#Chapitre 54

- Vous serez proies.

La sentence tombe de la voix grave de M.Hartmann. Adam et moi, penchés vers notre talkie-walkie, échangeons un regard complice.

A la même heure hier matin, nous débarquions sur l'île de l'épreuve. Dotée d'un doux climat subtropical, de forêts verdoyantes et d'eau claire, nous n'avions eu aucun mal à nous lancer dans ce jeu de survie en autonomie. Equipés d'un minimum d'affaires, limitées par nos profs à cinq objets par personne en plus de la tente, de deux duvets et du talkie-walkie, nous nous étions préoccupées en priorité de nos provisions d'eau et de nourriture afin d'être libres de déplacement lorsque les Traqueurs et les Proies seraient désignés et que la « chasse » débuterait. Puis nous avions monté notre campement dans une minuscule clairière escarpée.

- Confirmation ? reprend la voix grésillante de notre professeur de voile.

- Bien reçu, coach, approuve Adam.

Ce dernier s'apprête à couper la communication lorsque notre entraîneur me rappelle.

- J'oubliais : Santiago, ton bracelet peine à capter tes constantes. Il doit être mal positionné. Peux-tu changer cela ?

Surprise, je relève mon poignet pour étudier le fin bracelet tout de noir qui transmet en temps et en heure ma géolocalisation, mon rythme cardiaque, ma tension, mon taux d'hydratation et de nutrition ainsi que ma température corporelle à l'équipe qui encadre l'épreuve. Peu convaincue, je tente tout de même de repositionner le capteur pleinement sur la veine qui s'étend dans mon bras.

- C'est mieux ? interrogé-je.

- Oui, merci. Je vous laisse réfléchir à la stratégie que vous allez adopter pendant cette semaine. J'attends votre compte rendu ce midi au plus tard. Bonne journée, les jeunes.

Ce coup-ci, Adam éteint l'appareil avant de le ranger dans la poche de son treillis. Il m'adresse un regard interrogateur en me tendant un sac rempli d'arbouses cueillies la vieille. J'en prends une poignée avant de m'asseoir, prête pour établir notre plan d'attaque. Cette épreuve représente un véritable enjeu pour Adam comme pour moi, et nous sommes déterminés à faire des étincelles.

- On sait que sur les vingt-quatre binômes participant, dix sont des traqueurs, récapitule mon partenaire. Si eux ont le droit de collaborer entre eux, nous les proies avons interdiction de nous entraider. Statistiquement, je pense que sur les deux premiers jours, un tri va être fait chez les Proies, beaucoup d'équipes devraient se faire attraper et ramener au camp des Traqueurs. Il va falloir qu'on soit rusé et prudent si on ne veut pas tomber sur eux.

- En toute logique, réfléchis-je à voix haute, ils devraient d'abord rechercher vers les points d'eau douce même s'ils ne sont pas assez nombreux pour tous les surveiller. Limite, si j'étais eux, je me posterais, dissimulée, au bord d'une rivière ou d'un étang assez facile d'accès et j'attendrais simplement qu'un duo de proies viennent se ravitailler pour leur tomber dessus.

Mais nous y avons pensé. Nous avons prévu nos réserves d'eau pour tenir deux jours, voire trois si on économise correctement. Nous ne devrions pas avoir besoin d'approcher d'un cours d'eau dans l'immédiat. Cela dit, aujourd'hui, les Traqueurs doivent sûrement rejoindre le point de ralliement qui leur a été transmis. Il est donc possible que les points d'eau ne soient pas encore pris d'assaut alors que si on attend deux jours, on leur laisse le temps de s'installer... Je fais part de ma réflexion à Adam.

- Il nous faut donc trouver une source discrète qu'ils ne devraient pas surveiller...

Plus facile à dire qu'à faire, nous sommes sur une île sauvage dont nous ignorons tout.

- Il doit y en avoir dans les hauteurs, reprend Adam en observant l'imposante montagne volcanique qui nous surplombe. Mais si on reste immobile, ils nous trouveront tôt ou tard. Si on bouge, on risque de les croiser par inadvertance...

Je médite ses paroles. Aucune de ces deux options n'offrent une sécurité confortable, il n'y a sûrement pas de plan miracle... Après un profond débat, nous finissons par opter de rester en mouvement. L'eau constituera notre principal point faible ; si nous devions trouver de la nourriture à peu près n'importe où, pour l'eau, ce sera une autre histoire. S'établir à un endroit et ne plus en bouger n'est pas envisageable : tôt ou tard, ils nous trouveront puis cela signifierait rester attacher à une seule source, nous rendant plus vulnérables.

