vaut un troisième coup au visage. Il ne dira rien, j'en suis certaine. Mais à ce rythme, il sera bientôt dans un état lamentable... Il faut que j'intervienne et vite. Mais que faire ?! J'étudie mon environnement en quête d'un outil pour faire diversion. Désespérée, je ne vois rien qui puisse s'avérer utile quand mon regard est attiré par un talus rocheux sur lequel pousse une plante intéressante à quelques mètres. Les concombres gicleurs ! Je tâte ma poche pour vérifier la présence du couteau pliant à l'intérieur avant de m'avancer avec une extrême prudence jusqu'au talus. Remerciant mentalement mon partenaire de m'avoir appris leur existence, je coupe délicatement plusieurs branches avant de revenir sur mes pas, surveillant du coin de l'œil l'évolution de la situation au bord du ruisseau.

L'ogre s'apprête à frapper de nouveau quand son talkie-walkie l'interrompt. Je me fige en saisissant les propos de l'interlocuteur.

- On a trouvé leur campement, mais aucune trace de la gamine.

Adam tente de rester impassible, mais même de loin, je perçois ses muscles se tendre d'angoisse pour moi. Il scrute fiévreusement les environs, sans vraiment s'attendre à m'apercevoir aux alentours quand tout à coup, nos regards se croisent. Son visage se fige d'horreur l'espace d'un instant puis, d'un très léger mouvement, il secoue la tête, m'enjoignant par ce geste à m'enfuir. Ce que je refuse de faire et il le comprend bien vite... Alors pour éviter qu'un de ses assaillants ne tournent les yeux dans ma direction, Adam se déchaîne sous la poigne des deux hommes qui le retiennent.

- Alors tu ne nous sers plus à rien, conclue l'ogre en s'avançant d'un pas.

Les épaules en arrière, menaçant, il sort de sa ceinture un large couteau. Adam redouble d'énergie, tente de se débattre, mais les deux autres complices le maintiennent fermement au sol. Peinant à pleinement l'immobiliser, l'un deux le frappe violemment au visage dans le but de l'assommer. Sa tête part sur le côté, dodelinant mollement tandis qu'il peine à rester lucide. Le couteau de l'ours approche de son visage, Adam essaie de s'y soustraire vainement...

Devant l'urgence d'intervenir, je ne prends pas le temps d'approcher au plus près de leur cercle pour lancer mon arme de fortune, fonçant sans m'arrêter dans leur direction. Secoués en tous sens, les fruits quittent leur branche, expulsant une myriade de graines noires dans toutes les directions. Adam est le seul à comprendre ce qu'il se passe tandis que ses assaillants se protègent comme ils peuvent des petits missiles propulsés par les concombres gicleurs. Malheureusement, je n'ai guère de contrôle sur la direction que prennent les graines et personne n'est épargné, Adam et moi y compris. Libéré, mon compagnon se relève d'un bond au moment où j'arrive à sa hauteur. Saisissant sa main au vol, je l'entraîne à ma suite. L'effet de surprise passé, les trois hommes réagissent promptement et se mettent aussitôt à notre poursuite. Nous courons de toutes nos forces à travers bois, l'adrénaline galvanisant chacun de nos muscles. Terrorisée, je m'enfonce sans réfléchir dans le bois, je cours avec l'énergie du désespoir, toute rationalité désormais très loin de ma conscience quand Adam me tire violemment contre lui, nous jetant à terre au milieu des broussailles. Prise au dépourvue, je manque de hurler, mais sa main se plaque sur ma bouche, ravalant mon cri. Le choc me coupe le souffle. Ecrasée sous son poids, je ne peux qu'attendre. Nos respirations affolées se mêlent tandis que des bruits de courses matraquent le sol à moins d'un mètre de nous, quelques instants plus tard. Même après ça, nous restons encore un long moment cachés pour s'assurer que personne d'autre n'arrive.

Estimant le danger immédiat passé, mon partenaire se redresse de moitié pour conserver la protection des fourrés qui nous dissimulent. Accroupi, il tend sa tête méchamment amochée pour étudier les environs. Certain que nous sommes seuls, il prend le temps de m'observer afin de s'assurer que je vais bien. Un hématome d'un noir d'encre s'étend sur toute la partie droite de son visage tuméfié, son œil tout juste entre-ouvert, mais il sourit. D'un grand et profond sourire duquel déborde une multitude de sentiments : soulagement, bonheur pur d'être ensemble... Bouleversée, je me jette à ses bras. L'espace d'un instant, j'ai vraiment cru que j'allais le perdre. Surpris par mon étreinte, il me serre brièvement contre lui avant de m'obliger à le libérer, le visage contrit. Je me secoue ; nous n'avons pas le temps pour ça, il a raison. Il me scrute un instant, m'interrogeant silencieusement. De nouveau à peu près lucide, je hoche la tête.

- J'aurais dû embarquer le talkie, regrette-t-il inutilement. On aurait pu prévenir Hartmann pour qu'ils nous envoient des secours...

- Schuman est au courant, le rassuré-je la voix vacillante. Mais j'ai pas pu attendre ses consignes, Rangers était tout proche, il allait me trouver...

Apaisant, il presse délicatement ma main, m'assurant que j'ai bien fait.

- J'ai le talkie avec moi, terminé-je.

Mais il secoue la tête.