Nous prévenons brièvement M.Hartmann de notre décision avant de replier le camp. Une fois prêts, le soleil est déjà bien haut dans le ciel. La montre d'Adam indique dix heures passées. Nous prenons la direction de la montagne. Rester près des plages nous offrirait un cadre plus confortable, un accès facilité à l'eau et à la pêche, mais ce serait justement la solution de facilité. Beaucoup des élèves feront ce choix, les traqueurs iront donc en priorité vers les extrémités de l'île plutôt que de s'aventurer dans les hauteurs plus rudes.

Attentifs au moindre bruit nous environnant, nous nous enfonçons dans les bois drus le plus silencieusement possible, lentement. De temps à autres, nous nous arrêtons pour cueillir quelques mûres, arbouses et orties. J'en profite également pour récupérer deux morceaux de bambou fins, mais solides, parfaits pour la pêche.

La discrétion nous oblige à avancer prudemment, sans précipitation, le pied sûr, mais léger. Peu à peu, le terrain s'élève en pente de plus en plus abrupte. Nous progressons difficilement sur la piste sauvage et escarpée, ralentis par d'épais fourrés qui s'accrochent à nos vêtements et le dénivelé. Mon souffle s'accélère et mes muscles s'échauffent, s'assouplissent à mesure que nous grimpons sur l'étroit sentier provoqué par le passage régulier d'animaux. A quelques pas derrière moi, la respiration d'Adam se fait beaucoup trop rapide, sifflante. Je l'observe à la dérobée. Le visage crispé, les mâchoires serrées, il fixe le sol avec obstination, comme pour se forcer à mettre un pied devant l'autre. Une fine pellicule de sueur recouvre son front. Je devine sans mal que ses côtes le font souffrir, même s'il ne dit rien. N'y tenant plus, je cède la première :

- On fait une pause ? proposé-je innocemment, sachant pertinemment qu'il ne le fera pas de lui-même. J'ai les jambes en coton !

Il hausse un sourcil suspicieux. Loin d'être dupe, il a tout à fait conscience que je gravis la montagne avec aisance et que si je m'arrête, c'est pour le soulager lui.

- On a bien marché en plus... insisté-je.

- Tu ne me feras pas croire que t'as mal aux jambes, Will, rétorque-t-il, sombre. Tu grimpes comme un bouquetin en pleine forme... Je sais que tu le fais parce que tu as pitié de moi, mais je ne suis pas handicapé, tu sais ? On continue.

Wow. Je le savais fier, mais pas à ce point... Je retrouve le Adam obstiné et orgueilleux qui a refusé catégoriquement de décharger un peu de son sac dans le mien sous prétexte que c'est à lui de m'alléger et non l'inverse. Quel crétin macho, je vous jure !

Ma bonne humeur s'évapore en un instant devant son attitude ridicule. Nous avons une semaine à tenir. Si déjà le deuxième jour, ses blessures le ralentissent à ce point, nous n'irons pas bien loin. Je le fusille du regard, retournant sur mes pas pour lui faire face, le doigt dressé devant lui.

- Alors primo, espèce d'abruti fini, je te rappelle qu'on a encore cinq jours sur cette île à passer et que t'es déjà en train de t'épuiser. A ce rythme, demain soir, on est fichu. Alors non, je ne te prends ni en pitié ni pour un handicapé – encore que cette fierté stupide qui t'interdis de faire une pause doit à elle-seule être largement handicapante – je te demande juste de t'économiser pour qu'on tienne jusqu'au bout ! On a bien avancé, ce n'est pas une petite pause qui va nous conduire à notre perte ! Par ailleurs, tu es blessé et c'est un fait ! Pas besoin de nous la jouer vaillant chevalier qui continue jusqu'à en crever, je ne veux juste pas que ta blessure s'aggrave ! C'est trop te demander ?! Alors maintenant tu enlèves ton sac et tu poses tes fesses sur ce caillou avant que je m'énerve pour de bon !

Je reprends mon souffle sous ses yeux écarquillés, surpris par mon soudain élan de fureur. Il lève les mains devant lui, en signe de reddition puis, doucement, fait passer les bretelles de son sac à dos par-dessus ses épaules pour le poser au sol. Il s'assoit à l'endroit indiqué.

- Satisfaite ? me lance-t-il ironiquement.

- Oui. Deuxio, si je voulais m'arrêter, en vérité, c'est parce que je meurs de faim ! baragouiné-je en m'installant à mon tour.

Un sourire timide effleure les lèvres de mon compagnon.

- Quoi ?! le tancé-je.

- Rien, rien, élude-t-il, son sourire s'élargissant grandement. Je me disais juste qu'avec l'excuse de ton estomac, là, j'aurais bien voulu te croire tout de suite...

Je me mords les lèvres pour retenir le sourire qui me vient. Non, mais ?! Je suis furieuse contre lui et le voilà qui se moque ouvertement de moi ?! Je vais lui faire ravaler son sourire de benêt moi ! Je lui lance au visage un sachet de baies qu'il attrape au vol, mort de rire. Je détourne les yeux pour conserver mon expression colérique, je refuse catégoriquement d'accorder la moindre attention à ce singe hilare, mais cela n'a guère d'effet. Alors qu'il m'envoie une pigne de pin dessus, j'éclate de rire à mon tour.

Pris d'un fou-rire, nous peinons à retrouver notre calme. Le souffle court et les bras serrés autour de mes abdominaux douloureux, les larmes me montent aux yeux tandis que mon partenaire rit à gorge déployée, se tenant lui aussi le ventre. Si sa blessure le fait souffrir, cela ne l'empêche pas d'être hilare et j'éprouve un profond soulagement. S'il peut rire sans avoir mal, ses côtes ont dû peu à peu se remettre et sa blessure ne sera bientôt qu'un lointain souvenir. Notre fou-rire s'apaise doucement, puis, totalement éteint, Adam me lance avec une expression d'enfant innocent :

- T'es plus fâchée ?

Je soupire, vaincue.

- Seulement si tu fais un effort pour ne pas trop forcer... capitulé-je.

- Promis.

D'humeur plus légère, nous avalons une bonne dose de baies, mais rationnons notre eau. Si le repas suffit à soulager mon estomac de sa faim, mon palais, lui, n'est guère enchanté par ce menu exclusivement composé de mûres et d'arbouses. Ce soir, je pêche ! Notre maigre pitance avalée, nous nous préparons à reprendre notre chemin. Je surveille du coin de l'œil le moindre signe de douleur que pourrait laisser échapper Adam, mais lorsqu'il s'aperçoit que je l'observe, il m'offre un clin d'œil.

- Ça va mieux ta côte ? m'assuré-je malgré tout.

- Mais oui, m'assure-t-il en soupirant d'exaspération. Puis je suis un homme robuste, tu sais ?

A ces mots, il adopte une posture conquérante, les deux bras levés, tout en muscles bandés pour illustrer son propos. Je lève les yeux au ciel.

- Whaou, ironisé-je, trop de virilité en toi...

- Tu vas me blesser... déclare-t-il, faussement vexé.

- Mais non ! tu es si robuste !

Il ouvre la bouche comme s'il allait répondre, mais rien ne sort. Finalement, un grand sourire relève la commissure de ses lèvres.

- Touché, s'avoue-t-il vaincu.

Je dresse la tête avec supériorité, fière de lui avoir cloué le bec.

- Allez ! En route, décrété-je avant qu'il ne trouve à répliquer. 

***

Le soir même, peu avant la nuit tombée, nous décidons de monter le camp dans une petite clairière abritée du vent, non loin d'une petite résurgence d'eau d'une clarté hypnotisante, trop loin et trop escarpée pour que les Traqueurs se soient déjà positionnés autour. D'un parfait ensemble, nous lâchons nos sacs au sol et un soupir de soulagement. Une journée entière à gravir la montagne nous a épuisés. Je roule des épaules pour les soulager, endolories par les sangles de mon sac qui ont lourdement appuyé dessus. Adam me tend une gourde que l'on s'autorise à boire intégralement. Pendant qu'il monte notre tente, je creuse un trou d'une trentaine de centimètres de profondeur, que je tapis de grosses pierres plates. J'y entrepose ensuite de la paille pour y allumer un feu dans lequel je rajoute de nouvelles pierres pour les faire chauffer également.

- Tu nous fais un feu ? s'étonne mon partenaire, peu emballé par mon initiative.

- Ce sera juste pour cuire du poisson, le rassuré-je. Tant qu'il fait jour, la lumière ne se voit pas et le vent dissipe la fumée. Dans une heure, les pierres seront assez chaudes pour qu'on puisse cuire un poisson sans avoir besoin de feu.

- Et tu sais pêcher ?