- Trop dangereux. S'ils ne sont pas totalement idiots, ils doivent se douter qu'on va appeler au secours et chercher notre fréquence, s'ils ne l'ont pas déjà.

Je baisse la tête, désespérée. Schuman aurait pu me donner des indications pour nous tirer de là ! Si seulement je n'avais pas eu aussi peur, j'aurais pu rester assez longtemps au bout du fil ! Nous voilà pris au piège et sans défense, par ma faute ! Apitoyée, il s'approche de moi pour me relever le menton, plongeant son regard métallique dans le mien.

- C'est pas le moment de flancher, Mini-Portion, m'encourage-t-il. T'as géré pour me venir en aide, on va cartonner pour leur échapper, d'accord ?

J'acquiesce, en essuyant mes joues humides. Pour commencer, il faut qu'on bouge. Nos trois poursuivants ont certainement compris notre mascarade et vont donc revenir sur leur pas. Certains qu'il n'y a pas âme alentour, Adam me fait signe de sortir de notre abri.

Attentifs aux sons environnants, nous nous déplaçons de cachette en cachette de façon à nous éloigner le plus possibles des hommes d'Octavius. Nous dévions à chaque grésillement de radio, chaque ordre lancé à travers la forêt, à chaque craquement. Main dans la main, nous progressons d'une lenteur affolante, soucieux de nous mouvoir discrètement et en silence. Bientôt, nous arrivons dans un petit espace à découvert qui s'élève à perte de vue. Coincés, on s'apprête à changer de direction quand de nouveaux bruits nous imposent l'immobilité. L'oreille tendue, je situe un groupe d'hommes sur notre droite, mais pas seulement. Je fronce les sourcils, tentant de les localiser avec précision. Mon cœur loupe un battement quand j'y parviens enfin : il y a trois équipes. Une sur notre droite, une sur notre gauche et une derrière nous.

Ils nous encerclent.

L'expression affolée que me renvoie Adam confirme mon intuition. Nous nous sommes fait avoir comme des bleus... Notre dernière issue, c'est la montée à découvert. Nous nous élançons d'un parfait ensemble. Nous mobilisons nos dernières forces dans ce sprint pour la gravir avant eux, priant de pouvoir les prendre de vitesse et nous enfuir.

Seulement rien ne se passe comme prévu. Au sommet, le terre s'interrompt brusquement sur l'océan en contrebas, dont les eaux sombres, ombragés, ne laissent rien deviner de la profondeur. Les puissantes vagues de l'Atlantique caressent la roche de la falaise. Derrière nous, les hommes d'Octavius crient et se déploient tout autour de nous. Ils seront sur nous dans un instant. J'étudie la falaise. A vue d'œil, elle ne doit pas dépasser les dix mètres de haut. L'océan paraît relativement calme. Si l'on saute loin et bien droit, c'est jouable. Une chance sur deux. De toute façon, si on ne tente rien, nous sommes fichus.

Je croise le regard d'Adam, mélange de désespoir et du fin vestige d'espoir qu'un miracle se produise. Le mien est déterminé. Il secoue la tête quand il comprend mon intention.

- Tu es folle, on va y passer, proteste-t-il.

- A coup sûr si on reste planté-là, rétorqué-je. Sauter est notre dernière option.

- Je suis pas sûr que...

Puis je me rappelle sa phobie du vide. Je lui tends la main.

- Si je te fais suffisamment confiance pour te suivre dans un sous-terrain, pourras-tu m'accorder la tienne pour sauter de cette falaise ?

Nos assaillants ne sont plus qu'à quelques mètres, le temps presse.

Il hésite. Il finit par hocher la tête. Je soupire de soulagement.

- Vas-y d'abord, tranche-t-il.

Je fronce les sourcils, inquiète qu'il ne me suive pas si j'obtempère.

- Vas-y, répète-t-il. J'oserai jamais si tu n'y vas pas avant moi.

Sa voix s'amoindrit sur cet aveu de faiblesse. Je presse sa main.

- Tu me promets de me suivre ?

Il hoche la tête et une lueur déterminée habite maintenant ses yeux.

- Promis.

Le cœur battant, et très inquiète qu'il ne tienne parole, je m'élance tout de même dans le vide. J'ai confiance en lui. 

La chute me paraît durer qu'une fraction de seconde. L'espace d'un instant, je me sens légère comme une plume, en suspension au-dessus de la mer immense. Puis la gravité fait son œuvre, le sol m'appelle à lui et je tombe à une vitesse vertigineuse. Le vent hurle à mes oreilles et l'impact se répand dans tout mon corps. Ma cheville irradie sous le choc et la morsure du sel sur ma plaie est une véritable torture. Je m'enfonce encore et encore sous la surface de l'eau avant de me remonter à l'air libre. Mon corps est balloté par la houle vigoureuse, mais je parviens à garder la tête hors de l'eau. Surtout ne pas paniquer, détendre mes muscles pour ne pas finir tétanisée. Une fois stable, je regarde aussitôt le sommet de la falaise. La silhouette de mon compagnon s'y découpe encore dans la lueur du petit matin. Plusieurs autres silhouettes se devinent dans son dos. Il s'éloigne du vide. Une rage profonde s'empare de moi quand je comprends qu'il m'a menti. Qu'il n'a pas tenu sa promesse. Qu'il m'a trahi.

Puis il se jette dans le vide. 

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