J'attrape les deux morceaux de bambou que j'avais prévu dans ce but, avant de hocher vigoureusement la tête. Je fends leur extrémité en trois parties avant de glisser de très fins bouts de bois dans les fentes afin de les tenir écarter. J'enroule ensuite un morceau de para-corde effilée autour pour maintenir le tout. Ma lance de fortune prête, je relève les pans de mon pantalon de treillis, me déchausse puis plonge mon pied dans l'eau tumultueuse. Sa froideur m'arrache un frisson, mais je continue de m'avancer dans le cours d'eau jusqu'à un petit espace suffisamment plat pour que le courant me laisse assez de visibilité pour voir les poissons qui passent à mes pieds. Mes premières tentatives laissent à désirer : les deux premières n'ont même pas toucher leur cible et la troisième n'a fait que ça, l'effleurer...

Derrière moi, j'entends Adam s'installer sur la rive pour m'observer à l'œuvre. J'inspire un grand coup en me remémorant les conseils de mon grand-père. Être détendue, vive et agile. Au quatrième essai, ma lance se loge dans la chair tendre d'un poisson qui se débat péniblement. Une fois que j'ai attrapé un deuxième poisson, mon partenaire et moi nous chargeons de les vider et de les écailler avant de les enrouler d'une épaisse couche de larges feuilles et de les mettre sur les pierres chauffées et recouvrir le tout de terre pour nous laisser aucune fumée s'échapper.

- Une heure de cuisson et ça devrait être bon, déclaré-je.

- D'où est-ce que tu sais tout ça ? me demande Adam, curieux. Je veux dire, tu sais pêcher, préparer et cuire du poisson, tu fais la différence entre les fruits comestibles sans aucune difficulté, tu nous as orientés avec le soleil, un bout de bois et deux pierres... Si ma mémoire est bonne, c'est moi qui étais censé t'aider à avoir une excellente note, pas l'inverse !

Je souris tristement aux souvenirs que fait remonter en moi sa question.

- Comme tu le sais déjà, commencé-je sans oser le regarder au risque qu'il s'aperçoive de l'humidité de mes yeux, mon grand-père était un grand aventurier. Il adorait passer des jours voire des mois dans des paysages grandioses et se débrouiller seul pour se nourrir, se laver, s'abriter... Et il avait horreur de tous les gadgets de camping qu'on trouve maintenant. Plus jeune, il partait régulièrement avec des guides pour apprendre de nouvelles techniques de survie propres à certains cadres particuliers de la nature : montagne, forêt tropicale, désert de sable, landes, toundra... Puis il m'a tout appris à son tour : se repérer, s'orienter, cueillir, chasser, pêcher, trouver et purifier de l'eau, se chauffer, se construire un abri, se soigner... Il a même essayé de m'enseigner la chasse à l'arc, mais si je sais me fabriquer un arc, pour la chasse elle-même, je suis vraiment nulle !

Une larme menace de couler le long de ma joue alors je l'essuie avec empressement avant qu'elle ne s'échappe.

- Il avait l'air vachement cool, ton grand-père, commente Adam avec bienveillance.

- Il était très original, mais super, oui, confirmé-je. Puis je me rends compte que ses enseignements me sont d'une grande utilité jusqu'à présent. C'est lui qui m'a forcé à entretenir mon endurance en mer, qui m'a initié en premier au combat même si ce n'était que les bases des bases et qui a pour beaucoup participé à ma scolarité même si j'étais inscrite au CNED. Tout ce que je connais de l'Histoire, des langues, de la Géographie et de la Géopolitique, c'est grâce à lui. Ce sont ses enseignements qui font que ce sont les seules matières où je ne décroche pas en cours. Parfois, je me demande s'il ne se doutait pas que je finirais ici...

Adam réfléchit longuement, le visage levé vers le soleil couchant.

- Ce n'est vraiment pas impossible. Je veux dire, ton père, ton grand-père, ton arrière-grand-père et j'en passe ont étudié ici. Même si ton père t'a laissé vivre sur le bateau de ton grand-père pendant plusieurs années, il avait peut-être déjà en tête de t'envoyer aux Neuf Muses un jour ou l'autre.

- Sûrement, oui...

- Et si on mangeait ? reprend mon compagnon pour me changer les idées.

Aussitôt, il se redresse pour libérer nos poissons de leur tombeau de pierres et de terre. Légèrement trop cuits, leur chaire reste largement plus savoureuse et rassasiante que nos baies, ce qui ne nous empêche pas d'en manger quelques-unes en guise d'accompagnement. Une fois repus, nous rangeons nos affaires avant de nous préparer à dormir dans la tente. Exténuée, je ne mets guère longtemps avant de sombrer dans les limbes d'un sommeil sans rêve...

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